« Il ne faut pas confondre la productivité et la production », soutient Ashit Gungah, directeur exécutif du National Productivity and Competitiveness Council (NPCC). Dans l’interview qui suit, il estime difficile de savoir si un travailleur étranger est plus productif qu’un travailleur mauricien. Il souligne aussi que, de manière générale, la productivité peut varier selon les industries, le type d’emploi et les entreprises. De plus, la productivité dépend de plusieurs facteurs, tels que la formation, l’expérience, les compétences, les motivations et les conditions de travail, qui peuvent varier considérablement entre travailleurs étrangers et mauriciens. Pour lui, on ne doit pas non plus aussi ignorer le facteur clé qu’est le leadership, et qui a un impact sur la productivité.
Quelles sont les différentes initiatives prises sous votre leadership depuis que vous êtes installés à la tête du NPCC ?
J’ai pris mes fonctions comme directeur exécutif du NPCC début 2020, soit seulement quelques semaines avant que le pays n’affronte le tout premier confinement. Ce n’était pas seulement une première expérience professionnelle pour nous tous, mais aussi un vrai défi à relever, à un moment où toutes les données, les manières de communiquer avec les employés et toutes nos parties prenantes, sans oublier la mise en œuvre de nos projets, ont été chamboulées par les mesures et restrictions sanitaires. Nous avons accepté ces défis et j’ai travaillé avec mon équipe pour mettre en place tous les dispositifs nécessaires pour que nous puissions poursuivre nos activités avec de nouveaux projets, malgré les nombreuses perturbations.
Ces projets étaient essentiellement axés sur l’adoption de pratiques et de méthodes de productivité non seulement pendant la durée du confinement, mais surtout dans un nouvel environnement post-Covid-19. D’abord, nous avions le projet Business Continuity and Resilience Planning (BCRP), qui vise à favoriser l’adoption d’une culture de gestion des sinistres (Disaster Management) dans les entreprises.
Ce programme a bénéficié de la collaboration du haut-commissariat britannique à Maurice et a aidé les entreprises à traverser les catastrophes et les crises. Ensuite, nous avons eu le projet Enterprise Productivity Framework, lancé en septembre 2020, et dont le but était d’offrir une feuille de route à tout type d’entreprise sur une période de trois ans afin d’assurer leur productivité et leur compétitivité. Le projet visait un environnement de travail sûr avec les mécanismes de coopération appropriés.
Nous avons aussi lancé la campagne #morisienprodiktif en avril 2020, soit au beau milieu de la période de confinement, dans le but d’encourager les Mauriciens à continuer d’être en sécurité et productifs tout en travaillant à domicile. Outre les employés travaillant à domicile, la campagne encourage le public à adopter des modes de vie productifs. Cette campagne était précisément animée sur la page Facebook et a atteint plus de 48 000 utilisateurs.
Le NPCC avait organisé une série de webinaires d’août à septembre 2020, ciblant principalement les entrepreneurs et les professionnels sur différents thèmes (Organisational Wellbeing, Managing Virtual Teams et Business Transformation). Ces webinaires avaient pour objectif d’aider les participants à comprendre l’impact du Covid-19 et à trouver des opportunités pendant la crise. Chaque session a enregistré une soixantaine de participants. Néanmoins, nous n’avons à aucun moment épargné nos projets réguliers, par exemple la National Productivity and Quality Convention (NPQC), l’InnovEd et le National Leadership Engine (NLE), que nous avons réalisés sur une base virtuelle, alors que des programmes de formations étaient menés sur notre e-Learning Platform.
Alors que les frontières étaient toujours fermées, nous avions lancé le Covid-19 Occupational Safety and Health and Resource Efficiency (COSHARE), afin de contribuer à positionner Maurice comme une destination touristique Covid-Safe et écologiquement durable. Il consistait également à mettre en place les protocoles sanitaires et l’implémentation de projets liés à la production propre, qui aurait par la suite un impact positif sur l’environnement. Ce projet, qui a été implémenté en deux phases entre octobre 2021 et juin 2022, a pu sensibiliser 7 000 opérateurs dans la chaîne de valeur du tourisme. Ceux-ci comprennent les petits et grands hôtels, les restaurants, les tour-opérateurs, les Tourists Residences et autres Guests Houses.
Pensez-vous que la productivité soit un concept bien compris des travailleurs mauriciens ?
En général, la productivité est un concept qui peut être complexe et difficile à comprendre pour beaucoup. Il est important de ne pas confondre la productivité et la production. La productivité ne signifie pas travailler davantage, mais plutôt travailler de manière plus efficace. Pour ce faire, il est nécessaire d’adopter des habitudes positives.
En travaillant de manière plus efficace, nous pouvons atteindre des performances supérieures et profiter d’une satisfaction accrue, ce qui améliore notre qualité de vie. Je dois ajouter qu’aux fils des ans, avec surtout le travail assidu du NPCC, nous avons témoigné une transformation de cette perception, et la productivité semble de plus en plus être comprise. Cependant, la productivité n’est pas une finalité en soit. Elle nécessite un effort continu de tout un chacun, car la productivité signifie une amélioration constante.
La thèse de plus en plus acceptée est que les travailleurs étrangers sont plus productifs que les Mauriciens. Est-ce vraiment le cas ?
Difficile d’y répondre de manière générale, car cela peut varier selon les industries, les types d’emploi et les entreprises. De plus, la productivité dépend de plusieurs facteurs, comme la formation, l’expérience, les compétences, la motivation et les conditions de travail, qui peuvent varier considérablement entre les travailleurs étrangers et mauriciens. D’ailleurs, nous ne devons pas aussi ignorer le facteur clé qu’est le leadership, et qui a un impact sur la productivité.
Nous devons comprendre un aspect important, que j’appelle la Human Maintenance. Par exemple, le Mauricien, qui travaille sur son sol natal, a une vie sociale et a des engagements sociaux (mariages, funérailles, démarches personnelles…), alors que le travailleur étranger, lui, qui ne vit pas avec sa famille, a plus de temps, qu’il préfère consacrer à son travail. D’où notre perception que le travailleur étranger est plus productif que son homologue mauricien. Mais cela ne veut pas dire que le travailleur mauricien n’est pas productif. Si c’est le cas, alors le Mauricien travaillant à l’étranger pourrait être considéré comme étant plus productif qu’un habitant natif du pays en question.
La productivité dans le port a souvent été décriée. En tant que président de la Mauritius Port Authority (MPA), qu’en pensez-vous ?
Le port est considéré comme le poumon de l’économie. Notre port est aussi une plateforme vitale pour les ports de la région, qui en dépendent pour les services de transbordement de conteneurs. La productivité moyenne des grues à Port-Louis tourne autour de 22 mouvements par heure (MPH), ce qui est inférieur à l’objectif fixé de 25 MPH. Or, pour attirer plus d’activités de transbordement à Port-Louis, la productivité devrait dépasser les 25 MPH.
Il faut souligner que certains ports de la région enregistrent une productivité à 25 à 30 MPH en opérant des grues mobiles. Ces ports sont en train de développer de nouvelles infrastructures modernes pour accueillir de plus grands navires et, ainsi, cesser le transbordement de leurs conteneurs via Port-Louis une fois que les appels directs à leurs ports commenceront. Il y a donc un risque élevé que Port-Louis ne devienne qu’un port d’alimentation (Feeder Port) à partir d’une plateforme régionale de transbordement si le niveau de productivité n’est pas amélioré.
Après le Covid-19, particulièrement en 2022, nous avions constaté un changement dans le nombre d’appels de navires porte-conteneurs à Port-Louis. En effet, les compagnies maritimes ont déployé leurs grands navires porte-conteneurs vers des routes plus rentables, comme les régions Extrême-Orient/États-Unis et Extrême-Orient/UE, au détriment des petits États insulaires comme nous. En conséquence, la productivité moyenne sur ces navires d’alimentation était à 18 MPH, contre 25 MPH sur les plus grands navires. Sur une note positive, nous voyons le retour des grands Mother Vessels, jusqu’à 15 000 Twenty-foot Equivalent Units (TEU) à Port-Louis. Nous prévoyons aussi une certaine augmentation du trafic avec la reprise économique mondiale, la baisse des tarifs, l’augmentation des importations et des exportations.
Comment résoudre le problème de productivité face au vieillissement de la population ?
Le NPCC avait déjà mené une étude sur le vieillissement de la main-d’œuvre locale. Nous avons proposé plusieurs mesures afin de contrer les effets de la main-d’œuvre vieillissante. Il est ainsi important d’encourager la formation professionnelle des travailleurs âgés pour leur permettre d’acquérir de nouvelles compétences et rester à jour avec les technologies et les tendances de l’industrie. Les programmes de formation continue peuvent aider les travailleurs âgés à maintenir leur compétitivité et leur employabilité.
L’adoption du travail à distance ou des horaires flexibles peuvent être bénéfiques pour les travailleurs âgés. Cela leur permet de travailler à leur rythme et de gérer leur temps en fonction de leurs besoins personnels, tels que les soins aux membres de leur famille. Cela peut également aider à réduire les coûts pour les employeurs, tels que les coûts de bureau et de déplacement. Les employeurs peuvent aussi bénéficier de l’expérience et de l’expertise des travailleurs âgés.
Nous pouvons encourager l’embauche de ces travailleurs en offrant des incitations fiscales, des subventions pour la formation et la reconversion professionnelle, ou en sensibilisant les employeurs aux avantages de l’embauche de travailleurs âgés. Par ailleurs, les entreprises peuvent choisir une tout autre voie, dont la digitalisation, qui est une option encore plus durable, car elle permet non seulement de gérer une entreprise en dépendant de moins de main-d’œuvre, mais d’avoir davantage de productivité.
L’économie mauricienne a su faire preuve de résilience malgré les chocs externes. Pensez-vous qu’il faille améliorer la productivité pour rester compétitif sur le plan mondial ?
Absolument ! Toutes les grandes institutions du monde, que ce soit la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation de coopération et de développement économiques, sont unanimes pour dire que le niveau de la productivité sur le plan global à connu une baisse conséquente pendant la dernière décennie. Statistics Mauritius avance que sur la période 2011-2021, la valeur ajoutée brute (Gross Value Added) en termes réels a augmenté en moyenne annuelle de 1,6%.
L’amélioration de la productivité et la qualité sont les éléments essentiels pour maintenir la compétitivité de l’économie locale sur le plan international. Une économie productive peut produire plus de biens et de services avec moins de ressources, ce qui peut augmenter la qualité et la quantité de ce qui est offert sur le marché, tout en réduisant les coûts de production. Cela peut aider les entreprises mauriciennes à maintenir des prix compétitifs et à s’adapter aux fluctuations du marché mondial.
De plus, en améliorant la productivité, les entreprises locales peuvent améliorer leur rentabilité, ce qui peut les aider à investir dans la recherche, l’innovation, la formation et le développement de nouvelles compétences. Cela peut également stimuler la croissance économique, créer des emplois de qualité et améliorer le niveau de vie des citoyens. N’oublions pas aussi le concept de la productivité verte, qui a un impact positif sur l’environnement.
Quel regard portez-vous sur la position de Maurice dans le Global Competitiveness Index ?
Selon le dernier rapport, qui date de 2019, Maurice a été classée 52e sur 141 pays, ce qui représente une amélioration de trois places par rapport à son classement en 2018. Les points forts de l’économie mauricienne dans ce classement étaient la stabilité macroéconomique, la santé et l’infrastructure, tandis que les points faibles étaient l’innovation, les compétences numériques et la complexité administrative.
Ainsi, notre performance, selon ce dernier rapport, peut être qualifiée de décente, surtout dans une conjoncture internationale hautement volatile et incertaine. Cela nous donne aussi des indications sur des points sur lesquels nous devrons nous appuyer pour une meilleure performance dans le prochain exercice. Ceci dit, nous ne devons dormir sur nos lauriers, mais faire plus d’effort en vue de rehausser notre aspiration à devenir un pays à hauts revenus, avec une économie hautement dynamique, car être une économie à hauts revenus sur la Borderline ne serait pas vraiment bénéfique pour nous.
Comment peut-on réconcilier la productivité avec le salaire, alors qu’il y a un écart salarial entre hommes et femmes ?
L’écart de salaire entre les hommes et les femmes est un problème complexe qui ne peut être résolu en un seul geste. Cependant, en général, il est possible de réconcilier la productivité avec le salaire en adoptant des politiques et des pratiques qui favorisent l’égalité des genres et la rémunération équitable. Quelques solutions peuvent être l’évaluation des salaires et les avantages sociaux pour s’assurer qu’ils sont équitables et basés sur la performance plutôt que sur le sexe.
Nous pouvons aussi favoriser l’égalité des genres dans la formation et le développement de la main-d’œuvre en offrant des opportunités égales pour l’apprentissage et la croissance professionnelle. Nous pouvons aussi encourager la diversité et l’inclusion en embauchant et en promouvant des femmes à des postes de leadership et en offrant des avantages, tels que des horaires de travail flexibles, pour soutenir les responsabilités familiales.
Toutefois, le secteur public, où les salaires sont régulés, se voit moins contraint que le secteur privé dans cet aspect particulier. Le problème d’écart salarial entre hommes et femmes est réglé par les dispositions existantes.
Quelles sont les faiblesses qui entravent la productivité à Maurice ?
La productivité signifie une amélioration continue dans tous les aspects d’une entreprise, et même dans la vie personnelle. En soi, c’est un mode de vie qui aide à retirer les obstacles de notre chemin vers l’excellence. Dans tous les sens, il est important que nous continuions d’investir dans les moyens visant à accroître notre productivité, dont la formation et l’innovation. Nous devons continuer de travailler pour changer notre Mindset. Nous devons aussi constamment investir dans les infrastructures, comme cela se fait déjà, et qui nous aident à rehausser notre productivité et nous permettent de viser l’excellence.
La productivité est le moteur de la croissance. Que faut-il faire à Maurice pour faire face aux perspectives de croissance moyenne dans le monde avec la guerre en Ukraine et le positionnement géopolitique ?
La productivité est un élément clé pour stimuler la croissance économique et améliorer la compétitivité d’un pays. Pour faire face aux perspectives de croissance moyenne dans le monde et aux incertitudes géopolitiques, il y a plusieurs mesures que Maurice peut prendre pour améliorer sa productivité. Il est ainsi important d’investir dans l’éducation et la formation professionnelle pour développer les compétences et les connaissances nécessaires en vue d’améliorer la productivité. Les politiques économiques devraient continuellement encourager l’investissement et l’entrepreneuriat en réduisant les coûts et les obstacles administratifs.
Quels sont vos projets ?
Toutes les actions du NPCC sont guidées par un plan stratégique quinquennal, et dont le dernier a été dévoilé en 2021, s’étendant jusqu’à 2025. Ce nouveau plan stratégique préconise des actions basées sur six différents axes, notamment le développement de capacités parmi les jeunes et la main-d’œuvre de demain, avec un accent sur l’adoption des valeurs de la National Leadership Brand; défendre l’importance de la productivité dans la société; transformer nos entreprises en organisations performantes; améliorer la prestation de services dans les organisations publiques en rationalisant, simplifiant et éliminant les activités sans valeur ajoutée; promouvoir la mesure de la productivité; et adopter une approche holistique pour améliorer la productivité au niveau national, sectoriel et industriel.
Quant à nos projets présents et futurs, nous sommes en pleine implémentation des initiatives, dont le NPQC, qui a été rebaptisé National Productivity and Quality Excellence Award (NPQEA). Ce projet a été revu avec un accent particulier sur la notion de l’excellence.
L’Enterprise Go Digital, lancé en mars 2022, a déjà franchi sa première phase avec une campagne de sensibilisation sur l’importance de la digitalisation dans les entreprises, alors que la deuxième phase, en plein essor, prévoit la mise en réseau des entreprises sur une plateforme leur permettant d’avoir accès aux outils digitaux. Nous prévoyons de rehausser ce projet pour accommoder un grand nombre d’entreprises et encore plus d’applications dans l’avenir. Tout dépendant des moyens financiers à bord.
À noter que ce projet est financé par le Programme des Nations Unies pour le Développement.
Nous travaillons aussi sur le projet ECONO-Biz en collaboration avec le ministère de l’Environnement et le Human Resource Development Council. Ce projet se concentre sur l’amélioration de l’efficacité des ressources (matériaux, énergie et eau, entre autres). Le projet permettra aux entreprises participantes de se développer et d’atteindre l’excellence dans une économie verte et circulaire, tout en réduisant le gaspillage et les coûts. Par ailleurs, il faut noter que le NPCC entamera dans la prochaine année financière un deuxième volet de l’étude sur la productivité à Maurice en collaboration avec la Banque mondiale.