L’île de l’Atlantide, royaume que la légende dit disparu sous les eaux en 9 600 avant notre ère – mais qui aura surtout servi à Platon d’allégorie politique –, a beau n’être qu’une utopie, nombre d’explorateurs continuent malgré tout de chercher la cité perdue. En vain, puisqu’il s’agit avant tout d’un mythe, à l’instar d’autres histoires tout aussi fabuleuses et dont les Anciens Grecs avaient le secret. Un peu plus de 11 600 ans plus tard, et exception faite des religions, l’humanité se sera certes globalement affranchie de ce genre de mythe, mais est-on pour autant débarrassé de toute forme d’utopie ? Eh bien, pas vraiment. Pire : on pourrait même y trouver certaines similitudes avec la fameuse cité engloutie.
Ainsi, s’il est une idée aguichante en ces heures sombres où le dérèglement climatique promet le pire, c’est celui de permettre, si ce n’est l’union, tout au moins la cohabitation de la croissance économique et du climat. Projet séduisant, oui, mais dans les faits irréalisable, ce qui en fait ainsi la parfaite illustration de l’utopie de l’ère anthropocène. Pourquoi ? Eh bien, pour la faire courte, parce que dans un monde encore dominé à 80% par les énergies fossiles, alimenter un système de croissance soutenue engendre une hausse graduelle de nos émissions de gaz à effets de serre, accentuant du même coup la dynamique du changement climatique.
Un groupe de scientifiques, relayé par la revue Lancet Planetary Health, vient d’ailleurs encore d’en apporter la preuve, plus en détail cette fois, dans une étude d’envergure. Avec un constat sanglant : jamais la croissance du PIB ne permettra la préservation d’une planète viable. Balayant ainsi d’un revers de la main toute perception de croissance durable. Et affirmant haut et fort que la croissance verte « n’existe pas » et ne sera sans doute jamais possible.
Ainsi se sont-ils intéressés au « découplage absolu » entre deux courbes : la hausse du PIB et la baisse de nos émissions de CO2. Sur 11 pays, et non des moindres (France, Allemagne, Royaume-Uni…), les chercheurs arrivent à la conclusion qu’avec la tendance actuelle, ceux-ci n’arriveront à réduire leurs émissions de 95% qu’en… 223 ans. Soit encore le temps nécessaire que pour « brûler » 27 fois le budget carbone qu’il leur resterait pour nous laisser 50% de chance de maintenir le climat sous 1,5 °C de réchauffement global.
Ce faisant, le concept de « croissance verte » en prend un sacré coup. Car pour rester dans les clous en vue d’un maintien du vivant sur Terre, et accessoirement respecter nos engagements, il faudrait accélérer la baisse de nos émissions carbone à un rythme tel que l’on ne pourrait maintenir, dans le même temps, une croissance continue. En d’autres termes, le concept de croissance durable est une forme « d’écobanchiment », car promouvant la conservation d’un système axé sur le profit (ce qui n’est possible qu’avec une production accrue, et donc d’une hausse des émissions carbones), en y insufflant des mesures qui n’atteindront jamais les objectifs escomptés dans les délais impartis.
Mais alors, pourrait-on se demander, pourquoi autant tergiverser ? Pourquoi nous faire croire en cette aussi mythique qu’hypothétique croissance durable puisqu’elle n’est en soi pas soutenable ? Eh bien pour les mêmes raisons que les Anciens Grecs, lorsque ces derniers, par la voix de Platon, vendaient aux concitoyens d’Athènes la légende de l’Atlantide pour leur inculquer les règles du civisme et de la bonne conduite. Car en autant de millénaires, la nature humaine n’a pas changé, et l’animal politique sera toujours prêt à « s’arranger » avec les faits lorsqu’il s’agit de défendre un dogme (jadis la démocratie; aujourd’hui la croissance). Le président français, Emmanuel Macron, en aura été récemment la parfaite illustration en affirmant que renoncer à la croissance économique au nom de l’écologie n’était « pas raisonnable ».
À choisir entre la croissance – bien que corrélée à celle de l’extraction de matières premières, de la production de déchets et de la consommation d’énergie – et le contrôle climatique, et donc notre propre survie, le choix semble donc fait. Parions d’ailleurs que l’étude susmentionnée, et l’énième clou qu’elle pose sur le cercueil de la croissance verte, n’aura aucun effet. Si ce n’est de voir un jour l’humanité engloutie sous un déluge de mauvais choix, comme jadis l’Atlantide !
Michel Jourdan