Il faudrait arriver à créer un mot. Un mot pour dire ce à quoi nous sommes politiquement confrontés actuellement à Maurice. Et à travers le monde.
Parce que nommer, souvent, permet d’identifier. Et donc de comprendre ce qui est à l’œuvre. Et peut-être de mieux y faire face, mieux résister.
Il en est ainsi du gaslighting. Depuis quelque temps, ce mot est utilisé de façon soutenue pour désigner une forme de manipulation mentale. Celle qui consiste, pour un abuseur, à déformer une information ou réalité de manière à amener sa victime à douter d’elle-même, de sa perception, de sa raison, de sa santé psychique et mentale. Ce qui peut aller du fait que l’abuseur nie des choses négatives qu’il a infligées à sa victime, jusqu’à la fabrication pure et simple et la mise-en-scène de choses étranges afin de déstabiliser et désorienter complètement la victime.
C’est à partir d’une pièce de théâtre que le terme gaslighting a été fabriqué. En 1938, le dramaturge britannique Patrick Hamilton fait paraître Gas Light, une pièce dramatique conçue comme un thriller, qui met en scène un mari qui va tout faire pour rendre sa femme folle, afin de la voler.
La pièce sera par la suite adaptée en film, une première fois en Grande Bretagne en 1940, puis aux Etats Unis en 1944. Dans ce huis clos oppressant signé George Cukor, on peut voir Charles Boyer essayer d’amener Ingrid Bergman et son entourage à croire qu’elle devient folle. Pour cela, il manipule certains éléments de leur environnement, et l’accuse d’être de mauvaise foi, de se tromper ou d’avoir des problèmes de mémoire quand elle relève les changements. Arme ultime : quand il fait baisser l’intensité de l’éclairage au gaz dans la maison, il affirme à sa femme qu’elle s’imagine la baisse de luminosité qui en résulte. De là vient le titre Gaslighting.
On pourrait dire que nous sommes soumis à Maurice, depuis quelques années, à une entreprise systématique de gaslighting menée par le pouvoir en place. Mais il y a beaucoup plus que cela.
Il y a beaucoup plus dans le sens d’une entreprise pas seulement de nous faire douter de la réalité de ce que nous voyons et entendons en terme de scandales, mais de littéralement nous ensevelir sous une avalanche ininterrompue de scandales. Dans l’objectif qu’en définitive, l’un annule l’autre, tant la succession est rapide, incessante, tant nous avons le sentiment de suffoquer sous le déversement de choses inacceptables, injustifiables, scandaleuses, plus même le temps de s’indigner, encore moins de dénoncer, de protester, d’envisager une réaction que déjà quelque chose nous est tombé dessus, d’encore pire. La stratégie de l’enfouissement.
On pourrait parler de stratégie du « marsikozaz », de celle subie par les habitants du village de Mare Chicose, paisible jusqu’à ce que l’on décide d’y aménager le site d’enfouissement qui suffoque sous le déversement de nos déchets.
Le dernier en date sent tellement, tellement mauvais.
Voilà donc le corps d’un activiste du MSM au pouvoir, retrouvé carbonisé dans un champ de cannes. Une enquête de police manifestement « bâclée » pour dire le moins, qui s’empresse de conclure au suicide. L’épouse du défunt qui dénonce une machination politique liée au ministre du Commerce, colistier du Premier ministre, et l’intention de son mari, avant son décès, de rendre publics des documents en sa possession attestant de grosses magouilles au niveau de l’attribution de contrats publics, mais aussi de magouilles électorales. Des avocats réunis au sein de la formation dite des Avengers qui font enfler l’affaire. La décision du Directeur des Poursuites Publiques d’ordonner l’ouverture d’une enquête judiciaire. Les conclusions de la magistrate qui la préside déposées en janvier 2022. La décision du DPP, à la lumière de ces conclusions, de demander à la police d’approfondir son enquête. Puis… plus rien.
Jusqu’à ce que notre confrère Télé Plus rende publique la semaine dernière ce qui est présenté comme une copie du rapport de la magistrate. Puissamment critique à l’égard de la police, dont la conduite est jugée « abhorrent », et « the incompetent and abysmal manner in which it conducted the inquiry » ; puissamment critique vis-à-vis du médecin légiste qui a conclu au suicide ; puissamment critique du fait que des données cruciales n’ont pas été portées à la connaissance du DPP et de la Cour. « The manner in which the inquiry was conducted fell so below what may be considered reasonable that it marks a new level of incompetence. I consider it my duty to remark on same so that no other case is dealt with in the same manner as the present case in future” écrit la maistrate.
Réaction immédiate de l’Attorney General et du gouvernement : initier une enquête sur la police avec sanctions à la clé face à la gravité extrême des conclusions de la magistrate ? Pensez-vous. Plutôt attaquer le bureau du DPP, la magistrate et la presse, et initier une enquête pour déterminer comment a pu être fuité un rapport dont il affirme qu’il est… faux…
Gaslighting et enfouissement politique puissance 1 000.
Cette riposte du gouvernement porte gravement atteinte à l’indépendance de nos institutions. Et fait craindre le pire pour la suite.
Soyons clairs : face au noyautage systématique et à la prise de contrôle de nos institutions par ce gouvernement qui a placé partout des hommes qui lui portent allégeance et soumission totale, il nous reste un rempart : le DPP.
Sans Satyajit Boolell, il n’y aurait pas eu « d’affaire Kistnen ».
La police ayant hâtivement conclu au suicide, sa veuve aurait eu beau dénoncer, les Avengers se mobiliser, la suspicion enfler, on a beau arguer de l’indépendance du judiciaire (ce dont témoigne encore la prise de position déterminée de la magistrate Vidya Mungroo-Jugurnath dans son rapport), l’affaire aurait été envoyée aux oubliettes, comme tant d’autres, si le DPP n’avait pas décidé d’ordonner l’ouverture d’une enquête.
La personne qui occupe le poste de DPP est notre dernier rempart.
Un rempart on ne peut plus menacé.
En décembre 2016, le PMSD avait d’une certaine façon sauvé le pays en choisissant de démissionner en bloc du gouvernement, sur fond de désaccord sur l’amendement constitutionnel que le gouvernement voulait amener, de façon précipitée, pour créer une Prosecution Commission qui aurait eu le pouvoir d’outrepasser le DPP. Depuis, les tentatives de saper le bureau du DPP n’ont pas manqué. Cette fois, il est accusé, à mots découverts, d’avoir fait fuiter un rapport qu’il a pourtant la légitimité, d’après nos lois, de rendre public. Et c’est grâce à cette mise en lumière publique que la police, restée inactive depuis janvier, a finalement décidé, neuf mois plus tard, d’interroger l’ex-ministre du
Commerce.
Quel sera notre recours le jour où le gouvernement réussit à placer son pion comme Directeur des Poursuites Publiques ? De quel mécanisme de protection et d’indépendance de nos institutions disposons-nous, alors même que jeudi dernier, lors de la présentation du rapport annuel du bureau de l’Ombudsperson pour les services financiers, son titulaire, Dan Maraye, a déclaré ouvertement que l’instance qu’il dirige est privée des moyens matériels nécessaires pour mener à bien sa capitale mission ?
Aux Etats Unis mercredi dernier, la Mary Ferrell Foundation a entré un federal lawsuit à San Francisco, accusant le président Joe Biden Biden and le National Archives and Records Administration (NARA), de retenir illégalement des documents ayant trait à l’assassinat du président Kennedy en 1963. “This is about our history and our right to know it” a déclaré Jefferson Morley, le vice-président de cette association.
Quel recours avons-nous face à un Attorney General qui refuse de rendre public le rapport sur l’assassinat de Kistnen, sans justification aucune ? Et qui pilote parallèlement un projet de loi visant à se donner des pouvoirs accrus de sanction sur la profession légale ?
Ne pas se laisser aveugler par les écrans de fumée et les couches de merde sous lesquelles on tente de nous enfouir. Connect the dots. See through. Notre avenir démocratique en dépend…
SHENAZ PATEL