Avouons-le, ce n’est pas tous les jours qu’un homme danse juché sur des talons aiguilles. On s’attendait à un spectacle hors du commun, avec des déhanchements lascifs, du tape-à-l’œil, du vrai show off. On est ressorti du spectacle bouleversé, car Krish Gunnoo n’a pas choisi la facilité. Il a décidé de raconter sa vie, qu’il a mise en scène avec toute la brutalité que cela comporte. Victime d’inceste, la galère de la prostitution, les affres de la drogue, le suicide raté pour se métamorphoser au final, tel un phénix renaissant de ses cendres.
Un corps sylphide moulé pour la danse, des talons aiguilles aux pieds… entre vice ou vertu, ou une crise d’identité passagère ! Attendons de mieux comprendre. Le personnage de Krish se dessine… De son enfance à Quatre-Bornes, et des personnages qui virevolteront autour de lui. Entre ombre et lumière, un enfant apparaît sur scène, Krish se le représente enfant. Puis tout s’enchaîne : un homme et une femme cagoulés représentant son passé ténébreux.
Les costumes en ocre terre ajoute à la beauté de l’intrigue. Car, sans le vouloir, la trame va accrocher le spectateur, qui semble comme ensorcelé par ces corps de danseurs connectés les uns aux autres. Des corps qui s’embrasent, qui se font violence. Et dans cette cohue … des cris de douleur en continu de cet enfant qui essaie de se frayer un chemin parmi des adultes qui le brutalise. Et ce frère de sang qui n’hésite pas à le conduire sur les chemins de l’abîme. Innocence volée d’un gamin dont la chair n’est que lambeaux, souillé par un adulte.
Victime de l’inceste, de la honte… Un mot qui fait mal, qui provoque un haut-le-cœur de révolte, surtout pas sur un enfant. L’image est tellement criarde de vérité que le spectacle de Krish prend une autre tournure. Aucun mot ne serait approprié devant un acte aussi ignoble. Krish, lui, en a fait sa quête personnelle. Dans un tournoiement de ballets, il danse, danse, danse… comme pour exorciser son passé. On le voit devenu adolescent, fuyant sa famille toxique pour se réfugier au SOS Village. Il ne fera pas long feu, retournera chez ses bourreaux, tentera de s’expliquer avec sa mère et sa sœur. Pris pour un menteur, il n’aura d’autre choix que de se reconstruire seul. Ce sera le début d’une longue descente aux enfers…
Un ballet en 12 actes qui recompose un puzzle de vie et dont Krish a su concevoir des mouvements d’ensemble en chœur avec ces danseurs. Il fera la connaissance d’un homme riche et se retrouvera piégé. Des bras levés dans un mouvement circulaire, des corps qui se livrent en pâture dans des bars toxiques où la prostitution se joue en note teintée. Quand Krish se retrouve dans ce lit d’un inconnu à vendre ses charmes…
La soumission des étreintes volées, ce corps livré en pâture à des inconnus d’un soir. Et c’est là qu’il décide qu’il n’a plus d’identité sexuelle. Homme ou femme… L’apparence d’un homme juché sur des talons aiguilles. Ces talons qui rappellent qu’entre vice et vertu, il n’y a qu’un pas à franchir. Bouleversant ! Difficile de rester en accord sur ces notes chorégraphiques et de rester un spectateur passif.
La chute de ce danseur qui s’enlise et dans cet enchevêtrement de mouvements, il livre à cœur nu les ciselures de son âme. Il devient suicidaire, Krish, enfermé dans la solitude, en plein questionnement d’un avenir meilleur. Le corps de ballet de l’école de danse de Krish Gunnoo, son art expressif de se raconter, de danser sur sa vie, prend au dépourvu le spectateur.
Krish sait jouer sur les émotions. Pourtant, sa vie est loin d’être un long fleuve tranquille. Mais calquant ces différentes chorégraphies sur une diversité de courants musicaux, il en a fait un spectacle prenant. Tout s’enchaîne… lumineux, solaire, car c’est ce qu’il est au final, Krish. A Dragon Warrior, tout comme l’intitulé de son spectacle. Une sorte de renaissance.
La danse se fait dans une lenteur maîtrisée, tamisée de cette lumière qui sculpte les corps de danseurs athlétiques offrant cette illusion parfaite d’un rêve éveillé.
Sauf que rien n’est fictif, tout est autobiographique. Un scénario qui parle d’un homme blessé qui a dû se reconstruire seul et qui s’est trouvé, au final, une famille aimante. Un spectacle interactif bouleversant pensé dans les moindres détails jusqu’à la perfection. Si captivant et touchant qu’on en ressort les larmes aux yeux, car Krish a osé briser le tabou de l’inceste.
Son spectacle mérite de voyager au-delà des frontières, rien que pour le talent qui l’anime, pour sa troupe de danseurs professionnels, perfectionnistes, et surtout pour ce message fort qu’il a su véhiculer, celui de rester maître de son destin jusqu’au bout et de garder espoir que même dans les ténèbres, il y a toujours cette lumière qui pousse à croire qu’on peut s’en sortir. Chapeau bas l’artiste !
En espérant que le spectacle sera rejoué dans les prochains mois pour ceux qui n’auraient pu voir le travail en amont d’un petit Mauricien devenu grand danseur aux yeux de tous ceux qui ont eu la chance de voir sa création.