REBOND Brain drain : le temps de la culpabilité ?

CÉDRIC LECORDIER, jésuite

- Publicité -

Marseille

(jeztalk.com)

Quelques articles m’ont fait réfléchir dernièrement : la double interview des Dinan dans Week-end (« Le Mauricien doit se reprendre en main », 25 avril 2022) et l’entretien qu’a accordé Serge Rivière au Mauricien ( « Il faut une commission indépendante pour réformer le secteur éducatif », 17 avril 2022). Constat : Maurice serait un des pays les plus affectés par la brain drain. L’heure est grave. Mais n’a-t-elle pas toujours été grave ?

Il faudrait laisser aux économistes professionnels le soin de dresser le bilan : celui de la « décennie ratée des années 1980 », pour citer Pierre Dinan, où, si je comprends bien, les cerveaux s’étaient retrouvés dans une drôle de situation : ils étaient empêchés de penser. Plus dangereuse que le flux aérien et les verts pâturages étrangers, il y a la bureaucratie. Son symptôme ? Non pas des cerveaux qui fuient, mais des cerveaux qui… fuitent.

Aux historiens professionnels de revenir aussi sur le moment d’angoisse de 1968, alimentée par certains politiques qui voulaient sauver les meubles, c’est-à-dire : sauver le « soldat créole bourgeois » qui allait « suffoquer de l’hégémonie hindoue » et qu’il faudrait donc exfiltrer en France et en Angleterre. Maurice allait « devenir un enfer ». Des cerveaux créoles auraient-ils fui vers des paradis ?

Mais je ne suis ni historien ni économiste. De loin, à Marseille où je vis et où j’essaie de me casser la tête à éduquer bon-an mal-an la jeunesse française de « banlieue populaire », je ne peux m’empêcher de penser à tous ceux qui sont restés au pays. Ils ne se retrouvent pas dans les statistiques des cerveaux fuyants. Sont-ils pourtant de moindres cerveaux ?

En tant que Mauricien à l’étranger, j’ai envie de rendre hommage à ceux qui restent, sans trop se casser la tête avec leur… tête. Bien sûr, il y a la vie : les choix qu’on fait, ceux qu’on ne peut pas faire parce qu’on n’a « pas le choix » bizin reste ki pou fer ? Mais il y a beaucoup de coups de main que l’on doit à des cœurs en or, qui ne s’inquiétaient pas de savoir s’ils étaient value-added ou pas. Je ne citerai ici que les travailleurs du secteur hôtelier : leur courage, leur adaptabilité, leur sens du moment, leur créativité…A toutes les échelles. Mes hommages : à celui qui est à la plonge et qui fait bien son travail, à celle qui dirige un établissement et qui elle aussi, trente ans plus tôt, était à la plonge, au planning, au standard… Une belle partie de notre économie s’est bâtie sur le soft skills des ti-dimoun.

Blessing in disguise ?

De nombreux cerveaux ont fui. C’est regrettable, en partie regrettable, puisque d’une part, il y a de ces cerveaux dont on se passerait bien. Espérons que la brain drain aura entraîné dans son sillage ‒ et bien loin de nos rivages ! ‒ des leaders corrompus, des fils à papa, des technocrates sans sens pratique… qui ne donnent de la valeur ajoutée qu’aux bullshit jobs (voir l’anthropologue David Graeber), à l’étranger.

Il y a d’autre part la fuite de cerveaux créatrice d’espace ! Partir, c’est ouvrir les vannes des opportunités à d’autres ; ceux-là ne viennent pas toujours des Star Schools ! De grands cadres du secteur privé se disent fiers élèves des « plus modestes » La Confiance, St-Mary’s, St-Andrews, JKC, Régis Chaperon SSS, New Eton, Eden College…Auraient-ils eu leur chance si les cerveaux plus réputés n’avaient pas jugé l’herbe plus verte ailleurs ?

Pour une dernière catégorie de talents, enfin, la question se pose autrement : seraient-ils devenus des cerveaux s’ils n’étaient pas partis à l’étranger ? L’exemple de l’hôtellerie ‒– toujours le même ‒– est éloquent. Les lauréats de l’Ecole Hôtelière Gaëtan Duval sont, au mieux, considérés comme de bons techniciens et de bons artisans. Mais rares serons-nous à les qualifier de « cerveaux ». C’est connu : les métiers techniques donnent de bonnes mains ! C’est curieux : on ne parle nulle part de hand drain !?

En tout cas, ils sont de nombreux Mauriciens à être devenus de grands chefs : en France, en Angleterre, en Australie et jusqu’à Dubaï… Ils ont fini par mériter leur titre. Mais la question se pose : jouiraient-ils du même salaire à Maurice que certains chefs expatriés qui travaillent dans nos cuisines ? À compétence égale, donne-t-on vraiment sa chance au Mauricien ?

Enseigner le traçage ?

Je viens du même système d’éducation que Serge Rivière (voir Le Mauricien du 17 avril 2022) : ce système qui n’a pas changé (ou si peu que c’est faire semblant) depuis 1965. J’ai obtenu le même type de gratification académique, ce qui m’a valu l’étiquette de cerveau, mais de fuiteur surtout…Notre Kreol Morisien a une belle expression pour décrire mon parcours : mo enn fit. Qu’est-ce qu’être une fit dan zant ? C’est de se retrouver dans une situation où, malgré la réussite scolaire, on s’aperçoit que ceux le système avait parqués dans la catégorie des fidèles assistants sont en fait des maîtres de créativité, des exemples d’intelligence du terrain, avec une capacité d’analyse et de synthèse qui ne s’obtient pas qu’avec des A, et des séries d’unités mesurées à la mode de Cambridge.

La reconnaissance académique ne fait pas tout, les savoir-faire techniques non plus. Il y a un certain nombre de compétences qui s’acquièrent par l’effet d’une imprégnation, d’un rapport intuitif avec un terrain.

Pour qu’un cerveau porte du fruit, il lui faut aussi se mettre à l’école du gut-feeling, de l’intelligence des tripes et du dedans : cette aptitude à sentir les gens, à négocier les compromis, à fabriquer les consensus… Pour cela, il faudra être à l’écoute des traceurs, des traser. Tant qu’il y aura des traser, souffrirait-on vraiment de brain drain ?

Traceuse, elle l’est, Mme Bijoux-Bellepeau. Mais son business a quand même fermé. « Je suis meurtrie. J’ai beaucoup sacrifié pour en arriver là », confiait l’entrepreneure dans les colonnes de Week-End (3 avril 2022). L’article pose le diagnostic : Covid, et un Metro Express dont les travaux s’éternisent… Aurait-elle été victime d’un traser drain ?

Mais l’article revient surtout sur la résilience et le courage de cette femme. « Une fermeture n’est pas un signe de faiblesse, ou d’échec », dit-elle. Alors oui, sans doute est-elle prête à affronter d’autres projets, et à continuer à tracer !

Le risque et la résilience ne font pas partie des syllabus. Mais le sens du projet et de l’entreprenariat est soutenu par des concours et autres initiatives dits extra-curricular, du point de vue de Cambridge. Or M. Rivière a bien raison de pointer qu’il existe d’autres systèmes qui évaluent de manière plus holistique la personne ; l’International Baccalaureate (IB) en fait partie.

Mais qu’importe le système et les centrales d’examens, rien ne devrait empêcher le système mauricien d’inventer d’autres modes d’apprentissage pour nos élites mainstream ; le stage ouvrier, le stage d’hôtellerie, le service civique aménagé sont tant d’autres options pour la croissance de nos jeunes.

Comment valoriser le traser, le street-smartness et le goût du risque ? Comment penser une méritocratie qui ne passe pas uniquement par la logique d’une compétition cérébrale ?

Et le Kreol Morisien ?

Trêve de démagogie : pour créer une Start-Up Nation (ou des Smart Cities, ou tout autre effet de rebranding), il faut bien retenir des cerveaux, accueillir les cerveaux mauriciens rentrants. Il faut leur faire une place, les intégrer à un écosystème qui bénéficie déjà d’un bon nombre de cerveaux venus de l’étranger. Saluons aussi les patriotes sans passeport !

Mais à côté de cet enjeu, il est aussi primordial de s’intéresser aux outils que l’on offre à tous ces autres cerveaux qui font le quotidien plus « ordinaire » de notre économie.

L’outil de la pensée, c’est avant tout la langue. Nous sommes des générations de Mauriciens à avoir été privés de notre langue maternelle pour apprendre à réfléchir (d’où sans doute, la pauvreté de l’usage du kreol dans l’Hémicycle ?). Continuerons-nous à creuser des drains dans nos cerveaux ?

Je fais un rêve, mais un rêve des plus pratico-pratique ! N’y aurait-il pas la possibilité de ré-évaluer la pertinence du General Paper en proposant ne serait-ce qu’une seule épreuve en kreol morisien ? N’est-il pas temps que nos enfants s’exercent à penser sur des problématiques locales, et dans leur langue ?

Literatir li inportan pou lepanouisman zenfan. Diskite.

Konesans, sa mem pouvwar. Diskite.

Tou dimoun egal dan Moris, vremem sa ? Diskite.

Ki manier nou kapav anpes brain drain dan pei-la ? Diskite.

Enn sel lepep enn sel nasion. Diskite.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour