Reportage – Musée intercontinental de l’esclavage : guérir les blessures de l’histoire

Inauguré le 1er septembre dernier, et ouvert au public trois jours plus tard, le Musée de l’esclavage intercontinental lorgne le cap du Top 1 000 visiteurs. Ce musée, dont l’entrée est gratuite, est axé sur l’histoire des ancêtres et de la culture de Maurice, et si les pierres pouvaient parler, elles raconteraient l’histoire de cette falaise sur laquelle l’hôpital militaire a été bâti en utilisant trois variétés de pierres – le corail, le basalte et la brique d’argile cuite –, travaillées à la main par les esclavés. Un bâtiment qui transcende le temps, témoignant du talent et du dur labeur de ces personnes asservies et autres artisans pour façonner ce lieu emblématique en un lieu chargé d’histoire.

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C’est à travers la Commission Vérité et Justice, en 2011, pour la création d’un musée de l’esclavage portant sur l’étude des conséquences de l’esclavage et de l’engagisme depuis la période coloniale, ainsi que de son impact sur la société mauricienne, que le Musée de l’esclavage intercontinental a vu le jour. En tissant les fils du passé à travers des histoires familiales et en honorant les récits des ancêtres, une compréhension profonde émerge, permettant ainsi de guérir les blessures de l’histoire et d’ouvrir dans le même temps la voie à un avenir où priment la justice, l’équité et l’empathie.
Pour bien s’approprier les lieux, le visiteur peut se connecter avec ce bloc de corail vieux de plus de 200 ans, récupéré pour restaurer la salle du musée. Le bloc, d’une couleur rose poudrée, s’harmonise avec le lieu. L’entrée de salle a été travaillée avec de la pierre, tandis que les murs ont été érigés avec de l’argamasse, car lorsque l’architecture de l’hôpital militaire a été construite pendant la période française par Mahé de Labourdonnais pour accueillir marins, soldats et civils européens, le ciment n’était bien sûr pas encore d’actualité. Aussi, les matériaux de construction étaient composés de matières organiques, comme la pierre de corail, en plus du basalte, de l’argile et d’un mortier naturel connu sous le nom d’argamasse.
La technique de l’argamasse, révèle Rachel Moka, assistante de recherche du musée, était maîtrisée par les artisans de Pondichéry. Quant à la recette de l’argamasse, mariant traditions ancestrales et innovation, on apprend qu’elle comprend une grande liste d’ingrédients, à l’instar de chaux, de sable, de surkhi (morceaux et poudres de pots en terre cuites), de jus de noix de muscade, de mélasse et de bael (fruit en provenance de l’Inde). Le tout mélangé à de l’eau, pour donner un résultat tout en subtilité. Car derrière chaque pierre et chaque couche d’armagasse émerge le travail de force et de dur labeur des ancêtres.
C’est finalement grâce au soutien de l’US Ambassadors Fund for Cultural Preservation que le Musée de l’esclavage intercontinental a pu voir le jour, en 2023. En le visitant, on comprend d’ailleurs qu’il aura fallu briser cette falaise de corail pour en extraire des blocs en vue de la construction de l’hôpital, au 18e siècle. Une vidéo en 3D permet ainsi aux visiteurs d’assister à l’évolution architecturale de l’hôpital militaire. Maurice se devait d’ailleurs de créer ce musée en cette même place, car l’hôpital a été érigé par des esclavés, faisant de l’endroit un lieu hautement symbolique.
À propos de toutes ces personnes autrefois asservies et prisonnières de leurs maîtres, il est rappelé que les termes « esclave », « nègre/esse », « bandit », « marron » ou encore « noir », jadis utilisés pour les désigner, ont été abolis au profit d’un seul mot : « Esclavés ». Rachel Moka précise : « Une loi avait été passée où les maîtres devaient déclarer leurs esclaves. Et ils leur donnaient des noms péjoratifs, comme “Botte”, “L’assiette”, etc. Bref, les premiers mots qui leur venaient en tête. »

Voyage à travers le temps…

Telle une fenêtre sur le passé, le Musée de l’esclavage intercontinental est un voyage à travers le temps. Notamment à travers une salle introduisant les quatre piliers du musée: la reconnaissance de l’histoire, la création du musée – avec son apport scientifique et artistique –, le musée dans son intercontinentalité, et la préservation du bâtiment, pour mettre en exergue notre patrimoine. Sans oublier la maquette holographique, qui donne un aperçu de la vision du musée en 2025.
Le panneau Sime Liberté permet un survol des différentes étapes de cette déjà longue histoire. Comme 1723, année de la promulgation du Code Noir pour les Isles de France et de Bourbon, ou encore 1807, celle de l’abolition de la traite d’esclaves dans l’empire britannique, et surtout de l’abolition de l’esclavage à Maurice. Rachel Moka parle aussi de la création du Centre Mandela, de l’introduction de la langue créole, en 2006, du premier programme d’enseignement formel Kreol Morisien (Prevok-BEK) dans les collèges catholiques, du premier module de Creole Studies à l’Université de Maurice, en 2007… Ou encore du lancement du dictionnaire kreol, à l’université de Maurice, en 2012. Autant de faits mettant en exergue un souffle de renouvellement.

Rappel de mémoire

À travers ses paroles, Rachel Moka charge l’atmosphère d’un tourbillon d’émotions. Chaque salle, toutes étant parfaitement disposées, est chargée de la mémoire letan lontan. Poursuivant ses explications, elle s’arrête sur la période de mars 1685, où a été promulguée une ordonnance, préparée par Colbert et son fils, connue sous le nom de Code Noir, et dont l’objectif était de préciser la condition des esclaves noirs au regard du droit. « On a des descendants d’esclaves répertoriés comme des créoles », dit-elle.
Puis il y a cet arbre généalogique de la famille Elisabeth, dont les descendants ont mené une rude bataille pour reprendre possession des biens ayant appartenu à leur ancêtre, Elisa Elisabeth, née en 1805 à Madagascar, une apprentie du gouvernement. Son affranchissement a été déclaré le 25 mai 1835, à Port-Louis, apprend-on.
Elisa a vécu à Curepipe comme couturière et a eu une fille, Eugénie, en 1825, ainsi qu’un petit-fils, Jean-Jacques, né en 1846. Elisa est décédée non mariée civilement le 7 avril 1867. En 2009, à travers la Commission Vérité et Justice, les membres de la famille Elisabeth ont ainsi voulu retracer leurs origines grâce à l’unité de généalogie du Centre Nelson Mandela. C’est ainsi qu’ils ont découvert qu’Elisa avait acquis, le 28 mai 1841, une portion de terrain de deux arpents et 85 perches dans les Plaines-Wilhems, et qui n’était plus en possession de la famille.
Après des années de lutte, la famille a pu rétablir ses droits de propriété. Mais suite à d’autres recherches, il a aussi été révélé qu’Elisa Elisabeth avait acquis six autres terrains au cours de sa vie, précisément à Trou-aux-Cerfs. Un de ses héritiers, Nicolas Elisabeth, explique qu’Elisa était l’ancêtre de son père, Pierre Michel, qui a épousé Lorenza Jean, laquelle est aujourd’hui âgée de… 107 ans.
Le musée retient aussi l’attention du visiteur en lui montrant des aspects méconnus de la vie des esclavés à travers des représentations artistiques, qui mettent en lumière l’humanité derrière leur statut « d’esclaves ». On y trouve même la reproduction de la case d’un gardien esclave, datant de 1812, inspirée d’une lithographie produite par l’explorateur français Jacques-Gérard Milbert.

 

Albion : « Enn simitier bann esklave kinn efase »

Le côté le plus troublant de cette visite reste cependant cette salle portant l’enseigne Albion: enn simitier bann esklave kinn efase. Rachel Moka raconte qu’en effectuant des travaux sur ses terres, à Albion, un Mauricien a découvert un cimetière ainsi que neuf sépultures, dont celles de deux enfants.
Des analyses montreront que les squelettes sont ceux d’esclaves, de par l’aspect de leur peau décharnée et leur travail de mains à la terre. Un chapelet a également été découvert dans la sépulture d’un homme, mais aussi un médaillon de la vierge sur un enfant et, sur une femme, des boucles d’oreilles de 18 carats. Bijou que l’on peut voir au musée, et qui provoque des frissons.

Dife Bengal

Il arrive souvent que l’on entende cette expression, dife Bengal. On découvre que son origine revient à une certaine Anna de Bengal, une esclavée ayant soulevé une rébellion massive le 19 juillet 1695, en compagnie de deux hommes, également asservis, Antoni de Malabar et Aron de Amboina.
Le trio a mis le feu au Fort Frederick Hendrick de Grand-Port, est-il expliqué. Bien que capturés et exécutés, cette révolte aura néanmoins semé la panique dans les rangs des colons, qui craignaient d’autres soulèvements d’esclavés marrons.
Dans un tout autre registre, Rachel Moka évoque le projet Correcting the Record, sous la Coalition internationale des sites de conscience, et qui, dit-elle, a pour but de corriger les dossiers et registres de l’histoire visant à créer une société inclusive. Ce projet a été réalisé à travers deux ateliers en 2022 avec la communauté rastafari de Maurice, dit-elle. Et de rappeler que l’espace de dialogue qu’a été le musée de l’esclavage aura permis aux membres de la communauté de se sentir considérés et valorisés dans leur humanité.
Au final, la salle qui provoquera le plus d’émotions sera sans doute celle contenant la collection d’Eugène de Froberville qui, en interviewant les captifs déportés à Maurice, aura voulu « réhumaniser » ces personnes en moulant leur visage dans du plâtre. Ces visages sont aujourd’hui présentés sous forme de vidéo 3D. Une sorte d’héritage de nos ancêtres africains ayant survécu à la traite des esclaves, tout en préservant les connaissances et les cultures des régions d’Afrique de l’Est.
Il est ensuite rappelé les inscriptions du séga tipik morisien sur la liste du patrimoine immatériel de l’Unesco, en 2014, et du site du Morne Brabant comme paysage culturel en 2008. « L’hôpital militaire, qui abrite aujourd’hui le Musée de l’esclavage intercontinental, se trouve dans une zone tampon et démontre bien que Port-Louis est la capitale de la culture et de l’histoire », poursuit Rachel Moka.
Avec l’arrivée des Français en 1710, le nombre de personnes mises en esclavage est supérieur d’années en années à celui de personnes libres. Quant à la période britannique, avec la production sucrière, les esclavisés travailleront dans les champs. Les détails de Rachel Moka mènent vers cette période, de 1700 à 1800, où Maurice aura été une plaque tournante dans la traite de captifs et d’esclavés. Raison pour laquelle, dans le contexte de son intercontinentalité, le musée se veut non seulement un lieu de remémoration de l’esclavage basé à Maurice, mais ayant aussi de rayonnement sur les continents dont sont issus les divers peuples de l’île.

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