Kumudini est un des personnages de Yogayog, œuvre littéraire de Rabindranath Tagore parue en langue bengalie en 1929. Dans ce roman traduit en français par F. Bhattacharya et sous le titre éponyme, Kumudini (1), l’attachante héroïne va grandir et évoluer dans la société indienne au Bengale au XIXe siècle. En découvrant cette œuvre de Tagore, nous saisissons la profonde influence des traditions sur les femmes en Inde depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours ; en effet, encore aujourd’hui, il semble que la femme indienne soit partagée entre son dharma, le devoir moral et son propre épanouissement au sein de sa famille et de la société.
Les sentiments à l’épreuve
Orpheline, mais élevée avec beaucoup de tendresse par son frère aîné, Kumudini reçoit une éducation très complète dans une société en mutation. Néanmoins, au fil d’une intrigue où des relations humaines se font et se défont dans un monde dominé par le pouvoir de l’argent, elle va voir son regard évoluer en traversant les épreuves de la vie. Déchirée entre le devoir conjugal et des sentiments profondément brimés, elle trace sa vie au sein de sa belle-famille dans la frustration avant de retrouver une certaine forme de libération grâce aux enseignements traditionnels transmis par son frère. Par la force du destin, à un moment crucial de sa vie, inconsciemment guidée par l’instinct maternel, elle finira par se réconcilier avec ses conflits intérieurs ; son héritage culturel va l’aider à sauvegarder sa dignité.
Dans ce roman marqué par des références symboliques et épiques de la civilisation indienne, Tagore décrit avec beaucoup d’habileté et de réalisme le portrait psychologique de ses personnages. Au cœur d’une société bengalie en train de changer dans un contexte colonial, des relations humaines se tissent tantôt avec tendresse, tantôt dans une tension aiguë. Les discussions entre Kumudini et son frère vont nourrir ses propres réflexions qui l’aideront à supporter son humiliation. En ponctuant la trame du récit des allusions subtiles aux bienfaits de la musique et aux grandes épopées hindoues, Tagore nous montre le double impact des traditions sur l’héroïne. Ressenties au début comme un bel héritage, elles pèsent lourdement sur la vie de la jeune femme pendant un moment avant de se transformer en véritable soutien pour elle. Les empreintes d’une tradition millénaire profondément ancrées dans son for intérieur finissent par lui procurer une force essentielle pour surmonter les vicissitudes de la vie ; et par conséquent, c’est avec philosophie qu’elle acceptera sa condition féminine.
L’empreinte des traditions
En faisant allusion à des héros mythiques, Tagore pose les jalons de la vie dramatique de son personnage. En proie à des conflits intérieurs et entourés de proches eux-mêmes désarmés devant sa situation, Kumudini aura un cheminement laborieux à l’instar des personnages épiques qui n’étaient guère infaillibles malgré leurs destins grandioses ! Lorsque le narrateur évoque Karna, ce héros tragique du Mahâbhârata, il annonce déjà le drame que vivra Kumudini après son mariage. Comme Karna, obligé de se défaire de l’armure divine offerte par le Dieu Surya, son père, Kumidini deviendra vulnérable dès qu’elle quittera la maison familiale et la protection de son frère Vipradas. Dès le début du récit, nourrie de l’amour du couple divin idyllique de Radha et de Krishna, elle avait décidé de bâtir sa vie conjugale à leur image. Mais déçue par le comportement et la cupidité de son mari, elle s’interrogera sur son rôle d’épouse. Elle va s’inspirer des versets puissants de la Bhagavat Gita et des Puranas et du dévouement de Mirabai pour Krishna pour essayer de tracer son destin. Toutefois, dans les récits des amours de Krishna, malgré leur loyauté envers ce dernier, Radha et Mirabai, condamnées par la société, quitteront leurs familles pour s’oublier dans un amour mystique. Rien n’est obtenu sans sacrifice…
Dans sa belle-famille, Kumudini trouvera un jeune beau-frère qui avoue qu’il aurait aimé être comme Lakshmana pour elle. Dans le Ramayana, ce jeune frère du prince Rama, qui devait protéger sa belle-sœur, la princesse Sita, sera réprimandé par son grand frère pour l’avoir abandonnée quelques instants, laissant la voie libre à Ravana. Pris entre les rets du devoir moral, le dévouement, les obligations familiales et leur propre générosité, tous ces personnages épiques se trouvent livrés à des doutes profonds sur des choix à faire dans des situations délicates. Le frère de Kumudini est lui-même comparé à un moment donné à Bhishma, ce guerrier héroïque, qui, piégé par son propre vœu de célibat, a dû porter la lourde responsabilité de l’anéantissement de sa famille. Vipradas, personnage intègre mais complètement impuissant face aux problèmes conjugaux de sa sœur, essaiera de la raisonner en lui rappelant l’histoire de l’épouse du roi Dushyanta, la princesse Shakuntala qui finira par trouver la paix malgré l’oubli de son mari.
L’équilibre par le détachement
Les références à la force morale des personnages empruntés à des épopées indiennes sont renforcées par l’évocation des râgas dans le roman. Ces mélodies indiennes interprétées à des heures particulières de la journée vont apaiser la révolte intérieure de Kumudini, dans un moment de profond désarroi, la délivrant de tous les liens éphémères qui la relient aux autres pour la transporter vers quelque chose de plus éternel, le détachement. Cette forme de libération au nom de la tradition lui est proposée par son frère aîné à un moment où elle doit faire un choix décisif pour sa vie et assumer une nouvelle responsabilité. Chacun a un devoir à accomplir dans son rapport avec la société et au sein de sa famille. Trouver un équilibre, même fragile, en s’appuyant sur ses ressources profondes et son héritage culturel semble être la solution pour Kumudini qui essaiera d’assumer son prénom dans toute sa plénitude, la « fleur de lotus épanouie » au cœur de la complexité des « relations humaines », Yogayog.
Ce roman très émouvant de Tagore souligne l’actualité du thème de la femme opprimée, souhaitant se libérer au sein d’une société en constante évolution. Défenseur de la condition féminine, Tagore nous livre quelques clés pour découvrir la richesse intérieure de la femme qui n’est ni seule ni démunie. Kumudini nous éclaire sur les valeurs humaines, la marque des traditions millénaires sur l’homme ainsi que la foi de la femme en sa force intérieure. Ce précieux legs littéraire mérite d’être apprécié à la lumière de la multiplicité des références symboliques. Pourrait-on y entrevoir une certaine forme de libération pour l’épanouissement de la femme ?
- Rabindranath Tagore, Kumudini, (traduit par France Bhattacharya), Paris, Ed. Zulma, 2013. Cet ouvrage a été publié à l’occasion du centenaire du prix Nobel de littérature attribué à Tagore.
Pravina Nallatamby, 13 février 2023