Droits Humains : Le long combat et parcours complexe de Kelly Wayne

En Europe, le nombre de demandes d’asile ou de droit de séjour émanant de Mauriciens ne cesse de croître de manière inquiétante. Rien que pour le mois d’avril 2022, trois Mauriciens ont obtenu l’asile en France en raison des persécutions qu’ils subissent à Maurice sur la base de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Parmi eux, Kelly Wayne, une femme transgenre qui a subi une intervention chirurgicale de réassignation sexuelle sur prescription médicale pour devenir une femme et dont la reconnaissance d’une nouvelle identité de genre lui a été refusée à Maurice par le bureau de l’État civil. En dépit du fait que des lois protectrices et antidiscriminatoires existent à Maurice, comme le précise l’un des avocats de la jeune femme. Celle qui est installée en France depuis 2013 raconte son long et douloureux combat.

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Placée sous l’aile de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), Kelly Wayne, qui a obtenu l’asile depuis deux mois, doit maintenant franchir une autre étape, la plus facile: compléter les démarches administratives afin d’être juridiquement reconnue comme femme. Être reconnue à l’État civil n’était jusque-là pas possible pour celle qui possède une nouvelle identité physique et qui est installée en France depuis neuf ans maintenant. « La France ne peut pas modifier l’état civil d’un étranger qui est en France. Sauf si cette personne-là obtient la nationalité française ou bien si elle est d’abord reconnue comme réfugiée. Pour Kelly Wayne, cette première étape a été franchie car elle a dorénavant le statut de réfugié. C’était l’étape la plus compliquée. Maintenant, Kelly Wayne doit entamer une deuxième procédure pour changer son sexe. Ce qui seratrès simple », déclare Maître Sandy Christ Bhaganooa, avocat au barreau de Maurice et à celui de Paris, qui fait partie du panel d’avocats composé de Me Christophe Vasquez (barreau de Paris), Me Florence Jean (barreau de Nice), Me Pauline Lonchampt (barreau de Paris), Me Kahina Tadjadit-Mahmoud (barreau de Paris) et Me Isabelle Schoenacker-Rossi (barreau du Tarn-et-Garonne et membre du Conseil d’Administration d’Avocats-Sans-Frontières / France) – ayant défendu Kelly Wayne.

Si les procédures de la demande d’asile ont été plutôt rapides, c’est parce que, comme l’explique l’avocat, « l’asile c’est quand même une situation d’urgence. On reconnaît que la personne est en grave danger en cas de retour dans son pays. Ce n’est pas un simple titre de séjour qu’elle obtient, mais un titre de séjour fondé sur son statut de réfugié. Avec son attestation, elle pourra faire sa demande de changement de sexe sur ses papiers. Son équipe légale n’est pas du tout inquiète. Le plus dur est fait ».
Une loi qui existe, mais qui n’est pas appliquée

Tandis que nombre de personnes de la communauté LGBTQI+ souhaitent que l’identité de genre de chacun soit reconnue légalement, il se trouve que la loi existe déjà mais n’est pas appliquée. « Les lois qui existent en France ou en Europe et permettant aux personnes transgenres de changer de sexe existent déjà également à Maurice mais ne sont ni respectées ni appliquées à l’égard de ces personnes. Le droit au respect de la vie privée implique le droit de changer de sexe. À Maurice, cependant, l’exécutif refuse systématiquement d’appliquer ce droit là comme il faut », affirme Me Sandy Christ Bhaganooa. Pour lui, la difficulté est au niveau de l’exécutif et pas nécessairement au niveau du législateur, cela d’autant plus que Maurice signe les conventions internationales relatives à la protection des droits humains.

De ce fait, dit-il, « l’État mauricien doit faire appliquer la loi interne en concordance avec ces conventions internationales. Certains pays refusent d’appliquer certaines parties des conventions. Au moins, ils ont l’honnêteté d’aller à l’international et de dire que telle ou telle convention ne leur convient pas, que c’est contraire à leur ordre public, et ils refusent de signer la convention en question. Dans le droit interne mauricien, il y a aussi des lois pour protéger les droits humains fondamentaux de tous, que ce soit dans le Code civil, dans la Constitution, voire encore plus récemment dans l’Equal Opportunities Act qui interdit toute forme de discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, par exemple. De telles lois aussi progressistes n’existent pas dans de nombreux autres pays tels que le Nigeria, l’Arabie Saoudite, le Yemen, la Somalie, le Maroc, le Sénégal, etc. Ces lois protectrices et antidiscriminatoires existent à Maurice. Les institutions étrangères sont au courant de l’existence de ces lois mauriciennes et pensaient qu’à Maurice, elles étaient appliquées correctement, c’est-à-dire comme en Europe et que les droits des minorités sexuelles étaient respectés. »

L’avocat explique qu’aucune loi mauricienne n’interdit le changement de sexe. En conséquence, dit-il, « le changement de sexe n’est pas contraire à l’ordre public mauricien. Malheureusement, la notion d’ordre public est trop souvent invoquée à tort et à travers par ceux qui, souvent, n’ont pas de connaissances juridiques adéquates pour priver les minorités sexuelles de leurs droits humains fondamentaux. Cependant, au cours de ces dernières années, des professionnels étrangers ont été amenés à enquêter profondément sur la situation prévalant à Maurice, et cela, à cause du nombre croissant de Mauriciens issus de la communauté LGBTQI+ qui craignent des persécutions en cas de retour à Maurice et demandent à rester en Europe. Une enquêtrice britannique indépendante a établi un rapport en 2018 à ce sujet. Le rapport a été présenté devant un tribunal britannique qui s’est appuyé dessus pour octroyer l’asile à un Mauricien homosexuel. Le tribunal a considéré que les homosexuels mauriciens étaient effectivement persécutés dans leur pays d’origine. En 2021, c’est une enquête suisse, déposée devant une juridiction d’appel en Suisse, qui a établi que les minorités sexuelles subissaient des réelles persécutions à Maurice (c’était dans le cadre de la demande d’un droit de séjour en Suisse par une femme transgenre mauricienne). En 2020, Avocats-Sans-Frontières (France) a établi un premier rapport à la demande d’une ONG mauricienne et en 2022, une délégation d’Avocats-Sans-Frontières (France) s’est déplacée à Maurice pour procéder à un constat indépendant de la situation. Un rapport est en cours d’élaboration pour être diffusé aux instances européennes.»

Pour Maître Sandy Christ Bhaganooa, il convient de préciser que la notion de persécution ne veut pas automatiquement dire violences physiques ou tortures. « Elle englobe, notamment, le non-respect des droits humains fondamentaux, tels qu’ils ont été reconnus en Europe, à l’égard des minorités sexuelles. C’est par exemple le cas lorsque le bureau de l’État civil refuse de changer le sexe d’une personne sur ses documents d’état civil, alors même qu’elle s’est faite opérer de manière irréversible sur prescription médicale (comme dans le cas de Kelly Wayne), ou encore lorsque ce même bureau considère que le couple de même sexe ne peut prétendre à aucune reconnaissance. De manière générale, les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre sont également considérées comme des actes de persécution, tout comme les violences ou les contre-manifestations violentes à l’encontre des minorités sexuelles. La Cour européenne des droits de l’Homme est allée encore plus loin en qualifiant de telles contre-manifestations comme étant des « traitements inhumains et dégradants » dont le but est clairement de « porter atteinte à la dignité humaine » des victimes. »

Possible que Maurice soit placée sur la liste « noire »

Grâce à l’affaire Kelly Wayne et aux multiples autres demandeurs d’asile mauriciens, les avocats ont pu démontrer que les lois protectrices n’étaient pas respectées à Maurice à l’égard des minorités sexuelles. Ce qui, comme l’affirme Me Sandy Christ Bhaganooa, « n’a pas manqué d’étonner profondément diverses institutions étrangères car Maurice est placée sur la liste des pays « sûrs », justement parce que Maurice a signé des conventions internationales et a promulgué des lois internes pour la protection des droits humains et des minorités sexuelles. Les juges administrations étrangers ne comprennent pas pourquoi l’exécutif mauricien refuse systématiquement aux minorités sexuelles ces droits, alors que des lois protectrices existent ! »

Tout en ajoutant que « les droits humains sont considérés comme universels. De nombreux pays ont signé la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Maurice est également membre de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ce qui veut dire que les droits de l’Homme sont universels et l’État mauricien doit les respecter. Il y a de fortes chances que Maurice soit très bientôt enlevée des listes européennes de pays dits « sûrs » pour être placée dans les listes dites « noires » avec le nombre croissant de demandeurs d’asile mauriciens issus de la communauté LGBTQI+ en Europe. À notre connaissance, le nombre de demandes d’asile ou de droit de séjour émanant de Mauriciens ne cesse de croître de manière inquiétante en Angleterre, en France et en Suisse », conclut-il.
Nouveau sexe pour une nouvelle vie

En attendant, la vie des personnes LGBTQI+ (Lesbienne, Gay, Bisexuel, Transgenre, Queer, Intersexe) continue de se heurter à des difficultés au quotidien. En exprimant leur identité de genre, certains deviennent la cible de violences et d’humiliations. La discrimination à l’emploi ou aux services de santé, le rejet social, tout comme les obstacles juridiques au changement d’état civil sont courants. Dès leur plus jeune âge, les personnes LGBTQI+ sont confrontées à toutes sortes de difficultés. Kelly Wayne n’en était pas épargnée. « Je me suis sentie rejetée depuis mon enfance à cause de ma différence. La relation entre ma mère et moi était très tendue. J’ai subi insultes et brutalité », dit-elle. Celle qui est née avec un sexe masculin ne supportait plus ce corps d’homme, une erreur de la nature qui l’a toujours perturbée depuis son enfance. « Plus d’une fois, j’ai voulu en finir, tellement je me déteste d’être née dans le mauvais corps », nous confie-t-elle.

Ce sentiment de mal-être, ce fossé entre le corps et l’esprit gagne de l’ampleur au fil des années. Une véritable souffrance qui la poussera à passer le cap du changement de sexe. Le syndrome de « dysphorie du genre » lui est diagnostiqué par un panel médical qui lui prescrit une chirurgie réparatrice de réassignation sexuelle. Elle se fait ensuite opérer à l’hôpital St-Louis à Paris. Mais le bonheur sera de courte durée pour celle qui espérait être reconnue comme femme suite à cette opération.

« Mon propre pays m’a rejetée »

Kelly Wayne n’est pas prête d’oublier ces dix dernières années, les plus noires de son existence. La vie de cette Mauricienne qui a changé de sexe en 2012 basculera lorsqu’elle apprend huit ans plus tard qu’elle ne sera pas reconnue comme une femme à l’État civil mauricien, bien qu’elle ait subi une chirurgie réparatrice sur prescription médicale. « Les problèmes ont commencé à l’expiration de mon passeport en mars 2020. On me fait comprendre, sans vraiment m’expliquer les fondements juridiques, que la législation mauricienne ne reconnaît pas le changement de sexe et que, par conséquent, mon passeport ne sera pas renouvelé. On m’a fait poiroter 10 ans, soit depuis mon opération en 2012, avant de me l’annoncer. Et sans passeport, il m’était impossible de renouveler mon séjour en France », déplore-t-elle.

Une situation qu’elle a très mal vécue. « J’ai fait une dépression », dit-elle. Déçue, frustrée, elle qui s’est battue toute sa vie pour être enfin une femme ne trouve rien à Maurice pour simplifier sa vie. « J’ai travaillé dur pour cette opération et après toutes ces années d’attente, je me vois refuser mon statut de femme. Pour moi, c’est une grande injustice. Tous mes droits ont été bafoués. Mon propre pays m’a rejetée. Ce qui me rend le plus triste, c’est que je suis fière de dire que je suis Mauricienne lors de l’exposition de mes tableaux en France. Malgré moi, je représente mon pays sur la scène artistique », dit celle qui a fui son pays par contrainte.

Celle qui été modèle pendant quatre ans en France se dit heureuse et épanouie sur cette terre qui l’a accueillie. Pourtant, elle ne voulait pas demander l’asile. Mais à Maurice, elle n’avait plus aucun espoir de voir son genre reconnu. Ses droits humains fondamentaux n’ont pas été respectés et elle n’a eu d’autre solution que de fuir son pays pour trouver refuge là où sa dignité humaine et son intégrité physique ne sont pas compromises. « Elle ne voulait pas demander l’asile. Parce que maintenant, elle ne peut plus revenir à Maurice, c’est fini ! Si elle rentre à Maurice, elle perd ses papiers français. C’est horrifiant de devoir en arriver à demander l’asile dans un pays. Certains croient que des individus demandent l’asile pour avoir un permis de résidence, mais l’asile ne lui donne même pas le passeport français. L’asile lui donne le droit de rester en France et d’obtenir des autorisations pour voyager à l’étranger mais pas le droit de rentrer à Maurice. Rien que pour le mois d’avril, il y a eu trois Mauriciens qui ont obtenu l’asile en France. Il s’agit de deux homosexuels et d’une femme transgenre.

La France ne veut probablement pas de ça, mais elle a signé des conventions pour accueillir des personnes qui subissent des persécutions dans leur pays d’origine et elle respecte donc ce devoir d’accueil. Elle n’a probablement pas envie d’être dépassée par une vague migratoire de la communauté LGBT mauricienne sur le fondement du droit d’asile, mais en l’état actuel de la situation qui prévaut. Il est triste de l’affirmer, mais toutes les personnes homosexuelles ou transgenres de nationalité mauricienne peuvent effectivement prétendre au droit d’asile en France, à moins que le bureau de l’État civil mauricien et l’administration mauricienne de manière générale commencent à appliquer correctement la loi »,  indique Me Bhaganooa.

Aujourd’hui, séparée à jamais de son pays dont elle ne garde que de lointains souvenirs, Kelly Wayne tente d’oublier son douloureux passé. Entre l’homme dont elle est amoureuse et la peinture qui lui permet de peindre son histoire, son combat, la jeune femme aux cheveux tantôt bouclés, tantôt lisses, profite pleinement et librement de sa vie de femme. L’artiste qui avait ouvert sa propre galerie en 2008 à Grand-Baie, aujourd’hui membre de la maison des artistes, prépare également sa prochaine exposition intitulée Meta Morphe Ose qui se tiendra le 29 octobre prochain au Havre pour célébrer ses 20 ans de carrière.

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