Pris par les préparatifs de l’Iomma Lab, Eric Juret, plus connu comme Blanc-Blanc, prend tout de même le temps d’expliquer les tenants et les aboutissants de l’événement de transition, qui se tiendra dans quelques jours à La-Réunion, et auquel Le-Mauricien assistera. Au cours d’une conversation téléphonique, il revient sur l’importance pour les professionnels du secteur de la musique de la région indocéanique de participer au Marché des musiques de l’océan Indien. Et ce, notamment en vue de gagner du temps dans leur carrière à travers des échanges auprès d’autres professionnels. Par ailleurs, le directeur de l’Iomma souligne que des discussions devraient intervenir auprès des acteurs de Maurice avec, en toile de fond, les récentes restrictions ou annulations imposées à des événements artistiques.
La 10e édition de l’Iomma se tiendra en 2024 et, cette année, aura lieu l’Iomma Lab. Pourquoi ce choix ?
Nous sommes dans une sorte d’Iomma intermédiaire. Le Marché des musiques de l’océan Indien est soutenu en grande partie par des financements européens, qui sont des dispositifs compris dans des programmes sur six ans. L’ancien dispositif sur lequel nous sommes margés, donc de 2014 à 2021, a été repoussé d’une ou deux années. Entre-temps, les nouvelles fiches actions (programmes) ne sont pas encore sorties.
Donc, nous sommes entre deux années de financement européen sur les fonds interrégionaux. Cela ne nous permet pas de tenir l’Iomma dans son format habituel, c’est-à-dire avec les appels à candidatures pour les groupes afin qu’ils se présentent en Showcase. Nous comptons habituellement une trentaine de groupes. Cette fois, nous accueillerons également moins de professionnels.
Hormis l’Union européenne, avec nos autres partenaires, la Région Réunion, le Centre national de la musique (CNM) en particulier, et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), nous avons décidé de tenir un Iomma de transition. En outre, c’était l’occasion avec nos autres partenaires de l’océan Indien – c’est-à-dire les opérateurs des autres pays et les professionnels du territoire national et autres pays du monde – d’organiser un Iomma pour réfléchir au format du marché des musiques de 2024.
C’est un peu l’Iomma 2.0. que nous souhaitons mettre en place après quelques années de format relativement ressemblant, même si à chaque fois nous essayons d’être pertinents sur le contexte, qui change assez rapidement. Nous nous devons également d’être plus efficaces pour répondre aux besoins de la filière musicale de l’océan Indien. Cette année, nous aurons deux jours de réflexion avec les professionnels pour essayer de trouver de bonnes idées à travers une intelligence collective.
Pour la compréhension de nos lecteurs, pouvez-vous résumer en quelques phrases ce qu’est l’Iomma ?
L’Iomma tient pour Indian Ocean Music Market. C’est un dispositif créé pour soutenir la filière musicale de la zone océan Indien et les territoires avoisinants. Les financements que nous obtenons pour mettre en place cette action proviennent de dispositifs de l’Union européenne, qui sont basés sur des aides au développement des régions. Nous parlons là de la région de l’océan Indien avec, dans le premier cercle, Maurice, Madagascar et les Seychelles. Et un second cercle plus large qui s’étend vers l’Australie, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Mozambique, etc.
Il s’agit d’un programme de soutien aux entreprises et acteurs qui mettent en place des actions visant à soutenir une filière économique. Nous ne sommes pas sur des fonds culturels, mais sur des fonds économiques, soit la défense du business de la musique. Pour cela, nous mettons en place des moments de rencontres. Nous provoquons des échanges et des interactions entre les artistes et les producteurs ou programmateurs. L’idée, c’est de vendre, car c’est un marché. Dans le même temps, nous organisons des conférences pour réfléchir à nos métiers.
Le Marché des musiques de l’océan Indien comprend un second volet essentiel. C’est l’association Scènes Australes, qui porte l’Iomma à La-Réunion. Nous avons des opérateurs partenaires sur quasiment tous les pays. Avec eux, nous mettons en place des formations en fonction des besoins identifiés sur les territoires. Par exemple, le Mozambique ou la Tanzanie disent vouloir former des régisseurs sons ou lumières, ainsi que des managers.
Nous identifions les besoins et considérons le format de ce qui peut être réalisé avec nos partenaires. Nous signons des conventions. Puis nous envoyons des formateurs qui viennent de La-Réunion. Ils se rendent sur les territoires concernés pour former des stagiaires. Les pays qui accueillent prennent en charge l’hébergement et la nourriture des formateurs. Pour résumer, l’Iomma comprend deux points distincts : le volet marché des musiques et le volet formation qui, lui, se déroule tout au long de l’année.
Comment faites-vous pour identifier les besoins des pays pour les formations ?
Nos partenaires nous adressent des retours. Ce sont des structures comme, par exemple, l’Alliance française, un festival ou un marché, comme le Momix à Maurice, avec Stephan Rezannah, ou le Kaz Out. Eux nous font remonter leurs difficultés et les aspects dans lesquels ils sont performants. Nous échangeons beaucoup et, en fonction des besoins et des choses que nous réalisons, nous répondons et envoyons des formateurs. Ce qui est le cas sur Maurice régulièrement.
Il y a également une conférence que vous prévoyez autour de la sous-représentativité des artistes de l’océan Indien. Comment peut-on penser à mieux fédérer les artistes de la région ?
C’est dans les catalogues des pays internationaux et dans d’autres événements qu’il y a peu d’artistes de l’océan Indien. Nous souhaitions mettre cette thématique en lumière pour discuter avec les gens de l’extérieur. Certains ont des labels ou sont des tourneurs, qui ont des catalogues pour produire des spectacles.
Il est intéressant pour nous de discuter avec eux pour comprendre pourquoi certains artistes sont catalogués et d’autres pas. Nous récoltons ainsi leurs éléments de compréhension de ce qui constitue le choix d’avoir des artistes parmi leurs catalogues ou pas. C’est cela l’idée de cet atelier.
Au courant des dix éditions, avez-vous constaté une évolution dans la façon dont le professionnalisme s’axe autour de la musique de l’océan Indien ?
Oui, clairement. L’Iomma a fait énormément de travail en ce sens. D’autres circuits ont été créés, notamment pour les festivals. Nous nous parlons beaucoup entre les acteurs de la zone. Chacun a ses difficultés sur son territoire, qui sont parfois les mêmes ou alors différentes. Dans tous les cas, le fait d’avoir pu inscrire des marchés et des festivals dans certains endroits a permis à la filière de se structurer. Les artistes ont pu ainsi mieux comprendre leur environnement. Ce qui n’était pas le cas, même pour les groupes de La-Réunion.
Le fait d’assister à un marché ou à l’Iomma, de participer à une conférence et, surtout, de rencontrer les professionnels de l’étranger – qui ont, pour la plupart, de gros festivals et de gros labels –, permet de gagner beaucoup de temps dans les carrières. C’est ça qui est très intéressant : on gagne du temps. Les marchés existent pour générer un condensé et une concentration de professionnels sur deux ou trois jours pour permettre de faire un grand bond en avant dans sa carrière. Et de comprendre énormément de choses.
Cette action permet aussi de présenter son travail, d’avoir des retours. Ça occasionne dans le même temps un examen de carrière à un moment « T ». Un professionnel identifiera tout de suite vers quelle étape un groupe est arrivé dans sa carrière. En deux minutes, il comprendra que le groupe a fait tant d’albums, a participé à tant de festivals. Il écoutera la musique présentée et pourra donner des conseils. Il y aura un retour direct, en toute transparence.
Il faut sortir du côté mythique et idéal de ce que peut être une carrière d’artiste et redescendre sur terre pour comprendre que c’est un métier. Il y a une réglementation et des circuits. Pour progresser, il faut se plier à ces règles. De la sorte, les bases de choses très concrètes sont posées. Du coup, on gagne du temps parce qu’on en perd moins. Le marché est primordial pour cela. Je le dis aux professionnels, même ceux de Maurice : il faut absolument que les artistes et groupes viennent à l’Iomma, même s’ils ne sont pas programmés. Qu’ils prennent un billet d’avion pour assister à l’Iomma ! Cela leur fera gagner énormément de temps dans leur carrière.
Il y a également des événements qui se tiennent à Maurice, dont le Momix, qui sont très intéressants, sur lesquels nous sommes présents également. Mais si les professionnels peuvent faire le voyage, vu que nous ne sommes pas très loin, et s’ils ont les moyens de le faire, il faut absolument qu’ils viennent à l’Iomma.
Durant le confinement, de jeunes artistes se sont produits par eux-mêmes et cumulent des millions de vues sur Internet, sans pour autant être professionnalisés ou bénéficier d’un cadre. Admettons que nous sommes des jeunes qui font de la musique à domicile, pouvons-nous participer à l’Iomma ?
Nous accueillons ceux qui souhaitent participer à l’Iomma, dans la mesure du nombre de personnes que nous pouvons recevoir. En général, nous recevons des gens qui sont dans la filière musicale, même des artistes émergents ou débutants. L’idée est de donner des réponses à tous ceux qui veulent se lancer dans une carrière professionnelle ou ceux qui y sont déjà. Quelqu’un qui a des millions de vues devrait déjà intéresser des professionnels, a priori.
Par contre, le gros souci avec tout ce qui s’est passé durant le confinement, notamment avec les artistes qui ont fait des mini-concerts à la maison, c’est que ces actions n’ont déclenché aucun droit d’auteur. L’exposition était intéressante, mais ces initiatives n’avaient aucune consistance professionnelle puisqu’il n’y avait aucun déclenchement des droits d’auteur, ou alors extrêmement peu. Ce n’était que des tremplins, notamment pour quelqu’un qui émerge. Ou alors c’était une plateforme de visibilité pour les artistes qui existent déjà, mais qui ont leurs ressources financières à d’autres endroits. C’est la problématique du Facebook Live. Nous discutons souvent de cela lors des rencontres. Pour vraiment gagner sa vie, il faut certes faire tenir des concerts, créer des œuvres et les déposer dans des sociétés de droits d’auteur. Cependant, il doit y avoir des retombées sur investissement. Car les plateformes en ligne sont très peu rémunératrices.
Nous sommes beaucoup en contact avec les jeunes plutôt populaires sur la toile. Ils disent avoir des millions de vues, mais quasiment rien sur leurs comptes en banque au final…
C’est exactement cela ! C’est le problème des plateformes de streaming : il y a extrêmement peu de retours sur les droits d’auteur. Pour qu’il y en ait, il faut que les sociétés des droits d’auteur des pays concernés aient des accords avec Spotify, YouTube et consorts.
Hormis cela, une partie des jeunes artistes du ghetto à Maurice confient qu’ils souhaitent s’enregistrer auprès de la SACEM. Peuvent-ils le faire?
Ils le peuvent. Il suffit qu’ils aillent sur le site de la SACEM pour y adhérer en ligne. Les étrangers peuvent s’y enregistrer. Après, je pense que les rémunérations seront un peu décalées dans le temps, dépendant des territoires où seront diffusées leurs œuvres. Je ne peux pas leur conseiller en ce sens alors qu’il existe une société de droits d’auteur à Maurice, qui doit constituer la priorité. Toutefois, ils peuvent adhérer à la SACEM, qui est une des plus grosses sociétés d’auteurs au monde et qui a des accords avec la plupart des autres sociétés d’auteurs dans le monde.
Autre chose, est-ce qu’à La-Réunion vous avez eu vent de ce qui s’est passé avec le concert Maytal, qui a été annulé suite à l’intervention de la police ?
Un peu, mais je n’ai pas eu les raisons exactes de cette annulation au dernier moment. Je connais bien l’organisateur, Jimmy (Veerapin). C’est vraiment triste pour lui.
Quel regard La-Réunion jette-t-elle sur ce qui se passe à Maurice en ce moment ? D’autant que d’autres restrictions s’étendent à d’autres événements artistiques…
J’ai eu vent de ce qui s’est passé au Maytal parce que j’ai des amis qui devaient y jouer. Je n’ai pas d’avis précis dessus, car il faut connaître le contexte. Pour nous, c’est la même chose en termes de réglementation. Si nous devons tenir une manifestation à l’extérieur, il doit y avoir des conditions de sécurité avec la police. J’imagine que c’est la même chose à Maurice. Maintenant, une annulation de dernière minute est un peu étrange.
En général, le promoteur de l’événement, s’il est en lien avec les services garantissant la sécurité, est mis au courant des problèmes au moins deux semaines à l’avance. Parce qu’il faut déposer les documents longtemps en amont. S’il y avait eu des choses à rectifier, Jimmy l’aurait fait. On n’annule pas à 30 minutes de l’événement. Il faut qu’il y ait des raisons extrêmement claires. Si elles ne le sont pas, je ne vois pas pourquoi l’événement devrait être annulé. Dans ce cas, il y a une façon de faire qui est sans doute critiquable dans le sens où il faut l’expliquer. Ce n’est pas normal, a priori. Sinon, ça doit être très clair, avec des causes très précises qui, à ce moment, sont stipulées. Je ne sais pas si Jimmy a les tenants et aboutissants de cette annulation.
Depuis l’annulation, il y a eu, si on peut dire, un vent de contestation à Maurice parmi le secteur artistique.
C’est intéressant car, pour l’Iomma, les copains de Maurice seront là, et nous en discuterons. Je pense que nous pouvons même l’évoquer. Il y a une première conférence que je modère qui est un peu la météo des territoires, le mercredi. Nous parlerons des bénéfices et attentes des partenaires par rapport à l’Iomma. À cet effet, nous pouvons très bien évoquer ce qui se passe à Maurice.
Quand nous discutons avec les Réunionnais, ils ne se rendent pas compte à quel point nos libertés, ici, sont restreintes, souvent pour des raisons aux allures politiciennes. En êtes-vous au courant ?
Si c’est effectivement la naissance de plus en plus de restrictions, en particulier sur la culture, à ce moment ça devient très grave. Si c’est une politique volontariste de restrictions, là il y a un gros problème.
Propos recueillis par Joël Achille
À propos de l’Iomma Lab
En attendant le décaissement de fonds européens pour la tenue de la 10e édition de l’Iomma, en 2024, un événement de transition sera tenu à l’Etang-Salé, La-Réunion, les 31 mai et 1er juin. Réunissant les professionnels de l’océan Indien et d’ailleurs, l’Iomma Lab prévoit des conférences sur les attentes des partenaires de la région, sur l’évolution du marché et la circulation des artistes.
Des réflexions interviendront également sur la visibilité de l’Iomma à travers le monde et la possible sous-représentativité des artistes indocéaniques dans les catalogues des tourneurs à l’international. Un volet concernera par ailleurs l’intelligence artificielle et l’écologie. En parallèle, des One to One Meetings sont prévus entre les professionnels, en vue de favoriser des avenues de collaboration. Le 31 mai, le groupe Simangavole et Zanmari Baré seront en showcase le 31 mai. Le lendemain, cette partie sera assurée par Salangane et Eat My Butterfly.
Sakifo : ça s’annonce chaud
La chanteuse belge Angèle, le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf, la star de Kingston (Jamaïque) Kabaka Pyramid, la bande à Dj Sebb… Une cinquantaine d’artistes de diverses parties du monde se présenteront à Saint-Pierre, La-Réunion, du 2 au 4 juin. Répondant à sa mission lancée depuis 2004 à Saint-Leu, le Sakifo Music Festival exposera une vision de l’évolution de la musique à travers le globe, tout en mettant en lumière les sonorités traditionnelles qui font de l’île sœur une expérience intense. L’île Maurice, elle, est représentée à ce prestigieux rendez-vous indocéanique par la chanteuse Lisa Ducasse, qui y exposera sa poésie après l’étape réussie de l’Iomma l’année dernière. À noter que vous pourrez suivre le festival sur les pages Instagram et Facebook de Le-Mauricien.