Le Guide - Législatives 2024

Dans sa main, la grenade…

De manifs en manifs. Une constante s’exprime depuis la grande manif qui avait réuni plus de 100 000 personnes dans les rues de Port Louis en août 2020: au-delà des désaccords ou des unions de circonstance, au-delà des petits arrangements politiques, des citoyen-nes de ce pays montrent avec une détermination certaine leur volonté d’exprimer leur désaccord, profond, avec la façon dont le pays et géré par le pouvoir en place.

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Et il est essentiel d’écouter ce qui s’exprime-là. Dans cette présence déterminée. Parce qu’il y a là quelque chose qui gronde, qui monte graduellement. Et que ce serait une erreur de croire qu’il ne s’agit que d’une agitation de surface.

Loin d’être déconnectée du réel, la littérature porte souvent une autre façon de le dire. Car elle s’attache à exprimer l’intime, ce qui agite les hommes et les femmes en profondeur, et qui finit souvent par animer leurs actions. En 1999 déjà, Jean-Marie Leclézio, qui présidait le jury du Prix Jean Fanchette, avait fait ressortir à quel point ce qui a explosé à travers les émeutes de février, et qui semble avoir pris beaucoup par surprise, était en fait déjà inscrit dans les manuscrits reçus pour ce prix.

Cette semaine, deux écrivaines mauriciennes ont été distinguées à l’étranger : Nathacha Appanah, qui a reçu le prestigieux Prix de la langue Française (dont a aussi été récipiendaire Annie Ernaux, Prix Nobel de Littérature cette année) ; et Davina Ittoo qui a reçu à La Réunion le Prix Vanille pour son roman Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier. Deux écritures qui vont à la chair de l’intime. Au cours du récent Festival du Livre de Trou d’Eau Douce, l’éditrice Corinne Fleury, qui publie beaucoup d’auteurs locaux à L’Atelier des Nomades, faisait ressortir que certaines personnes lui disaient souvent trouver la littérature mauricienne « pas très gaie », voire « très sombre ». Peut-être justement parce que la littérature, loin de n’être qu’un divertissement, sert à exprimer ce que l’on ressent profondément. Qu’elle dit non seulement l’intérieur de l’humain mais aussi son rapport aux autres et au monde qui l’entoure. Et que cette réalité-là, aujourd’hui plus que jamais, est sombre.

Nous avons célébré, en fin de semaine, la Journée internationale de la langue et de la culture créole. Une bonne occasion de revenir sur la sortie récente du tout dernier ouvrage de Yusuf Kadel, intitulé Lavi Wilson Bégué. S’il s’est jusqu’ici fait connaître et apprécier pour ses pièces et recueils de poésie en français, Yusuf Kadel signe-là un recueil bref et percutant, dont la particularité est d’être son premier texte en créole. Peut-être parce que la langue maternelle, la langue du peuple, est la plus à même d’exprimer avec force une vérité du quotidien, proche du sol.
L’auteur y donne la parole à un jeune Rodriguais, qui s’exprime ainsi :

apel mwa Bégué
mo’nn ne koste ar Pormatirin
enn zour leklips : bolom san konpran
galoupe lev lebra ar lesiel
kriye “ayo! mofinn”
bolfam kriye… nek zis kriye
pozision kot li ti ete
pa ti tro dan mood
fer reklam…
trwa-z-an plitar
nou demenaz Mourouk
pre ar lotel
dan lespwar elwagn soy

Là-bas, au contact des touristes, le jeune homme prendra conscience que « lemond inpe pli larz ki mo lizie ». Alors, ala li koumans tir plan !
A l’école, il faudra s’accrocher, «bwar lank par nene ». Le parcours sera rude. Mais fructueux. La veille de ses 18 ans, il décroche une bourse du gouvernement français. Débarqué à Bordeaux, il va de découverte en découverte. Celle, paradisiaque, du vin fait avec du raisin. Celle, moins exaltante, de l’hiver européen. De la différence, voire du racisme aussi. Au point de le faire rentrer au bercail.
A partir de là, les choses se compliquent pour celui qui n’est plus tout à fait d’ici, et pas d’ailleurs non plus.

depi sa
depi sa mo tras trase
inpe brakonie inpe nomad
enn zour kot kouzin dan Rozil
enn zour kot kouzinn dan Rozbel
enn zour dan Rivier-Nwar
kot enn ti-fam milat
ki gard mwa kan so mari pilot lor duty

Sa vie, clairement, ne le satisfait pas.
boukou mo ti kapav fer
si mo ti ne bon kote lexistans

Lui, il trace comme il peut, avec ses parents séparés, son pain mou, son horizon barré, son île où les « expat » se la pètent, sa copine Marie-Angèle, qui a grandi avec lui, mais qui ne se sent plus depuis qu’elle travaille dans un grand bureau de Port Louis et fréquente gran-gran misie.
En peu de mots, de façon laconique, Yusuf Kadel dit tout un monde. Celui d’un jeune homme victime d’une situation sociale et économique qui l’écrase sans merci. Et si son Wilson Bégué envisage sa situation avec un humour décapant, on s’aperçoit au fil des lignes que c’est l’humour de celui qui rit jaune. Et pour qui même le mot espoir est devenu un gag imprononçable.
Avec cette lucidité dont René Char disait qu’elle est « la blessure la plus proche du soleil », Wilson Bégué observe cette société qui étale autour de lui son fonctionnement de machine absurde mais implacable.

mo pran kont
mo pran kont
mo pran
parski mo ena lame
parski mo lame ouver
profite
mo lame ouver
zour mo lame ferme…
mo ava bez
mo ava
bez
mo ava bez kout pwin

Sous l’espèce de résignation désabusée et fataliste de celui que beaucoup décrivent comme un « zanfout », on sent peu à peu enfler la vague.
Et c’est bien tout l’art de ce texte de Yusuf Kadel. Sous l’apparente légèreté, une sourde violence parcourt la parole de son personnage. D’autant plus forte qu’elle est subtile, ciselée, distillée non de façon « savante » mais avec cette simplicité du quotidien qu’il est souvent difficile d’atteindre lorsqu’on écrit. Et qui n’en est que plus puissante.
Tout le long, et sans jamais forcer le trait, on sent s’accumuler l’injuste, l’inacceptable, l’inéluctable. L’implacable « légèreté » de la violence faite aux plus affaiblis de notre société. A qui on ne fait aucun cadeau. A commencer par le Père Noël lui-même, camouflage d’un système, qui donne de gros cadeaux aux enfants riches, et aux pauvres « poupet plastik made in Trouloulou ».

bolom Nwel !
laniverser Ti Zezi ape koste
dan mo soulie
mo oule enn mitrayet
ek de grenad
bolom Nwel
napa fer erer
mo pa pou touy personn
mo pa enn teroris
laviolans pa dan mo kiltir

Dans ce texte, Wilson Bégué oscille entre deux injonctions : fer gate et napa bataye.
Mais tout comme le sucre du 14 février tourne à l’amer le 15 février, on sent bien ce que risque d’être l’issue. On sent profondément monter le sentiment de violence qu’engendrent toutes ces « petites » violences du quotidien chez celui qui les subit. Yusuf Kadel nous laisse avec cela. Cette sensation-là. Chacun se charge de la suite, de l’issue…
En exergue de son recueil, Yusuf Kadel a posé les mots de William Butler Yeats, Prix Nobel de Littérature en 1923. Dans Aedh Wishes for the Cloths of Heaven, le célèbre poète irlandais, dont l’écriture a été largement influencée par la vie politique irlandaise, écrit ceci :
Had I the heavens’ embroidered cloths,
Enwrought with golden and silver light,
The blue and the dim and the dark cloths
Of night and light and the half light,
I would spread the cloths under your feet:
But I, being poor, have only my dreams;
I have spread my dreams under your feet;
Tread softly because you tread on my dreams.
Nul doute que ce texte fera date dans la littérature de notre pays.
Car il dit ce qui build up quand on foule aux pieds les affaiblis. Et cela ne concerne pas que la situation économique. Cela concerne aussi les rêves et les espoirs de ceux qui n’ont plus que cela pour continuer à vivre…
Si seulement nos politiques lisaient quelquefois, ils comprendraient peut-être ce qui leur/nous pend au nez…

 

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