Notre invité de ce dimanche est Me Antoine Domingue. Dans l’interview réalisée jeudi dernier, il revient sur certaines affaires qui ont fait l’actualité et s’élève contre la manière dont fonctionne le commissaire de police. Il partage aussi ses craintes sur les amendements à certaines lois, dont l’Immigration Act de 2022 qui, selon lui, sont incompatibles avec la Constitution.
Faisons de la pédagogie sur des termes juridiques qui sont employés ces jours-ci dans l’actualité et que le grand public ne comprend pas nécessairement. Est-ce qu’un jugement d’une cour de justice est définitif ?
— Un jugement de première instance — des cours inférieures : Cours de district, industrielle et intermédiaire — n’est pas définitif et peut être contesté en appel devant la Cour suprême, qui représente le deuxième degré de juridiction. En général, on peut faire appel sur n’importe quel point d’un jugement.
Par conséquent, l’appel du DPP de l’acquittement de Navin Ramgoolam dans l’affaire dite des coffres-forts était tout à fait logique ?
— Oui. C’était un appel de plein droit, sans aucune restriction. Le bureau du DPP pouvait faire appel sur les faits, sur l’appréciation des faits, sur le droit ou sur des questions mixtes. Ce n’est pas une surprise que cet appel ait été interjeté et, d’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’on se retrouve dans une situation où le bureau du DPP fait appel d’un acquittement. Il y a l’exemple de l’affaire MedPoint dans laquelle Pravind Jugnauth reconnu coupable en première instance fait appel à la Cour suprême et obtient et gain de cause.
C’est alors que le DPP fait appel de ce jugement devant le Privy Council, qui maintient le jugement grâce au changement de position de l’ICAC…
… que des commentateurs ont qualifié de retournement de veste ou de casaque. Il a été suggéré que l’appel du DPP aurait été motivé par le fait qu’il aurait permis à son frère d’accéder au leadership du PTr…
— Je cite un autre exemple, celle de l’affaire du Dr Chady, reconnu coupable sur un cas à neuf mois d’emprisonnement. Le bureau du DPP a contesté ce jugement et l’instance d’appel a augmenté la condamnation de neuf à quinze mois. Il faut bien comprendre une chose, les décisions de justice de tous les tribunaux que le bureau du DPP est susceptible de contester sont envoyées aux avocats de ce bureau qui les examinent systématiquement pour décider s’il faut faire ou ne pas faire appel. Ce n’est pas le DPP qui décide de faire appel, mais son équipe qui scrute toutes les affaires pour décider en se basant sur les textes de loi. Ce n’est pas la décision du DPP, mais de son équipe.
On a souvent parlé de la forme et du fond dans cette affaire de coffres-forts de Navin Ramgoolam. Quelle est la différence ?
— La forme, c’est la procédure, l’aspect formel de la procédure de la poursuite. Il y a eu demande des particulars de la poursuite que la cour a trouvée comme n’étant pas suffisamment précise et a donc acquitté le prévenu sur la forme. Le fond, c’est l’enquête sur les faits, sur les évènements qui se sont déroulés avec, si besoin était, audition des témoins questionnés par la cour pour établir son jugement. C’est cette procédure qui sera appliquée dans l’affaire des coffres-forts suite à l’appel.
L’avocat de Navin Ramgoolam a déjà annoncé qu’il compte contester la décision obtenue en appel par le DPP. Est-ce qu’il peut le faire ?
— Oui. Il doit passer par la Cour suprême pour demander un conditional leave pour préparer un dossier, l’imprimer et l’envoyer. Dans le cas qui nous occupe, la question qui se pose est la suivante : est-ce qu’on est en train de faire appel d’un jugement qui est final ? Il y a deux écoles de pensée pour la réponse.
Pourquoi faut-il qu’une personne qui n’est pas satisfaite d’un jugement doit demander à la Cour suprême l’autorisation d’aller le contester devant le Privy Council ?
— Parce qu’il y a beaucoup de restrictions au niveau du Privy Council et la Cour suprême vérifie que l’appel entre dans les catégories autorisées avant d’accorder l’autorisation. Ce n’est pas une remise en cause du jugement rendu dans une affaire, mais simplement une étape de la procédure d’appel devant le Privy Council. Cette autorisation signifie que le plaignant a un arguable case, ce qui ne veut absolument pas dire qu’il va gagner devant le Privy Council. Dans les cas de questions ayant trait à la Constitution, on n’a pas besoin de demander l’autorisation de la Cour suprême pour aller devant le Privy Council.
Les principaux acteurs sont donc les hommes de loi qui doivent savoir comment naviguer dans cet ensemble de procédures que le citoyen ordinaire ne peut connaître…
— Il faut connaître les lois pour citer les raisons qui vont permettre à la Cour de donner l’autorisation ; les délais des procédures, savoir constituer les dossiers.
Par conséquent, si le citoyen qui n’est pas satisfait d’un jugement n’a pas de bons hommes de loi, il ne peut pas aller de l’avant…
— C’est la même chose que quand le citoyen va consulter un médecin. S’il voit un bon praticien, il aura les explications et les soins nécessaires. Pour qu’un appel soit logé, il faut que les hommes de loi certifient et donnent les raisons de l’appel.
Tout ça coûte de l’argent, beaucoup d’argent. Est-ce que cela ne restreint pas la justice — plus précisément les procédures d’appel devant le Privy Council — à ceux qui ont les moyens financiers de se le payer ?
— Ce n’est plus le cas. Pour aller devant le Privy Council, il faut aujourd’hui remplir un formulaire, alors qu’autrefois il fallait faire rédiger une pétition. La procédure a été simplifiée. On remplit le formulaire en soumettant les documents demandés, et les noms des hommes de loi. Le dossier est servi à la partie adverse et le plaignant paye en ligne avec sa carte de crédit, une somme qui tourne autour de 200 livres sterling. La procédure en elle-même ne coûte pas grand-chose.
Mais il y a les honoraires des hommes de loi…
— Certes, mais là aussi il y a eu du changement. Le Privy Council permet aujourd’hui aux avoués qui pratiquent dans la juridiction où l’appel est logé — dans notre cas, Maurice — d’agir comme ses agents. On n’a plus besoin, comme c’était le cas autrefois, d’avoir recours à un avoué ou un avocat britannique. Le gros du travail se fait désormais online. D’entrée de jeu, les fees d’un avoué britannique commencent à partir de 4 000 livres. Mais il faut aussi le dire, si le plaignant perd son affaire, les frais sont énormes et se chiffrent à partir de plus de Rs 7 millions.
On gagne souvent en appel devant le Privy Council ?
— Je dirais que c’est 50/50, mais cette procédure permet de clarifier le droit. C’est le cas d’un syndicaliste, M. Norton, défendu par Me Guy Ollivry, qui a dépensé la totalité de son lump sum de fonctionnaire en allant devant le Privy Council pour faire établir le principe que la PSC (Public Service Commission) ne pouvait pas imposer une amende à un fonctionnaire. Comme quoi, il faut se battre pour les principes.
Je viens de lire dans la presse que les adversaires de Suren Dayal dans l’affaire de la pétition électorale dans la circonscription Numéro 8 acceptent qu’il fasse appel. Il faut donc demander également l’autorisation à la partie adverse pour pouvoir aller devant le Privy Council ?
— Cela fait partie de la procédure, mais ce n’est pas un droit de veto. Si la partie adverse objecte à l’appel, elle doit donner ses raisons, sinon l’affaire suit normalement son cours.
Passons à un cas qui a fait la une de l’actualité ces derniers jours. Est-ce que la police a le droit d’arrêter une personne et de la maintenir pendant plusieurs jours en prison avant de l’accuser ?
— Précision importante : dans le cas que vous citez, la personne n’était pas en prison, mais détenues in police custody, ce qui n’est pas la même chose. Il n’existe pas de administrative detention dans le droit mauricien. C’est au magistrat en charge de l’affaire de décider si la personne continuera à être détenue ou libérée sous caution. Pour que la police puisse procéder à une arrestation, elle doit pouvoir justifier une infraction pénale, un reasonable suspicion que la personne a commis un acte illégal. C’est à la cour de déterminer si une arrestation a été faite en respectant les procédures et décider de la prolongation de la détention et de la libération. Le magistrat peut rayer les charges provisoires, ce qui n’enlève pas la possibilité pour le DPP de décider, plus tard, qu’il y a matière à poursuite. On ne peut pas garder une personne en détention provisoire plus longtemps que nécessaire.
Donc, la police ne peut pas faire ce qu’elle veut en matière d’arrestation provisoire ?
— Non. Elle doit toujours justifier devant la cour les raisons d’une arrestation en respectant la présomption d’innocence.
Est-ce que les détentions préventives, qui dans certains cas à Maurice durent des mois et des mois, sont « normales » ?
— Pas du tout. C’est un fléau, décrié au niveau mondial, qui existe à Maurice. Heureusement que certains magistrats finissent par rayer les case face aux demandes répétées de la police pour « terminer l’enquête et compléter le dossier ». Si on souhaite un contrôle plus pointu sur la question de détention provisoire, il faudrait qu’avant de procéder à une arrestation, la police obtienne l’approbation d’un avocat du bureau du DPP.
Vous avez sans doute vu cette vidéo montrant un policier en uniforme agressant un collégien sous prétexte qu’il aurait entonné Polico Crapo, une chanson critiquant la police. Ce policier avait-il le droit de le faire ?
— Pas du tout. Ce policier n’a aucune justification. S’il avait des raisons de penser que le collégien avait commis une arrestable offense, il aurait dû l’arrêter, mais il n’a absolument pas le droit de l’agresser. Des sanctions auraient dues avoir été prises contre ce policier par son responsible officer.
Ce qui ne semble pas avoir été le cas jusqu’à présent…
— Le responsible officer de ce policier n’est nul autre que l’actuel commissaire de police. Il aurait dû avoir interdit le policier de ses fonctions et entamé les procédures disciplinaires nécessaires.
Cela n’a pas été fait contre les policiers en civil que l’on a vu torturer des prévenus pour obtenir leurs aveux…
— À l’époque du commissaire Jugarnauth, les procédures disciplinaires étaient appliquées et il y a eu des dizaines de policiers qui ont été interdicted et des enquêtes ouvertes. La police est supposée être une disciplined force et doit faire le ménage dans ses rangs quand des infractions sont commises. Des enquêtes doivent être ouvertes et les dossiers référés au DPP et au Sollicitor General. Si un policier peut agresser un collégien sans être inquiété, cela veut dire que le commissaire de police n’est pas en train d’effectuer son travail. Tout comme ls DFSC (Disciplined Forces Service Commission) qui aurait dû lui demander des explications sur les cas que vous avez cités. Il ne faudrait pas oublier que dans le passé, un commissaire de police avait fait l’objet d’une enquête et avait été reconnu coupable et démis de ses fonctions.
Est-ce que la DFSC et l’IPCC fonctionnent ?
— Bonne question. En ce qui concerne l’IPCC (Independent Police Complaints Commission) une loi a été votée par le Parlement, mais elle ne fonctionne pas parce que, paraît-il, elle n’a pas les moyens de le faire ! Les lois existent, il faut les appliquer, ce que ne semble pas faire les responsables. Je conseillerai au collégien de prendre un avocat et de poursuivre en justice le policier qui l’a agressé et éventuellement lui réclamer des dommages-intérêts.
Depuis quelque temps, le gouvernement, profitant de sa majorité et de la pandémie, a fait voter des amendements ou de nouvelles lois qui, disent certains observateurs, violent les droits fondamentaux des citoyens. Quel est le recours du citoyen face à ces lois votées par la majorité gouvernementale ?
— Tout texte de loi doit être conforme à la Constitution. Le Parlement n’a pas le droit de voter une loi incompatible avec la Constitution, qui est, il faut le rappeler, la loi suprême. En dessous, vous avez la législation votée par le Parlement et plus bas les règlements qui en découlent. Les dérogations aux droits fondamentaux — il en existe — ne doivent pas être déraisonnables dans une société démocratique.
Dans ces amendements, il y a celle de l’Immigration Act de 2022 qui permet au Premier ministre de déchoir un étranger qui a obtenu la citoyenneté mauricienne par mariage, naturalisation ou enregistrement, de cette citoyenneté…
— Une disposition de cette loi va beaucoup plus loin. Elle autorise le Premier ministre à déchoir un étranger de la citoyenneté mauricienne sans qu’il n’ait besoin de donner de raisons, de notifier la personne, en se basant sur n’importe quelle information qu’il considère comme étant reliable.
Ce qui donne au Premier ministre un droit de « vie ou de mort » sur la citoyenneté mauricienne acquise par un étranger sans avoir besoin de justifier sa décision…
— Avant, pour déchoir un étranger de la nationalité mauricienne, il y avait des procédures à respecter : vérification de l’information ; respect des règles de natural justice ; que la personne mise en cause puisse se défendre. Tout cela a été enlevé dans le texte de 2022 qui a été voté par le Parlement et publié dans la Gazette du Gouvernement. Des clauses de l’Immigration Act de 2022 sont, selon moi, incompatibles avec la Constitution.
Comment expliquer que les légistes du bureau du Sollicitor General ont laissé le gouvernement voter un texte dont les clauses sont incompatibles avec la Constitution ?
— Ce ne sont pas eux qui décident. Ils sont consultés, prodiguent des conseils et doivent rédiger le texte qu’on leur demande.
Quelle est la justification de cette clause de l’Immigration Act de 2022. Est-ce que Maurice serait menacée par une vague d’étrangers ayant obtenu la naturalisation ?
— Selon moi, cette clause a été inscrite dans la loi à cause de l’affaire Offmann, le pilote d’Air Mauritius qui a commis le péché originel de critiquer le Premier ministre. À l’époque, les dispositions de la loi ne permettaient pas de le déchoir de la nationalité, on a donc changé la loi.
Vous êtes en train de dire qu’à Maurice on peut changer une loi juste parce que le Premier ministre a été critiqué ?
— Donnez-moi une autre raison pour justifier cet amendement. Un amendement qui cause beaucoup d’inquiétudes dans la communauté des conjoints d’expatriés qui ont une famille, des enfants, une maison. Ils ne se sentent pas en sécurité, se sentent, à juste raison, menacés. Mais je peux vous dire que la constitutionnalité de ce texte sera testée en Cour suprême par une personne qui y a un intérêt direct et dont les droits ont été, sont, ou pourraient être lésés. Après beaucoup de recherches, nous avons pu trouver une personne qui correspond à la définition que je viens de vous donner. Il s’agit de Lindsey Collen…
Mais elle vit à Maurice depuis de très nombreuses années…
—Mais elle tombe dans la catégorie de personnes qui sont concernées par la clause de l’Immigration Act dont nous venons de parler. N’oubliez pas que Lindsey Collen fait de la politique et qu’il lui arrive de critiquer le Premier ministre. Cela pourrait agacer ce dernier, tout comme il a été agacé par les déclarations de Patrick Hoffman. Avec la nouvelle loi, il peut la faire quitter le pays, sans lui donner de raison, sans lui permettre de se défendre, et en dépit du fait qu’elle soit mariée à un Mauricien.
Là, ça sent la banane, notre République…
— Je ne vous le fais pas dire !
Il y a quelques années, vous exprimiez la crainte que Maurice était en train de s’acheminer vers une dictature. Selon vous, est-ce que nous avons progressé ou régressé dans cette « voie » ?
— J’ai fait cette déclaration en 2014, alors que le gouvernement avait une majorité de trois quarts, l’opposition au plus bas et très peu de personnes pour tirer la sonnette d’alarme. Avec sa majorité de trois quarts, le gouvernement pouvait, à n’importe quel moment, suspendre les droits fondamentaux en amendant la Constitution. Il y a eu l’affaire de cet homme de loi revenant d’un voyage pour aller voir sa cliente, Mme Soornack, dont la police avait essayé de saisir ses dossiers à l’aéroport. Il y a l’affaire du magistrat qui avait signé un warrant, sur la plage de Flic-en-Flac, pour tenter d’arrêter le DPP. Et après on est venu avec un projet de loi, la Prosecution Commission. C’est ce que j’appelle la tentation totalitaire. Nous ne sommes plus dans ce contexte puisque, depuis, le gouvernement n’a plus cette majorité de trois quarts qui lui permettrait d’amender la Constitution à sa guise.
La majorité des trois quarts pourrait être une menace pour la démocratie ?
— Elle peut être, dépendant de la manière dont on l’utilise, une bonne ou une mauvaise chose pour la démocratie. En 1982, avec les 60-0, par exemple, on a amendé la Constitution pour interdire le renvoi des élections décidé par le gouvernement PTr-PMSD. Mais on peut aussi avoir la tentation totalitaire de restreindre les droits fondamentaux des citoyens. Posez-vous la question suivante : que serait-il arrivé si Xavier Duval n’avait pas quitté le gouvernement après 2014 privant le gouvernement MSM-ML de la majorité des trois quarts pour amender comme bon lui semblait la Constitution ? Ce n’est pas le cas aujourd’hui, ce qui me permet de dire que la menace est écartée.
Certains politiciens disent qu’il faut amender la Constitution, la moderniser. Après notre discussion, on aurait tendance à dire surtout pas, laissons-la telle qu’elle est ! N’y touchons pas !
— Cela dépend dans quel esprit l’amendement est fait. Il y a des améliorations à apporter à notre Constitution qui date de plus de cinquante ans. Par exemple, des droits fondamentaux, reconnus par les Nations Unies comme des droits humains, ne figurent pas dans notre Constitution. On peut, on devrait avoir une nouvelle Constitution encore plus protectrice des droits des citoyens, correspondant au monde dans lequel nous vivons. Mais, je le répète, il faut être particulièrement vigilant sur les amendements à apporter à notre loi suprême.