AU SALON DE MAI : ôtez-moi ces seins, que je ne saurais voir…

Dr Didier WONG CHI MAN

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Docteur en Art et Sciences de l’Art

Paris

Le Salon de Mai est l’événement annuel des arts plastiques si vous souhaitez découvrir le panorama des œuvres réalisées par des artistes locaux. Toute l’attention de cette 39ème édition du salon a été focalisée sur l’œuvre d’une jeune artiste en devenir, Palvishee Jeewon. La peinture de cette dernière retenue par le panel des organisateurs, des artistes reconnus et confirmés, a causé une polémique inutile. Il s’agit de la représentation de l’artiste elle-même, seins nus. L’œuvre est brillamment exécutée. Rien à dire. Le thème de prédilection et la problématique artistique de Palvishee Jeewon est La Femme. Un beau sujet très important, complètement dans l’air du temps et qui ne devrait déranger personne si ce n’est les misogynes et ceux qui n’ont pas envie d’évoluer dans cette société contemporaine complexe certes mais qui a le devoir d’accorder à la femme actuelle la place qu’elle mérite en son sein.

La censure dans l’art n’est pas nouvelle (si vous souhaitez en savoir davantage sur la censure dans l’art, je vous conseille le livre d’Emmanuel Pierrat, « Cent œuvres d’art censurées »). L’auteur affirme que depuis qu’on crée, on censure. Il y a beaucoup d’œuvres, pour des raisons diverses, qui ont fait peur aux censeurs ayant préféré les cacher au grand public pour ne pas créer de scandale. La question est : pourquoi censure-t-on ? Et que censure-t-on ? Il y a trois grands piliers qui provoquent des censures : La politique, le sexe et la religion. Les Mauriciens en savent quelque chose car ils les subissent. L’art fait également partie de ces domaines où la censure est fréquente. L’avant-gardisme en art déclenche souvent la censure car le censeur ne maîtrise pas son sujet. C’est ainsi que de nombreuses œuvres ont été refusées lors de certaines expositions par peur de heurter la sensibilité et les habitudes des visiteurs. Toute nouvelle pratique dérange car les gens préfèrent rester dans un confort intellectuel qu’il ne faut surtout pas bousculer.

Le sexe choque dans l’art ! « L’Origine du monde » (1866) de Gustave Courbet qui n’est autre que la mise en avant en plan rapproché d’un vagin velu a fait scandale après avoir vécu pendant près d’un siècle dans la clandestinité. Aujourd’hui, cette œuvre de référence dans l’histoire de l’art est exposée au musée d’Orsay entourée d’un cadre doré, accrochée religieusement dans une salle des plus innocentes avec des milliers de touristes qui déferlent devant sans trop se poser de questions car elle fait désormais partie des incontournables du musée. « Le déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet avait été refusé au Salon officiel, jugé trop vulgaire et en décadence avec les règles de l’académisme en peinture. En 2014, une œuvre de Banksy a été censurée par le maire de Clacton-on-sea. On y voit cinq pigeons qui chassent du fil, sur lequel ils sont posés, une innocente hirondelle. Xénophobes, ils reprochent à l’hirondelle sa différence et sa singularité. Les Pigeons portent au bout de leurs ailes trois panneaux sur lesquels sont écrits des slogans racistes : « Migrants not welcome », « Go back to Africa » et « Keep off our worms ». Cette œuvre de Banksy dénonce la politique anti-immigration de cette ville. Le maire avait effectivement ordonné que ce graffiti disparaisse sans savoir que c’était l’œuvre de Banksy. Réalisant son erreur monumentale, il invite l’artiste à revenir dans la ville afin d’en peindre une nouvelle. Une invitation restée sourde et muette.

Revenons à présent sur la censure voulue par l’administration du MGI. Le tableau de Palvishee Jeewon a donné froid aux yeux à certaines personnes. On a demandé à l’artiste de retirer son œuvre car cela pouvait potentiellement déranger les personnalités invitées pour l’inauguration. De quel droit une tierce personne ne connaissant rien à l’art peut-elle exiger le retrait de ce tableau ? Comment peut-elle supposer que les autres seront outrés de voir des nichons ? Nous voyons clairement l’étroitesse d’esprit de certains. Le nu, et en particulier le nu féminin, a toujours été une composante de l’art occidental et n’a que rarement un lien avec la sexualité. Si l’on devait schématiser cette représentation du nu féminin, nous pourrions avancer qu’elle obéit aux deux grands principes qui sont d’une part, le contexte propre au personnage représenté, pouvant recouvrir plusieurs registres : maternel, politique, émancipation, transgressif, etc. et d’autre part, l’association indissociable qu’elle forme avec le concept de beauté. L’œuvre de la jeune artiste regroupe tout cela. La pudibonderie de certains nous prive de la beauté de la femme nue en art et bafoue la liberté d’expression des artistes et plus encore cette pudibonderie hypocrite ne respecte pas la beauté de la femme libre qui expose ses seins dans une démarche artistique où il n’y a absolument rien de sexuel.

Suite à cette exigence de l’administration, les organisateurs, en présence de l’artiste, se sont réunis pour décider de la marche à suivre. Il fallait trouver un moyen pour contrecarrer cette exigence indécente. Une suggestion géniale a alors été proposée, celle de bander les seins et d’y ajouter « Censored ». Cet ajout a donné une dimension supplémentaire à l’œuvre de Palvishee Jeewon : plastiquement plus forte et un engagement qui accentue davantage le côté politique de cette peinture, mais pas cette politique politicienne malsaine du censeur du MGI (qui aurait des intérêts politiques). Que se serait-il passé si les organisateurs, avec l’accord des participants, avaient décidé de boycotter l’événement à la dernière minute ? Cela nous rappelle la rétrospective Hervé Masson en 2005 où l’administration de cette même institution voulait que les banderoles qui annonçaient l’exposition soient enlevées à cause d’un sein nu dans le tableau choisi pour le visuel. Brigitte Masson, fille de l’artiste et organisatrice de la rétrospective, avait alors menacé d’annuler l’exposition. Nous constatons qu’en 17 ans cette mentalité rétrograde au sein de cette administration n’a pas changé.

Toute cette polémique ridicule n’aurait pas dû avoir lieu. Comment expliquer qu’au dernier Salon d’été organisé par le National Art Gallery, des nus avaient été librement exposés sans opposition aucune ? N’y a-t-il pas un abus décisionnel d’une seule personne pour un événement qui donne une visibilité joviale et artistique importante en ces temps de morosité et où le Mauricien peine à trouver de l’espoir pour son avenir ? Quoi qu’il en soit, cette volonté de censure ahurissante a en fin de compte desservi l’administration du MGI qui se retrouve être l’arroseur arrosé. Quant à Palvishee Jeewon, qui entre pour la première fois dans la cour des « grands », cette mésaventure lui a été bénéfique. Elle sait dorénavant à qui elle aura affaire. Gageons que les mentalités changent et que des personnes compétentes ayant un minimum d’ouverture d’esprit et au moins une once de fibre artistique soient placées à la tête de certaines institutions, censées être des lieux où foisonnent art et culture.

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