Est-ce que les gens naissent
Egaux en droits
A l’endroit
Où ils naissent
Est-ce que les gens naissent
Pareils ou pas
Dans sa chanson Né quelque part, sortie en 1987, Maxime Leforestier pose cette question qui résonne cette semaine fortement dans notre actualité. Celle, d’une part, qui a trait aux Chagos.
Un combat n’est jamais perdu d’avance.
« Réalistes », « pragmatiques » ou « cyniques », selon l’appellation que l’on choisit, une grande majorité de personnes avaient estimé que le combat mené par les Chagossiens contre Britanniques et Américains était perdu d’avance. Mais le pot de terre, parfois, peut finir par en imposer au pot de fer.
Et il faut saluer l’opiniâtreté des Chagossiens. Ceux réunis autour d’Olivier Bancoult. Ceux ralliés par feu Fernand Mandarin. Toutes celles et ceux qui n’ont jamais baissé les bras, ni la voix, qui ont farouchement œuvré à faire connaître et dénoncer l’injustice fondamentale qui leur a été faite.
Les Chagos symbolisent ce que les pouvoirs occidentaux ont imposé à leurs anciennes colonies au moment du processus dit de décolonisation. En excisant cet archipel du territoire mauricien lorsqu’ils nous accordent l’indépendance en 1968, les Britanniques ne se sont pas seulement approprié une partie de nos terres pour les louer aux Américains, qui y ont établi la base militaire de Diego Garcia. Ils ont aussi contraint toute une population à un exil forcé. Et peu importe que cette population n’ait été constituée « que de 2 000 personnes environ ». Le fait est qu’ils ont été expulsés du lieu où ils sont nés, du lieu où sont enterrés leurs ancêtres, et que cette expulsion s’est faite dans des conditions inhumaines.
Après le documentaire Stealing a nation de John Pilger en 2004, celui de Jean-Noël Pierre intitulé Absolutely must go, diffusé ces jours-ci, donne la pleine mesure du traumatisme qui a été infligé à cette population. Qu’il soit citoyen américain, britannique, français, canadien, indien, australien, chinois, mauricien, chacun devrait s’arrêter et se demander : et si cela avait été moi ? Et si, un jour, une puissance étrangère avait décidé que mon pays n’était plus le mien, que je n’aurais plus jamais le droit de rentrer là où je suis né et où j’ai vécu jusque là ?
Si l’Etat mauricien a longtemps fait le dos rond face à cette appropriation illégale, realpolitik oblige, les Chagossiens eux n’ont jamais cessé de se battre pour que soit reconnu le préjudice qui leur a été causé, pour obtenir, au-delà d’une compensation, un droit de retour. Ils ont ainsi, avec leurs maigres moyens, actionné tous les leviers légaux qu’il était possible d’actionner au cours de ces dernières années. Et il aura fallu que l’Etat mauricien, finalement, décide à son tour de revendiquer sa souveraineté bafouée pour que les instances internationales soient mobilisées.
C’est une grande victoire qui a été obtenue en janvier 2021, lorsque l’assemblée générale de l’ONU affirme, à une majorité de 116 voix, que les Chagos appartiennent au territoire mauricien, que leur excision par la Grande Bretagne était illégale, et que celle-ci doit rendre l’archipel à Maurice dans les plus brefs délais. Mais l’ONU n’ayant pas le pouvoir effectif d’imposer cette résolution, beaucoup ont estimé qu’il n’y aurait pas de moyen de faire la Grande Bretagne et les Etats Unis revenir sur leur déclaration à l’effet qu’ils n’avaient pas l’intention de s’y conformer.
Les choses semblent avoir évolué puisque cette semaine, le jour même de la commémoration de la déportation des Chagossiens, l’annonce a été faite que Maurice et le Royaume-Uni ont décidé d’entamer des négociations sur l’exercice de souveraineté sur l’archipel des Chagos.
Et l’affaire n’est pas renvoyé aux calendes grecques : on parle ici d’arriver à un accord d’ici début 2023, en d’autres mots très rapidement.
La question qui se pose immédiatement est bien entendu de savoir ce qui pourrait se cacher derrière ce « revirement » et cet esprit soudain étonnamment « conciliant ».
Le fait que Premier ministre mauricien Pravind Jugnauth et James Cleverley, le Secretary of State for Foreign, Commonwealth and Development Affairs de Grande Bretagne, aient déposé quasiment la même déclaration au même moment devant les Parlements mauricien et britannique, ne peuvent que nous interpeller. D’ores et déjà, il est évident qu’un accord a été conclu pour que la base militaire américaine ne soit pas remise en question. « Maurice et le Royaume-Uni ont réitéré que tout accord entre nos deux pays assurerait une opération continue et efficace sur la base militaire conjointe américano-britannique de Diego Garcia, qui joue un rôle vital dans la sécurité régionale et mondiale » disent les deux hommes. Qui ajoutent : « Nous reconnaissons l’intérêt des États-Unis et de l’Inde et nous les tiendrons informés des progrès ».
Il est évident que l’océan Indien, et Maurice, se retrouvent au cœur d’enjeux géo-stratégiques, sécuritaires, politiques et économiques de premier plan. Où, outre les Etats Unis, la Grande Bretagne et la France, l’Inde et la Chine se positionnent aussi pour jouer un rôle de premier plan.
Au vu du « secret » qui entoure ces jours-ci le « développement » par l’Inde du territoire mauricien d’Agaléga, c’est dire à quel point il nous revient plus que jamais d’être vigilants face à cette annonce apparemment très positive. Et que les intérêts des Chagossiens, ceux qui ont été privés au premier chef de leur lieu de naissance, ne soient pas encore une fois bafoués sur l’autel des puissants…
Être né quelque part
C’est partir quand on veut
Revenir quand on part
La suite de la chanson de Maxime Leforestier résonne aussi fortement par rapport à une autre partie de notre actualité. Celle qui a trait à l’action entrée en Cour Suprême par Lindsey Collen. Pour contester le récent amendement apporté au Mauritius Citizenship Act.
Connue et reconnue à Maurice et au-delà comme écrivaine, activiste sur divers fronts et membre du parti de gauche Lalit, Lindsey Collen, née en Afrique du Sud, en exil de son pays sous le coup des lois d’apartheid, a obtenu la citoyenneté mauricienne en 1986, suite à son mariage avec le Mauricien Ram Seegobin, rencontré lors de leurs études à Londres.
Aujourd’hui, en vertu des nouveaux règlements votés en juillet dernier par le Parlement mauricien, elle peut à tout moment être expulsée de Maurice. Et comme elle, des milliers d’autres personnes ayant épousé des citoyen-nes mauricien-nes, qui ont ici fondé, depuis des décennies, une vie, une famille.
Comment donc les parlementaires de la majorité ont-ils pu voter une loi qui donne au Premier ministre pleins pouvoirs de retirer sa citoyenneté mauricienne à un-e conjoint-e né-e à l’éranger, de lui enlever son droit de résidence ici, et donc de l’expulser du pays, cela sans avoir à fournir aucune justification à sa décision ? Car c’est bien ce pouvoir exorbitant, injuste et injustifiable, que lui donne cette loi. Qui ne permet même pas le recours à une cour de justice. Qu’en est-il de la séparation des pouvoirs capitale à une démocratie ? Comment un homme peut-il avoir le pouvoir de faire vivre autant de personnes dans une insécurité permanente ? Qu’ont à dire pour justifier cela certains de nos ministres qui ont eux-mêmes une épouse née ailleurs et devenue mauricienne par le mariage ?
Un pays, ce n’est pas qu’un territoire. C’est aussi ceux qui l’habitent. Ceux qui, théoriquement, en étant citoyen-nes de ce pays, devraient avoir les mêmes droits. Ceux qui devraient pouvoir en partir et y retourner sans entraves.
Je suis né quelque part
Laissez-moi ce repère
Ou je perds la mémoire
Être d’un pays ne devrait pas pouvoir relever du caprice des puissants.
C’est aussi cela que l’actualité nous appelle à proclamer…
SHENAZ PATEL