Ce qui se passe en ce moment en France est-il circonscrit à ce pays ?
Ces jeunes, très jeunes, qui chargent, cassent, dégomment, agressent, incendient, cela ne concerne-t-il que la France ?
A la base, il y a là un fait particulier : un jeune homme, Nahel, 17 ans, tué à bout portant d’une balle dans la poitrine par un policier, alors qu’il était contrôlé au volant d’une voiture. Il y a là un contexte particulier, autour de la question en France des banlieues, des jeunes issus de l’immigration, d’une non-intégration, d’une police qui se pose de plus en plus comme une autorité sans limites au sein de la République.
Il y a aussi là, ce qui mérite de nous interpeller, la question de l’extrême jeunesse, 14 à 17 ans, de ceux qui, dans les jours qui ont suivi la mort de Nahel, ont mis à feu diverses villes de France.
Dans l’édition du magazine Le Point en date du 6 juillet dernier, Boris Cyrulnik dresse une analyse particulière de la situation en réponse aux questions du journaliste Samuel Dufay. Le neuropsychiatre et chercheur y émet l’opinion que « Ces enfants sont désespérés car ils ne sont pas tutorisés ».
S’il reprend la notion de « décivilisation », très controversée parce que de plus en plus rattachée à une exploitation par l’extrême-droite, c’est dans une lecture qui la ramène à l’ouvrage La civilisation des mœurs de Norbert Elias. En 1939, ce sociologue publie cet essai où il lie le « contrôle des affects » à l’apparition d’un Etat central fort, qui acquiert peu à peu le monopole de la violence physique. Qui encourage la « civilité moderne », rendue nécessaire par l’abandon de la violence comme mode d’action légitime.
Aujourd’hui, face à une violence systémique et étatique qui refuse de se reconnaître comme telle, des jeunes laissent exploser leur refus.
« Si la plupart des jeunes des quartiers s’intègrent extrêmement bien, contrairement à ce qu’on dit, une minorité d’entre eux est décivilisée. Autrement dit, elle n’a pas appris les rituels d’interaction, n’a ni éducation, ni école, ni famille, ni travail, ni projets. Comment voulez-vous qu’elle soit « civilisée » ? Ces cas sont très minoritaires, mais, comme l’a montré Serge Moscovici dans ses travaux sur les minorités actives, 3% d’une population peuvent très bien provoquer des phénomènes sociaux », dit Boris Cyrulnik.
Pour étayer cette assertion, celui qui a connu les camps de concentration, et qui en est sorti, met en avant l’histoire de l’ethnologue et résistante Germaine Tillon qui, revenant d’Allemagne en 1929, alerte ses amis allemands sur ce qu’elle considère comme la menace nazie. Ceux-ci balaient les préoccupations qu’elle exprime, estimant le phénomène marginal. Dix ans plus tard, le parti nazi dépasse les 90%. « Ce que les nazis ont accompli en dix ans, un réseau social peut le faire aujourd’hui en dix minutes », estime Cyrulnik.
Pour lui, les émeutiers ont « des rituels archaïques et claniques », reposant sur une initiation violente, exigeant de prouver sa force en attaquant la police. Avec des chefs, des gourous, qui lancent des mots d’ordre comme « On attaque cet endroit, les nantis sont arrogants ».
Mais il n’y a pas que les commerces et l’argent qui sont attaqués. Pour lui, « les incendies de bibliothèque ou de médiathèque expriment l’humiliation de ces jeunes face à leur non-développement ».
Boris Cyrulnik estime qu’il y a là quelque chose qui est lié à la famille. « Le système familial le plus protecteur implique de multiples attachements : la mère, ou un substitut, et une autre figure, en cas d’absence du père, afin que l’enfant apprenne différentes manières d’aimer, ouvre son champ de conscience et, en cas de défaillance ou de maltraitance, puisse être sécurisé. Cette seconde figure permet à l’enfant d’accéder à l’autonomie, en échappant à l’emprise maternelle. Or, dans cette petite population d’enfants en détresse, il n’y a souvent ni père ni mère. La mère est débordée, elle fait des petits boulots déshumanisants, épuisants, qui minent l’estime de soi. Le père, lui, est violent, absent ou rigide. Ces enfants sont désespérés car ils ne sont pas tutorisés ». Loin de n’entonner que le couplet de l’absence, voire la faillite de la responsabilité familiale, comme de plus en plus entendu en ce moment, Boris Cyrulnik poursuit : « La famille ne les intègre pas, et la société non plus ». A la question du journaliste qui s’interroge sur le fait que « malgré les milliards d’euros accordés aux banlieues, les problèmes demeurent », Boris Cyrulnik estime que « la minorité qui pose problème ne profite pas de l’argent public. Elle ne fréquentera jamais une médiathèque par exemple. Elle est larguée, au sens maritime du terme, avant même l’apparition de la parole ».
Celui qui est aussi spécialiste de la toute petite enfance l’énonce clairement : « Les 1 000 premiers jours, grossesse incluse, sont déterminants. Un enfant dont la mère meurt, est malade, ou déprime à cause de la violence conjugale, la précarité sociale, la guerre, rencontrera d’importantes difficultés. Un enfant sécurisé lors des 1 000 premiers jours entre en maternelle avec un stock de 10 000 mots. Alors qu’un enfant insécurisé par une interférence familiale entre en maternelle avec 200 mots : il ne comprend pas les consignes et apprend à haïr l’école et ceux qui en profitent ».
Pour Boris Cyrulnik, la réponse n’est en conséquence pas dans la répression. Elle est « dans l’éducation et dans la culture précoces ». Pour lui il faut à tout prix augmenter les métiers liés à la petite enfance et améliorer la formation.
« Apprendre à penser, à réfléchir, à être précis, à peser les termes de son discours, à échanger les concepts, à écouter l’autre, c’est être capable de dialoguer, c’est le seul moyen d’endiguer la violence effrayante qui monte autour de nous. La parole est le rempart contre la bestialité. Quand on ne sait pas, quand on ne peut pas s’exprimer, quand on ne manie que de vagues approximations, comme beaucoup de jeunes de nos jours, quand la parole n’est pas suffisante pour être entendue, pas assez élaborée parce que la pensée est confuse et embrouillée, il ne reste que les poings, les coups, la violence fruste, stupide, aveugle.»
Mais il n’y a pas que les mots. Il y a aussi les actes.
C’est ce que dit notamment un jeune mauricien que nous nommerons ici Wesley. Il y a environ trois ans, ce jeune homme d’une famille qu’on dit « modeste » rentre d’études de mécanique dans un pays du sud-est asiatique, études qu’il a dû interrompre en raison de difficultés financières. Il travaille alors dans un garage, et frappe ceux qui l’entourent par son acharnement au travail. Et les « valeurs » auxquelles il proclame un fort attachement. Wesley bosse 12 à 14 heures par jour, pour un salaire dérisoire, mais qu’importe. Ce qu’il veut, dit-il, c’est rembourser les personnes qui ont cru en lui, qui l’ont aidé, ce qu’il veut c’est une vie saine, basée sur le travail, l’honnêteté, une forme de droiture.
Trois ans plus tard, Wesley a d’évidence beaucoup changé. On sent une force nouvelle, mais d’évidence endurcie. Il a quitté le garage qui l’exploitait. Il s’est lancé dans de petits business qui flirtent souvent avec l’illégalité. Et il l’assume entièrement. « Pourquoi moi je devrais faire les choses dans le respect des règlements alors que bann gran misie-la, zot pe fer tou bann zafer ilegal, zot ena bel loto, bel sato, mo pa bizin tousala, me kifer mo bizin aksepte pou res derier », lance-t-il.
Pourquoi, effectivement ?
Quand nous voyons ce qui se passe autour de nous, la corruption galopante, les passe-droits éhontés, le népotisme, l’exercice d’un pouvoir qui exclut, parfois violemment, ceux qui me marchent pas avec lui, ses combines illégales et injustes.
“If you can’t beat them, join them”, dit un adage.
Aujourd’hui, un peu partout, c’est le “if you can’t beat them, beat them anyway, on your own grounds” qu’on voit se propager.
Avec, en face, une répression grandissante. Sans accepter de dire et de reconnaître cette autre violence, sur laquelle on passe parce qu’elle est institutionnalisée, donc supposément légitime, parce qu’elle ne se manifeste pas par un feu mais par des incendies qui couvent en tant d’individus.
Jusqu’au jour où elle finit par exploser, sous nos yeux qui se diront surpris…