Non, Bruneau Laurette et Nishal Joyram ne sont pas morts.
Et oui, ce titre est provocateur.
Car la situation nous pousse aux extrêmes.
Que voyons-nous aujourd’hui ?
D’abord Bruneau Laurette. Il y a deux ans, cet homme dont on n’avait pas entendu parler jusque-là réunissait plus de 100 000 Mauricien-nes dans les rues de Port Louis, pour une manifestation historique. Au lendemain de l’échouage du Wakashio et de la première marée noire qu’a connue notre île, celui qui se présentait comme un expert en sécurité maritime a galvanisé autour de lui, en août 2020, une colère qui n’avait cessé de monter depuis le premier confinement de mars 2020. Face à un gouvernement arrogant, népotique, punitif, amorphe devant l’urgence, Bruneau Laurette a porté sur ses larges épaules un mécontentement soudain très vocal. Et une population ébahie découvrait-là-qu’elle était capable de descendre dans les rues de la capitale, de scander à tue-tête et à visage découvert des slogans violemment anti-gouvernement, de crier son ras-le-bol, d’affirmer haut et fort plus que son désir, sa volonté d’autre chose.
Et puis.
Et puis le gouvernement de Pravind Jugnauth a appliqué sa tactique choc.
Celle de l’inertie.
On ne réagit pas.
On ne dit rien.
On ne fait rien.
On ignore.
On laisse couler.
Plutôt que de montrer qu’ils prenaient au sérieux Bruneau Laurette et toutes les voix qu’il cristallisaient, ils l’ont laissé s’essouffler.
A mesure de prises de positions discutables et clivantes autour du Covid et de la vaccination.
A mesure de discussions et prises de position contradictoires avec des forces d’opposition.
A mesure de la nécessité de devoir toujours prendre la parole sur tout pour continuer à être visible et exister comme l’exige aujourd’hui la société d’internet et des réseaux sociaux.
A mesure du doute que l’on instille savamment autour du personnage, misant sur les déceptions passées, cette façon de dire « de toute façon personne ne peut être vrai, il y a toujours magouille et tromperie quelque part ».
Et cela a marché.
Il y a trois semaines, lors d’un rassemblement à Port Louis, Bruneau Laurette a tenu des propos extrêmement durs et graves à l’encontre du pouvoir. Il n’a pas été arrêté.
Mais une semaine plus tard, la police a, comme par hasard, trouvé de la « drogue » et des armes à feu chez lui.
De deux choses l’une : soit le gars est con, soit le gars est débile.
Attaquer frontalement le pouvoir depuis deux ans, et garder à son domicile de la drogue et des armes, il faut être stupide, ou taré.
Ceux qui l’ont côtoyé affirment que Bruneau Laurette est très loin d’être l’un ou l’autre.
Mais il a été arrêté. Et il n’y a eu aucune réaction.
Où étions-nous donc ?
Où étaient ces 100 000 personnes plus qui avaient marché à son appel il y a deux ans ?
Les analyses ont commencé à parler. Une partie de la supposée drogue était des graines de chia. L’arme à feu est un objet factice, modèle de collection. Les analyses ADN ne révèlent pas ses empreintes sur la came saisie.
Mais l’homme reste en prison.
Où sommes-nous donc ?
On peut arrêter un opposant sous des charges fallacieuses, le garder enfermé autant qu’on veut.
Tout passe.
Ensuite il y a Nishal Joyram.
Pendant 22 jours, cet enseignant de 42 ans a tenu une grève de la faim pour protester contre la hausse exponentielle du prix des carburants. Contre le fait qu’alors même que le prix moyen de vente de l’essence est de Rs 52 à travers le monde, il soit maintenu chez nous à Rs 74.10, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur le coût de la vie.
Il était remarquablement déterminé.
Mais là aussi, le gouvernement de Pravind Jugnauth a appliqué sa tactique choc.
Celle de l’inertie.
On ne réagit pas.
On ne dit rien.
On ne fait rien.
On ignore.
On laisse couler.
Plutôt que de montrer qu’ils prenaient au sérieux Nishal Joyram, sa santé, sa vie, et toutes les voix qu’il cristallisaient, ils l’ont laissé s’affaiblir.
Finalement, Nishal Joyram a dû être hospitalisé au bout de 22 longs jours de privation de nourriture.
Pour bon nombre, il est un héros. Un homme qui nous donne à voir que l’on peut mettre sa vie au service d’une cause commune, solidaire, juste.
Mais nous ? Qu’avons-nous fait pour lui ?
Certains se sont engagés en forme de comité de soutien autour de lui.
Répondant à son appel, quelques-uns ont allumé leurs phares pour signifier le soutien à son combat. Quelques-uns ne sont pas allés travailler lundi en signe de solidarité avec le gréviste.
Mais après ?
Autant on peut vouloir se convaincre que son action a été héroïque et décisive, autant le fait demeure que Nishal Joyram a finalement dû interrompre sa grève de la faim sans que le gouvernement bouge le petit doigt en sa direction, le couvrant de son mépris, se contentant de dire que le comité chargé de fixer le prix de l’essence se réunira comme prévu en janvier 2023.
Quelque part, le pouvoir a œuvré à neutraliser Bruneau Laurette et Nishal Joyram. Quelque part, il a œuvré à les « tuer ».
Et quelque part, cela s’est fait avec notre complicité.
Parce que nous aussi, en tant que population, nous sommes restés dans l’inertie.
Nous aussi, nous n’avons pas manifesté ouvertement et en nombre suffisant la solidarité nécessaire à des hommes qui engagent ni plus ni moins que leur vie pour une société mauricienne plus juste, plus égalitaire, plus saine.
Un « héros » s’appuie sur ce qui l’entoure. Si la communauté pour laquelle il se bat estime que dénoncer des malversations ou faire une grève de la faim est un acte stupide, alors il ne sera pas un héros. Un troupeau de moutons ne peut se vouloir un tigre à sa tête.
Sommes-nous une population de moutons ?
On peut dire que les Mauricien-nes sont lucides et sages. Nous savons que nous vivons sur une île minuscule, et que si nous nous mettons à nous entre-battre, il n’y aura nulle part où se sauver.
On peut dire que les Mauricien-nes demeurent très perméables à l’instrumentalisation ethnique qui fait sentir que l’on a une place dans ce pays à condition de faire partie d’un groupe, et en fonction du poids de ce groupe sur l’échiquier politique. Et tant pis si ce groupe abuse de ce pouvoir.
On peut dire qu’il est difficile de se battre contre un système qui, dans un petit pays, fait que tout passe par le pouvoir central : un job, un salaire, un contrat, une nomination, la liberté. Comment s’engager contre quand on sait que malgré toutes ses compétences et tout son travail, on n’aura jamais un poste ou un deal si on n’est pas proche du pouvoir ? Comment s’engager quand on sait que cela risque de mettre en péril non seulement son emploi mais celui de ses proches ? Qui préfère réellement vivre et mourir pauvre pour des principes plutôt qu’offrir à sa famille un peu de confort et de réjouissances ?
Parfois, on ne peut se permettre le choix.
Il faudra bien toutefois qu’un jour les « élites » de ce pays se posent la question de leur position.
Force est de reconnaître qu’en fonction d’une conscience de classe et d’évidents intérêts économiques, nos « élites », dans une grande majorité, ont choisi de ne pas confronter les menées d’un pouvoir dominateur et coercitif. On s’offusque en privé de « cette cacade de gouvernement », mais on reste conscients, comme l’a montré le Covid, que des décisions de ce gouvernement dépend que l’on puisse continuer à s’enrichir ou pas. Continuer à vivre dans un semblant de liberté ou pas. Alors on compose avec.
Un jour, toutefois, il faudra bien se poser la question de ce que nous contribuons à tuer en nous-mêmes, et autour de nous. Ou ce que nous pourrions aider à faire revivre…
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