Complainte d’un enseignant

JEAN-JACQUES SAUZIER

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« Monsieur, ou enn bobok! », voilà l’anathème jeté à mon visage.

Je ne suis plus un homme, je ne suis plus digne. J’ai fauté. La quarantaine d’élèves devant moi oscille entre sidération et stupéfaction pour finir par se fendre d’un rire incontrôlable.

Je souris, serein.

Remettons en contexte : en classe de sociologie, nous discutions de l’évolution de la famille, plus précisément du rôle des conjoints. Pour illustrer un changement de mœurs, j’use de ma personne : sous mon toit, je m’occupe des tâches dites domestiques comme la cuisine, les courses et l’entretien ménager cependant que mon épouse désherbe, retourne la terre et transplante.

J’ajoute qu’il n’est pas rare de voir un homme s’adonner avec joie à des activités dévolues traditionnellement aux femmes et inversement.

Clameurs dans la salle. Impossible.

Je mens, disent définitivement les garçons.

Mon épouse, dominatrice, castratrice, maléfique m’oblige à ces basses besognes et confisque, selon les termes savoureux des chenapans, mes parties viriles. Un autre m’assène l’estocade : « Monsieur, ou enn madamlakaz ».

Plus tard, je discute de l’épisode avec des collègues du sexe féminin. Sourires gênés et pincés, elles m’assurent que ceux-là mêmes qui me disent bobok aujourd’hui seront les boboks de demain. En d’autres mots, ces petits garnements finiront dans la galère des tâches ménagères, punis pour leurs mauvaises paroles par une femme peu ménagère, mais bien mégère.

Cela me surprend à peine que les tâches domestiques soient si mal vues. Que cela soit par les garçons ou par certaines femmes, ordonner son logis est une corvée, une punition voire une obligation qui échoit au « maillon faible » du couple : la femme ou l’homme qui n’en est pas un.

Tu seras un dominateur, mon fils, sinon tu es une femmelette.

Je dois être une pièce défectueuse de la boîte de jeu, car jamais ne m’a traversé l’esprit que l’être qui s’occupe de sa maison est inférieur. Au contraire, le soin apporté à la demeure, à la famille est un acte supérieur car un geste d’amour. Un geste, hélas, souvent contraint et sacrificiel.

J’ai grandi dans les années 90, et comme beaucoup j’ai vu mon père rentrer du travail exténué et mettre ses jambes lourdes sur la table basse alors que ma mère servait le thé, bien comme il le fallait, accompagné d’un pain grillé, bien comme il le fallait.

Le mari était dans la maison, l’épouse ordonnait les lieux et les enfants alors que chantonnait le bon tempo des familles. La maman accompagnait lors des devoirs, économe à la main, puis elle les poussait au bain d’avant minuit. Les petits monstres sous les draps, une histoire était susurrée à l’oreille pour traverser la nuit.

Pendant cette rengaine, le pater familias regardait la télévision et s’apprêtait pour une bière amicale avec ces semblables qui devaient avoir la même épouse corvéable à la maison. Ils ramenaient de l’argent et s’occupaient des travaux extérieurs le week-end. Cela suffisait.

Non, je ne juge pas rétroactivement un homme qui serait né dans les années quarante. Autre temps, autres mœurs. C’est juste que je me suis construit autrement. Est-ce les grandes idées du féminisme qui ont édifié le petit garçon que j’étais ou est-ce simplement d’avoir vu la fatigue de ma mère ?

Je l’ai toujours vu déposer rapidement son costume d’enseignante pour enfiler celui d’épouse et de mère. Première levée, dernière couchée, elle n’allait pas cueillir le jour, mais le préparer pour qu’un pain apparaisse par magie dans les paniers repas. Fée du logis. C’était un geste d’amour quotidien.

Je me désole en me disant que je n’ai pas toujours fait preuve d’une gratitude à la hauteur de son sacrifice car cette surcharge de travail s’est mue en maladie, finalement. Cette vie subie a toutefois gravé en moi deux idées : ne jamais dépendre de personne et ne jamais contraindre la liberté d’autrui.

Plus que des idées, j’ai dû les incarner alors que j’étais en collocation avec des amis. À tour de rôle, nous avions à nettoyer la maison et, cela allait de soi, nous occuper de nous-mêmes. À tâtons, j’ai appris à faire mon budget, mes propres courses, mon ménage, ma cuisine, ma lessive, en d’autres mots, à survivre et à m’occuper de moi comme un grand garçon indépendant.

Mais plus que la survie, j’ai éprouvé une grande fierté d’être capable de me débrouiller seul. Dans ma bobokitude, je pense qu’un homme, un vrai, ne se jauge pas à la taille de sa voiture, à sa force d’asservissement d’une femme et à sa capacité à tenir l’alcool.

Et prendre femme n’a pas changé mes habitudes. Ma conjointe s’occupe d’autres tâches qu’elle trouve plus à son goût comme des activités traditionnellement masculines. Jamais ne me suis-je dit que c’était à elle de le faire parce que c’est son devoir et son destin biologique.

Suis-je une exception ? Non. Boboks de tous les pays, unissons-nous.

Je postule même qu’il y a de nombreux hommes qui auraient préféré, comme moi, protéger leur délicate peau du soleil rageur qui attaque les jardiniers amateurs. Pourquoi ne font-ils pas leur coming-out ?

Pourquoi ne pas dire qu’ils aiment passer le balai, que cette valse solitaire avec une belle coiffée en brosse est un tourbillon de joie ? Que la douce chute d’une serpillière que l’on finit d’essorer devant un sol luisant de propreté ravit leur cœur ?

Ces hommes nouveaux n’osent pas avouer leur plaisir coupable et exercer ainsi leur liberté d’être eux-mêmes. Au fond, peu ou prou, nous sommes tous les esclaves de nos conditionnements : la religion mal digérée qui dit que Dieu dit que récurer les toilettes c’est pour le « sexe faible », les amis qui se moquent quand l’on préfère passer du temps avec l’être aimé et les vitres à laver, les parents qui assurent que cuisiner c’est pour madame.

Ce dénigrement remonte à loin, je pense. La maison est là où demeurent « les faibles » (femmes) quand les « forts » (hommes) vont à la chasse. Une vie sans gloire, une vie monotone et répétitive donc. C’est loin de la maison que l’on construit la fusée pour la lune, que l’on découvre les secrets du vivant et que l’on fait carrière tout simplement.

Dis-moi ce que je fais dans la vie et je te dirais qui tu es. Il n’y a pas de reconnaissance pour celui ou celle qui époussette. Si une femme choisit de rester s’occuper de sa maison, l’on considère qu’elle n’a pas d’ambition. Si un homme décide d’être homme au foyer…j’imagine qu’il devient le roi de Bobokland.

Je crois que ce tropisme est accentué par nos écrans qui nous montrent la vie des autres en toujours plus grands. L’on rêve d’ailleurs et d’aventures, de contrées lointaines qui feront bien chic sur le compte Insta pour prouver au monde que l’on vit the big life. Est-ce un signe de l’air du temps, tout le monde veut échapper à la maison obnubilé par la poursuite d’une vie sur écran.

Mais seuls les ignares admirent la hardiesse du navire en oubliant qu’il faut au port rentrer. Sans port d’attache, une embarcation erre à la dérive jusqu’à devenir une coque fantôme qui se perd dans la brume et succombe aux sirènes. Ulysse n’a rêvé que du retour au pays natal.

L’on m’opposera que Pénélope attendait sagement à la maison. Peut-être qu’elle l’a fait de tout cœur…autre temps, autres mœurs.

C’est bien là mon propos.  Je ne dis pas qu’il faudrait une inversion des rôles obligatoirement, que les femmes doivent faire ceci, que les hommes doivent faire cela.

Je trouve juste inacceptable que l’on puisse trouver normal d’imposer un rôle à une personne selon sa biologie. Dans l’absolu, il n’est pas acceptable de contraindre autrui. Cela s’appelle de la servitude. Aucune servitude n’est bonne. Elle ne dure jamais, surtout quand La Boétie vous murmure à l’oreille : « soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ».

Je suis pour la liberté. Je conçois qu’un homme ne veuille pas nettoyer la maison, mais le petit garçon en moi ne conçoit pas qu’il oblige une femme à le faire pour lui. L’inverse vaut aussi, le mari ne doit pas subir la tyrannie de sa femme.

Ce genre d’amour, si l’on peut appeler cela ainsi, me fait penser à Prévert :

Je suis allé au marché à la ferraille

Et j’ai acheté des chaînes, de lourdes chaînes

Pour toi

Mon amour

Et je suis allé au marché aux esclaves

Et je t’ai cherchée

Mais je ne t’ai pas trouvée

Mon amour

Dès qu’il y a une obligation, un assujettissement, l’amour s’étiole et se meurt. Les poètes savent mieux que nous.

Et si mes petits garnements, si jeunes, si influençables pensent ainsi aujourd’hui, je veux croire qu’ils se délesteront en grandissant de ces chaînes mentales. N’oublions pas que le geôlier est aussi prisonnier et que sa liberté est illusoire.

Comme je l’ai dit sans ambages aux garçons, une épouse forcée à faire à manger aussi bien que sa belle-mère verra son amour dessécher jusqu’à devenir haine ou pire…indifférence. Peut-on aimer et obliger à vivre une vie non voulue sans craindre qu’un jour que l’être aimé ne devienne une chaise vide? J’ai des doutes.

Espérons que jeunesse se passe…

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