Cette phrase, « le règne des grotesques », vient du dernier roman d’Ananda Devi, Le jour des caméléons, qui vient de paraître en ce mois d’août aux éditions Grasset. Peut-être l’un des romans les plus directement « politiques » de notre compatriote. Une critique féroce, plus, une critique explosive et sanglante, de ce qu’est aujourd’hui le « pays-Maurice », au cœur, plus largement, d’un monde voué à l’argent, au profit, à l’exploitation de l’humain par l’humain. à l’instantanéité des réseaux sociaux, au paraître, au vide.
Ce sont en effet les lignes de faille d’une société profondément inégalitaire qu’explore et dépeint sans détours Ananda Devi. L’auteure dit ici, dans un roman puissant, ce que des observateurs de Maurice disent depuis un moment : nous sommes assis sur un volcan. Et ce roman a l’intensité d’un brûlot.
Avec le talent qui caractérise son écriture, Ananda Devi nous emmène ici à la rencontre de quatre personnages. Comme souvent dans ses romans, des cabossés de la vie, ces personnes qui « vont à contre-courant, et voient fuir le monde sans pouvoir le rejoindre », ces personnes en marge invisibles aux yeux du monde pressé, mais qui prennent, sous son regard et dans son écriture, une épaisseur humaine inégalable.
Il y a là Sara qui « du haut de ses 10 ans, perçoit combien les adultes sont des boîtes cadenassées sur leurs secrets et leurs peines ». A commencer par son oncle René. Il y a aussi Nandini, qui fuit un mariage rabaissant. Et puis il y a Zigzig, le jeune chef de bande. Le destin de ces personnages va se télescoper, au cours d’une journée qui va cristalliser l’affrontement entre deux îles Maurice : celles des nantis que symbolise le Caudan, et celle qu’incarne ces deux bandes de jeunes d’un faubourg portlouisien projetés dans le trafic de drogue, et qui s’injectent du sang de caméléon pour se donner du nerf dans leurs menées meurtrières.
En amont, il y a tout un contexte historique de domination et d’exploitation qui n’en finit pas de perdurer. Et c’est d’une plume acerbe qu’Ananda Devi le décrit.
« Les propriétés privées, pieds dans l’eau, appartiennent à des familles richissimes (pour la plupart de couleur blanche ou assimilées) qui ne tolèrent pas que de dangereux minables tels que Zigzig s’aventurent sur leur territoire. Les barrières sont hautes, aiguisées de préjugés, fortifiées par leur supériorité, gardées par des molosses prêts à bouffer du noir. Rarement ancienne colonie aura été aussi docile, aussi prête à s’agenouiller devant les descendants de ses anciens maîtres. S’ils sont entourés d’un respect aussi abject, c’est parce qu’ils appartiennent à la seule caste qui n’a guère été menacée jusqu’ici, y compris aux moments les plus violents de la lutte pour l’indépendance, la caste universellement reconnue comme supérieure de par la couleur de sa peau.
Après tout, si la belle canne à sucre a poussé sur le dos des esclaves venus d’Afrique et des laboureurs venus d’Inde, sans ces aventuriers du passé et ces héritiers de la manne du présent, il faut l’admettre, il n’y aurait pas eu de miracle économique. Sans eux et les petits arrangements entre amis avec les politiciens, évidemment. Le système a fait ses preuves depuis cinquante-cinq ans. Alors, pourquoi changer ? Le pays arc-en-ciel est un exemple de réussite, une belle démocratie. Le gâteau est toujours appétissant. Ou plutôt, le morceau de viande saignante que les fauves convoitent.
Les habitants de l’île, eux, restent particulièrement sujets aux génuflexions, tout en ignorant les enjeux. »
Comme dans L’Etranger de Camus, c’est sous le soleil de plomb d’une journée d’été que tout va se jouer.
« Ce jour-là, le soleil a brillé fort pour mieux aveugler les passants. Pour mieux éteindre en eux toute velléité de pensée et tout instinct de compassion. Au lieu de quoi, les voilà qui courent vers le nouveau téléphone, nagent encore plus joyeusement dans les eaux fourbes des réseaux sociaux, lapent les derniers scandales politiques, s’effarent devant les crimes passionnels dont les journaux les repaissent avant de les oublier aussitôt pour s’emplir la bouche d’un autre jus plus sanglant. (…)
N’est-ce pas cela la vie qu’ils souhaitent tous ? Une existence faite pour posséder, pour bâtir ce château de songes dans lequel, si un jour on se réveille, on sera nu mais empereur ? Une existence protégée par le plexiglas de la richesse, transparent pour que les autres puissent bien voir ce qui leur est inaccessible, comme ces villas luxueuses construites pour milliardaires étrangers et que pratiquement personne ici ne pourra acheter, et qui poussent sur les propriétés sucrières parce que la canne à sucre ne rapporte plus, alors on aplatit, on arrache, on arase ce qui a été la colonne vertébrale du petit pays et qui n’est plus profitable. Et puis, ça permettra d’oublier que ce beau sucre cristallin est taché du sang bien rouge des esclaves, la saveur n’en est que meilleure, subtilement frelatée par la sueur des laboureurs. Un petit blanchiment de conscience et paf, on transforme les champs en parcs paysagés pour étrangers richissimes tandis que l’espace dévolu aux locaux devient de plus en plus étriqué, pensez-vous, deux mille kilomètres carrés, ce n’est vraiment pas beaucoup, et puis la population grandit. Mais les propriétés luxueuses dévorent l’espace disponible comme des requins, avec leur piscine et leurs 500 mètres carrés de surface habitable, et qu’importe si la plupart restent désespérément vides onze mois sur douze tandis que les pauvres s’entassent dans leurs caisses en briques ou en tôle cannelée et travaillent à maintenir la propreté des jardins et des demeures, petites mains invisibles au service des absents qui grignotent la terre vendue aux enchères, grignotent encore et encore la chair vendue au plus offrant. On s’y fait, puisque ce sont toujours les mêmes qui s’engraissent, depuis la nuit des temps… »
Le personnage de Zigzig sera la victime expiatoire de cette histoire sanglante, coupable tout désigné par les apparences et les circonstances, même si, insiste Ananda Devi, « nous savons qu’en dessous, comme en chaque homme, se trouve une âme qui mériterait qu’on la comprenne avant de la condamner. »
« Mais dans ce pays où l’on a vécu si longtemps cloisonnés, où les barrières sont de plus en plus étanches, comment pourrait-on s’attendre à ce qu’on te comprenne ? C’est le règne des grotesques. Les barricades depuis longtemps sont érigées, renforcées. Les gens vivent claquemurés. Derrière les murs on absorbe le jus des médisances, un flux magnétique, on est à l’heure du saint travail de l’Inquisition, aux pires heures de la sauvagerie, et c’est ainsi qu’ils te livreront, eux, tes semblables, aux mains des bourreaux sans un seul fléchissement du cœur, sans la moindre hésitation (…)
Tu es banni, Zigzig, banni.
Banni de ce pays qu’ils ont bâti de leurs mains, ce petit paradis au masque bleu, vert et or, ce petit paradis ensoleillé, ensablé, nappé de sirop de canne, ce si joli petit pays devenu un ventre grouillant de vers comme les filaos rongés par les rhinocéros, une bouche grande ouverte gobant les arrivées d’argent depuis les égouts du monde car tant de mains sont là pour les blanchir et dorloter les riches, ses véritables enfants (…)
Les chiens ont dévoré ton père ? Les loups humains, eux, dévorent leurs semblables. Ils ont l’esprit verrouillé, le cœur vérolé et l’argent chevillé au corps. Leur seul rêve désormais : se barder d’or. Rien d’autre ne compte. »
Dans ce roman, c’est l’île qui parle. Et qui se désole.
« ils ne savent pas combien je suis immense et ancienne, combien ils auraient pu puiser en moi une belle fierté au lieu de s’accrocher à d’anciennes fictions d’allégeances. »
Alors que nous plongeons de plus en plus profondément dans le « règne des grotesques », politiques, économiques, religieux, sociaux, saurons-nous nous reprendre avant la grande déflagration ? C’est la question brûlante que pose ce roman essentiel…
SHENAZ PATEL