Dans le vacarme ambiant, alors que nous sommes comme ensevelis, submergés, asphyxiés par tout ce qui fout le camp et explose dans le monde, au point de ne plus vouloir voir et entendre pour préserver sa santé mentale, quelques appels méritent d’être mis en lumière. Parce qu’ils nous invitent, au-delà de la mêlée, à ne pas abdiquer face à la nécessité de replacer l’humain, et l’engagement humain, au cœur de notre réflexion et de nos actions.
Il en est ainsi de la lettre adressée cette semaine par Craig Mokhiber, pour expliquer sa décision de démissionner en tant que directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat des Nations Unies des droits de l’homme. En raison de ce qu’il considère comme un « génocide » des civils palestiniens à Gaza sous les bombardements israéliens. Estimant que les Nations Unies manquent à leur devoir de protéger les civils palestiniens, alors que les États-Unis, le Royaume-Uni et une grande partie de l’Europe se portent complices de ce qu’il qualifie comme un « horrible assaut » et un « massacre en masse du peuple palestinien ».
L’Américain Craig Mokhiber est une figure importante des Nations Unies où il travaille depuis 1992. Il y a coordonné les travaux concernant une approche de développement basée sur les droits de l’homme. Il a aussi été conseiller principal en matière de droits de l’homme en Palestine, en Afghanistan et au Soudan. Dans sa lettre adressée le 28 octobre dernier à Volker Turk, Haut Commissaire aux droits humains de l’ONU, il dit écrire « à un moment de grande angoisse pour le monde. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l’Organisation que nous servons semble impuissante à l’arrêter ».
Au-delà, la lettre de Craig Mokhiber nous renseigne très efficacement sur le cynisme, voire l’injustice des mécanismes des relations internationales. Celui qui rappelle avoir également travaillé dans les lieux d’intervention de l’ONU à Gaza mais aussi lors des génocides contre les Tutsis au Rwanda, les musulman.e.s bosniaques, les Yazidis et les Rohingyas, écrit : « Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et à notre obligation de rendre des comptes aux auteurs de ces actes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions à l’encontre des Palestinien.ne.s depuis la création des Nations Unies. Monsieur le Haut Commissaire, nous échouons à nouveau », écrit Craig Mokhiber.
Il précise qu’en tant qu’avocat spécialisé dans les droits de l’homme, fort d’une expérience de plus de trente ans dans ce domaine, il sait bien que le concept de génocide a souvent fait l’objet d’abus politiques. « Mais le massacre actuel du peuple palestinien, enraciné dans une idéologie coloniale ethno-nationaliste, dans des décennies de persécution et d’épuration systématiques avec comme unique prétexte leur identité arabe, et associé à des déclarations d’intention explicites de la part des dirigeant.e.s du gouvernement et de l’armée israéliens, ne laisse place ni au doute ni au débat. À Gaza, les maisons de la population civile, les écoles, les églises, les mosquées et les établissements médicaux sont attaqués sans raison et des milliers de civil.e.s sont massacré.e.s. En Cisjordanie, y compris à Jérusalem occupée, les maisons sont saisies et réaffectées en fonction de la race, et de violents pogroms de colons sont accompagnés par des unités militaires israéliennes. Dans tout le pays, l’apartheid règne. Il s’agit d’un cas typique de génocide », affirme-t-il.
Craig Mokhiber va encore plus loin dans sa dénonciation. Pour lui, « le projet colonial européen, ethno-nationaliste, de colonisation de la Palestine, est entré dans sa phase finale, laquelle vise la destruction accélérée des derniers vestiges de la vie palestinienne indigène en Palestine. Qui plus est, les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et d’une grande partie de l’Europe sont totalement complices de cet horrible assaut. Non seulement ces gouvernements refusent de s’acquitter de leurs obligations conventionnelles d’assurer le respect des conventions de Genève, mais ils arment activement les assaillants, fournissent un soutien économique et des renseignements, et couvrent politiquement et diplomatiquement les atrocités commises par Israël », dénonce-t-il.
Dans de telles circonstances, l’ONU est plus que jamais appelée à agir de manière efficace et en accord avec ses principes de base. « Mais nous n’avons pas relevé le défi », assène-t-il, soulignant que le pouvoir de protection qui revient normalement au Conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l’intransigeance des États-Unis, le Secrétaire Général est attaqué pour la moindre protestation, et « nos mécanismes pour la défense des droits de l’homme font l’objet d’attaques calomnieuses soutenues par un réseau en ligne organisé pour en assurer l’impunité ».
Craig Mokhiber estime que l’ONU a été détournée de son devoir essentiel de défense du droit international, des droits humains et de la Charte elle-même. « Le mantra de la « solution à deux États » est devenu ouvertement une plaisanterie dans les couloirs de l’ONU, à la fois pour la réelle impossibilité absolue de sa réalisation et pour son complet manquement à tenir compte des droits humains inaliénables du peuple palestinien. La déférence (formulée par les États-Unis) aux « accords entre les parties elles-mêmes » (au lieu qu’au droit international) a toujours été une légèreté transparente, destinée à renforcer le pouvoir d’Israël sur les droits des Palestinien.ne.s occupé.e.s et dépossédé.e.s de leur bien », dénonce-t-il.
Il rappelle que lorsqu’il est arrivé à l’ONU, il y a trouvé une institution fondée sur des principes et des normes qui était résolument du côté des droits humains, y compris dans les cas où les puissants – les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe – n’étaient pas de leur côté. « Alors que mon propre gouvernement, ses institutions subsidiaires et une grande partie des médias américains soutenaient ou justifiaient encore l’apartheid sud-africain, l’oppression israélienne et les escadrons de la mort en Amérique centrale, les Nations Unies défendaient les peuples opprimés de ces pays. Nous avions le droit international de notre côté. Nous avions les droits humains de notre côté. Nous avions les principes de notre côté. Notre autorité était ancrée dans notre intégrité. Mais ce n’est plus le cas ».
Pour lui, au cours des dernières décennies, des éléments clés des Nations Unies, cédant au pouvoir des États-Unis et à « leur peur du lobby israélien », ont abandonné ces principes et ont tourné le dos au droit international lui-même. « Nous avons beaucoup perdu lors de cet abandon, notamment notre crédibilité mondiale. Mais c’est le peuple palestinien qui en a subi les plus grandes pertes du fait de nos échecs (…) Que l’on se souvienne aussi que les Nations Unies sont entachées du péché originel d’avoir facilité la dépossession du peuple palestinien en ratifiant le projet colonial européen : s’emparer des terres palestiniennes pour les remettre aux colons. Nous avons beaucoup à expier ».
Loin de se cantonner à un constat désabusé et fataliste, Craig Mokhiber affirme que la voie de l’expiation est claire. « Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de gens s’élèvent contre le génocide, même au risque d’être battu.e.s et arrêté.e.s. Les Palestinien.ne.s et leurs allié.e.s, les défenseurs.euses des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui clament « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu’à les suivre (…) Lorsqu’on cherche à nous faire taire par des calomnies, nous devons élever la voix, et non baisser le ton. J’espère que vous conviendrez, Monsieur le Haut Commissaire, que c’est ce que signifie dire la vérité au pouvoir », conclut Craig Mokhiber.
Quand la société civile montre la voie aux puissants de ce monde… Il y a là, en effet, beaucoup à apprendre. Et garder vivant l’espoir que tout n’est pas perdu, que l’humain, ensemble, peut encore être agissant…