La Traite Négrière dans les Mascareignes

KWANG POON

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À partir du 23 août 1998, la United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO) commémore cette date comme étant la « Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition ». Pour motiver cette décision, cette instance rappelle que dans la nuit du 22 au 23 août 1791 à Saint-Domingue, des esclaves se sont soulevés pour revendiquer la liberté et l’égalité.

Cette lutte fut initiée par le prêtre vaudou Boukman et fut reprise par plusieurs meneurs sur une période s’étalant sur plus d’une décennie. Au terme de ce pénible combat, Toussaint Louverture remporta la bataille ultime qui libéra les esclaves, et l’indépendance d’Haïti fut proclamé le 1er janvier 1804.

« La Route des personnes mises en esclavage : Résistance, Liberté et Héritage »

 Au même chapitre, il serait bon de relever que les Nations unies ont décrété le 2 décembre comme la « Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage » suite à l’adoption de la résolution A/RES/317(IV) lors de la séance plénière du 2 décembre 1949. Plus récemment en 2019, le Comité scientifique international du projet, chapeauté par l’UNESCO sur « La Route de l’Esclave », a recommandé de changer de nomenclature pour redésigner le projet sous l’appellation de « La Route des personnes mises en esclavage : Résistance, Liberté et Héritage ».

Cette nouvelle nomenclature, quoique plus longue et laborieuse, a le mérite de faire ressortir qu’on a affaire à des « humains » avant tout, et non à des « marchandises ». Ainsi, le Conseil exécutif de l’UNESCO approuva cet amendement terminologique lors de sa 214e session du 30 mars au 13 avril 2022.

 À Maurice, on commémore l’abolition de l’esclavage le 1er février de chaque année depuis 2001. Du côté de la France, le 10 mai est la journée dédiée à « La Mémoire des victimes de l’esclavage ».

 Les personnes mises en esclavage ont apporté énormément à l’édification de l’Empire français, incluant une bonne partie des Amériques sous contrôle français, mais aussi les îles des Mascareignes. Il ne serait pas exagéré de déclarer que l’esclavage et la poussée concomitante de la colonisation ont contribué à la richesse et la grandeur de la France jusqu’à nos jours. En particulier, Bordeaux, Nantes, Le Havre et La Rochelle ont été les principaux ports négriers dans l’Hexagone et à l’époque, leurs économies reposaient lourdement sur la traite négrière.

 En France, on se focalise surtout sur la traite transatlantique avec les Amériques françaises, les Antilles et les Caraïbes. Cependant, un autre axe de la traite négrière existait entre la France et les Mascareignes. Dans cet article, nous ramenons les projecteurs sur la traite négrière dans cette région indianocéanique qui nous concerne de plus près.

 Au cours d’une conférence à l’Institut français de Maurice le 17 mai 2022, Christian Block, conservateur du musée d’Aquitaine à Bordeaux, a tenu à partager avec les Mauriciens l’expérience et l’approche de son institution dans le traitement des dispositifs muséologiques et les textes y relatifs dans le cadre d’une exposition dédiée à l’esclavage. M. Block a fait ressortir que la côte occidentale africaine était déjà occupée par les puissances coloniales, notamment du Portugal et de l’Espagne, poussant ainsi les marchands d’esclaves français à s’aventurer plus loin vers le canal du Mozambique et dans les Mascareignes.

 Dans le contexte de la mise en place du Musée intercontinental de l’esclavage à Maurice dans l’ancien hôpital militaire à côté de l’Aapravasi Ghat, l’axe France-Mascareignes revêt donc une importance particulière.

 Déjà au 18e siècle, Mahé de La Bourdonnais caressait l’idée de transformer l’Isle de France en un « entrepôt régional » ou hub maritime pour le commerce international, incluant bien entendu la traite des esclaves. En effet, dès 1787, Port Louis devint un port franc et un comptoir incontournable sur la route des Indes orientales où les navires de différents pays pouvaient non seulement s’avitailler, mais aussi s’approvisionner en diverses marchandises provenant de différentes contrées.

Port Louis vit l’émergence d’un chantier naval où l’on pouvait caréner et construire des voiliers. En 1740, La Bourdonnais fit aussi construire une poudrière (Cathédrale St-James) à Port Louis et un arsenal à Balaclava (dans l’enceinte de l’hôtel Maritim). Ainsi, des goélettes et bricks avec une capacité à hauteur de 300 tonneaux (un tonneau équivaut à 2,83 mètres cubes) pouvaient être construits et armés à Port Louis. Étant donné que chaque esclave occupait en moyenne un mètre cube, ces bateaux négriers pouvaient transporter donc environ 300 individus.

 Vu l’ampleur que prit la traite négrière, les Omanais allaient développer Zanzibar en un ‘souk’ spécialisé sur ce commerce fort lucratif. Ainsi, selon des données non-exhaustives, l’océan Indien fut le témoin du déracinement de plus d’un million d’âmes afin de fournir de la main-d’œuvre à l’édification de diverses colonies.

En comparaison, « le commerce triangulaire transatlantique » vit le déplacement forcé de plus de 10 millions d’esclaves vers les Amériques, en particulier le Brésil, les Caraïbes et les États-Unis.

 Pour revenir à la traite négrière dans l’océan Indien, même si la plupart des esclaves provenaient de Madagascar et d’Afrique de l’Est, on estime que quelque 7% étaient issus de la Grande Péninsule, et un petit nombre serait d’origine du sud-est asiatique, voire de l’Extrême-Orient. Une poignée était aussi originaire de l’Afrique de l’Ouest, et Port Louis porte toujours la trace de leur passage avec le lieu-dit de Camp Yoloff.

 La traite des esclaves était un calcul cruel pour optimiser les profits. On entassait les esclaves comme des ‘sardines dans une boîte de conserve’ et on leur donnait seulement suffisamment à manger pour rester en vie. De la côte est de Madagascar vers Ile Bourbon ou Isle de France, il fallait compter plus ou moins une semaine en voilier. Des Mascareignes, pour atteindre la côte est de l’Afrique, c’est-à-dire, Cabo Delgado, Zanzibar, Mombasa, il fallait compter au minimum deux semaines en fonction de la distance. Sans surprise, les statistiques démontrent une certaine corrélation entre le taux de mortalité et la distance ou la durée de la traversée.

En diapason avec l’air du temps, les esclaves se devaient de passer par un baptême. À l’époque, on conjuguait allègrement spiritualité et mercantilisme : quoiqu’un esclave était considéré comme un « bien meuble », on estimait tout de même nécessaire de lui indiquer la voie du Seigneur, contre paiement bien entendu.

 Pour faciliter les paiements, la piastre espagnole s’imposa de facto comme la monnaie d’échange pour les transactions transfrontalières dans l’océan Indien. Du reste, même de nos jours à Maurice, certaines enchères se déroulent toujours en piastres.

D’autre part, on effectuait aussi beaucoup de troc. Les fusils étaient très prisés parce qu’ils permettaient aux tribus chargées de la capture des esclaves d’asseoir leur pouvoir et d’accroître leur efficacité durant les fameuses razzias menant à la capture de personnes destinées à la traite.

 Ainsi, pour Madagascar, le peuple Betsimisaraka (dont est issue la célèbre Reine Betty), qui occupait surtout la région côtière orientale de la Baie d’Antogil jusqu’à Mananjary en passant par Tamatave, échangeait avec un certain engouement des esclaves contre des armes et organisait des raids à l’intérieur des terres pour alimenter ce marché fort lucratif.

 Bien que les Européens détiennent la palme pour avoir élevé le commerce des esclaves vers des sommets records, il faut reconnaître la participation de plusieurs autres groupes dans ce trafic humain qui permettait de faire fortune. Les tribus noires sur les côtes africaines s’occupaient de la capture des personnes auprès d’autres tribus. Connaissant les us et coutumes locaux, les Omanais et Indiens jouaient souvent le rôle d’intermédiaire.

Les armateurs de bateaux négriers venaient s’approvisionner en esclaves pour le compte des planteurs qui avaient un besoin croissant pour une main-d’œuvre à bas coût. En effet, le labeur des esclaves était le fondement même d’une chaîne de valeur globale basée sur la canne à sucre et le coton.

 Aussi, même si le concept d’esclave ou de personne servile existait bien avant, les Européens ont – si vous permettez ce terme – ‘innové’ en déshumanisant l’esclave et en le réduisant d’un trait de plume à une simple ‘marchandise’ dénuée de tout droit humain et dont le maître pouvait disposer à sa guise. Ainsi, avec l’entrée en vigueur du fameux Code Noir, l’esclave n’était qu’un « bien meuble » aux yeux de la loi et la société put s’affranchir de manière expédiente des contraintes morales ou éthiques qui pouvaient subsister sur l’exploitation effrénée d’autres êtres humains.

 Cette hiérarchisation de la race humaine fut accompagnée d’un révisionnisme historique et fut soutenue avec vigueur par des théories pseudo-scientifiques qui avaient pour seul et unique objectif de démontrer la supériorité de la race blanche et que l’Afrique n’était qu’une région inculte sans Histoire, avec un grand ‘H’, notable. Combinant l’arsenal légal, scientifique et culturel, la traite négrière prit un essor sans précédent, avec des sommes considérables qui influaient sur la destinée économique des villes, voire des nations.

 Aujourd’hui, on ressent toujours les séquelles de l’esclavage, et les nombreuses dates de commémoration servent à se rappeler ce triste et regrettable épisode de l’histoire de l’Humanité. Toutes les compensations et élucubrations ne peuvent effacer la souffrance, mais en parler peut aider à cicatriser la plaie. Espérons que toute cette recherche autour de « La Route des personnes mises en esclavage » contribuera à ce qu’une tragédie semblable ne se reproduise pas.

RÉFÉRENCES

Allen, Richard. Slaves, Freedmen and Indentured Laborers in Colonial Mauritius. Cambridge University Press. Oct 1999.

Allen, Richard. European Slave Trading in the Indian Ocean, 1500-1850. Ohio University Press.

Filliot, Jean-Michel. La Traite des Esclaves vers les Mascareignes au XVIIe Siècle. ORSTOM 1974.

Maillard, Bruno; Gonfier, Gilda; Regent, Frederic. Libres et Sans Fers. Paroles d’Esclaves. Fayard. 2015.

Saugéra, Eric. Bordeaux Port Négrier XVII-XIX Siècles. Karthala. 2022.

Teelock, Vijaya. Bitter Sugar: Sugar and Slavery in 19th Century Mauritius. Mahatma Gandhi Institute. Jan 1998.

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