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(Reportage) Heurts à Camp-Levieux : Là où tout a commencé…

… et ce n’était ni « planifié » ni « organisé », comme l’imagine le gouvernement. De : Joël Achille.

Il y a eu le gaz. Puis le carburant. Et Camp-le-Vieux s’est embrasé. La flambée des prix a poussé des habitants, notamment des jeunes, à exprimer leur frustration de devoir « travay gramatin pou manz tanto ». Mercredi, des centaines de manifestants ont gagné les rues. Plusieurs unités de la force policières ont dû être déployées. Récit d’un mouvement qui a débuté avec la fougue d’un jeune et les réclamations d’une dizaine de manifestants. Qui rassemblera des milliers de personnes dans les rues deux jours plus tard.

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Un jeune au sweat-shirt noir, la tête recouverte d’un masque et d’une capuche, ramasse une pierre sur le bitume. Il la lance en direction du 4×4 de la police, dépêché pour enlever les pneus placés sur l’artère principale de Camp-le-Vieux. La pierre effleure le crâne d’un policier, faisant tomber son chapeau. Ce mercredi à 18h35, la manifestation contre la flambée des prix connait son premier acte de violence, répondant aux arrestations musclées de la police plus tôt. Les lancés pleuvent alors sur les forces de l’ordre. La nuit s’embrase, donnant raison aux craintes omniprésentes de dérapage.

Deux jours après, l’île Maurice connaitra une nuit d’émeutes, que le Premier ministre, Pravind Jugnauth (rentré de l’Inde dimanche), et le DPM, Steven Obeegadoo, qualifieront d’« actes de violence extrême ». Pour eux, les heurts n’étaient « pas spontanés » mais « planifiés », « complotés » et « organisés ». Le DPM soutiendra même que l’initiative de cette manifestation aurait été lancée par « bann dimounn ki ena lexperyans organiz bann dezord koumsa ».

« C’est moi qui ai tout commencé », relate Cédric Cerveaux, 25 ans. Ce mercredi après-midi, le résident des appartements sociaux alentours porte un large chapeau sur la tête, car depuis la matinée, les choses se sont enchainées rapidement lor koltar. « Ver 8h, mo’nn pran larou, mo’nn met lor sime», poursuit Cédric Cerveaux. La raison ? Il n’en pouvait plus des prix exorbitants, qui asphyxient de nombreuses familles de cette localité. Ainsi, sur un coup de tête mêlé à une profonde frustration, il a décidé d’agir.

La police l’interpellera pour avoir obstrué la route, avant de le relâcher. Sur internet, les photos de cet acte reçoivent le soutien d’internautes excédés par la flambée des prix et le gaspillage des fonds publics.

Vers 15h30, une dizaine de manifestants se tiennent sur cette même artère. Pancartes en mains, ils déplorent la cherté de la vie. La veille, le gouvernement a annoncé une nouvelle hausse du prix du carburant ; le coût du litre d’essence a ainsi grimpé de 33% en seulement quatre mois. Quant au gaz ménager, la bonbonne de 12kg a connu une hausse de Rs 60. Un calvaire pour les ménages, surtout de ceux se trouvant au bas de l’échelle.

« Kouma nou pou fer ? », se demande une femme de ménage de la localité, âgée de 50 ans. Se tenant à distance des manifestants, elle soutient cependant leur action. « Nous travaillons le matin pour manger le soir. A l’époque, avec Rs 3 500 nous sortions des supermarchés avec un caddie rempli. Désormais, avec Rs 6 000 nous n’en remplissons qu’un quart. Nous n’achetons que le strict nécessaire », poursuit-elle en gardant précieusement son masque sanitaire sur son nez, de peur d’être interpellée par les autorités.

« Je travaille loin et je ne peux pas prendre le bus tous les jours », raconte un Helper de 31 ans. De l’autre côté de la rue, une mère de famille habitant Boundary a fait le déplacement avec son fils. Dans ses mains, une pancarte sur laquelle est inscrite « Lepep pe soufer ». « Ti dimounn pa pe kapav viv », lance-t-elle, soulignant que son époux répare des machines pour subvenir à leurs besoins.

 « Lapolis pou servi lafors »

A l’intersection de Winner’s de Camp-le-Vieux, les échos de la manifestation ont rallié des habitants de régions alentours. Une centaine de personnes se joignent au mouvement. La foule se compose principalement de jeunes, fatigués que leurs voix ne soient pas prises en compte et inquiets pour leur avenir. Mais également une poignée d’enfants. Les appels de Darren l’Activiste sur les réseaux sociaux attirent des curieux. Ce dernier demande que les prix du gaz ménager et du carburant soient réduits, « sinon nou pou res lor sime ».

Peu avant 17h, la police lance deux avertissements via mégaphone : « Cette manifestation est illégale. Lapolis pe inform zot, si zot pa disperse, lapolis pou servi lafors ». Avant de changer de ton pour le 2e rappel : « Si zot pa disperse, lapolis pou pran bann saksion ».

Les manifestants remontent finalement vers un garage, en face des appartements. Parmi la foule, l’expert en affaires maritimes Alain Malherbe et le chanteur Bruno Raya, qui habite la localité. Plusieurs équipes policières débarquent, dont la Division Support Unit ainsi que des officiers en civil. Tous ceux présents deviennent des cibles potentielles ; il faut qu’il y ait des arrestations pour calmer les ardeurs, estiment les autorités. Une mère sortie de sa maison pour récupérer son enfant, est violemment agrippée par des policiers. Elle leur explique, difficilement, que « mo pa ladan mwa ». Son époux s’interpose et se fait emmener. Il est relâché aux portes d’une jeep.

Les policiers tentent également d’emporter celui qu’ils considèrent comme étant à la tête de ce mouvement. Plusieurs officiers empoignent Darren l’Activiste, mais ce dernier est retenu par les manifestants. Il disparaitra dans la voiture d’un jeune de la région, qui s’engouffre au milieu des flats. Impossible pour les policiers de la suivre. Cédric Cerveaux, lui, se retrouve littéralement porté et forcé à l’intérieur d’un 4×4 de la police. Le véhicule est bloqué un peu plus loin et des jeunes en extirpent leur ami.

Deux autres jeunes seront toutefois interpellés et emmenés au poste de police. L’un d’eux, Kerven Lajoie, 24 ans et maçon de profession, fera état de « brutalité policière » après sa libération dans la soirée suivant l’intervention de son homme de loi, Me Akhil Bissessur.

Vers 17h30, durant les tractations en vue de libérer les deux jeunes, les manifestants ont regagné l’intersection de Winner’s, non loin du poste de police de Camp-le-Vieux. « Kotsa inn amenn zot ? », demande un homme face à un regroupement de policiers, bloquant l’entrée au poste de police.  Les lueurs du soleil faiblissent à l’approche de l’hiver. La police essaie de lancer un appel au calme. « Zot ena rezon zot, akoz zot pe lager pou nou mem », confie un policier à l’écart. « Cependant, nous devons faire notre travail ».

L’appel trouve résonnance auprès de certains manifestants. L’un d’eux prend la parole, demandant aux gens de libérer la route. Toutefois, les braises de la révolte ne s’effacent point. La rumeur qu’un autre des leurs aurait été arrêté manque d’envenimer la situation.

Scènes surréalistes

Feignant de répondre à l’appel au calme, le groupe se divise, une partie des manifestant remontant vers le garage. Seules les lumières des lampadaires éclairent leur passage, de même que les phares des quelques véhicules se risquant à emprunter cette route.

Au coin d’un mur près du garage, des jeunes ramassent des pneus et les disposent sur la route. Quelques véhicules, conduits par des habitants, sont autorisés à traverser le barrage. Les autres patientent nerveusement. Une équipe de police débarque dans une 4×4 pour déblayer la route. Une pluie de pierres l’attend. Un autobus de la CNT reçoit également un projectile, qui le heurte d’un coup sec. Les lanceurs, des jeunes, disparaissent dans les allées traversant les appartements.

Boucliers et matraques brandis, des officiers se mettent à leur poursuite. « Sakenn inn al enn kote », leur lance un résident, pointant deux sentiers allant dans des directions opposées. Quelques mètres plus loin, une pierre se fracasse sur l’un des boucliers. Malgré les unités déployées, les fautifs ne seront pas retrouvés. Un officier évoque une opération devant se tenir au petit matin, afin de les retracer.

Les heurts s’aggravent auprès du poste de police. La Special Mobile Force (SMF) arrive en renfort. De même que plusieurs officiers de la Special Supporting Unit (SSU). Des pierres sont balancées en leur direction et un matelas est brûlé à une intersection au cœur des appartements. La scène est surréaliste : d’un côté des centaines de manifestants et de l’autre, plusieurs unités des forces policières. La route, elle, est jonchée de pierres.

« Larg sa de dimounn-la. Retourn dan zot vehikil. Tou zafer pou pas trankil. Tou dimounn pou rant kot zot », crie Darren l’Activiste qui, à son retour, mène la foule de manifestants. Un policier s’approche pour des pourparlers. Un arrangement est convenu. Il est 21h42 quand les deux jeunes sont relâchés. Accompagnés des avocats Rama Valayden et Akil Bissessur, ils sont chaleureusement accueillis. Entre-temps, plusieurs personnalités politiques se présentent, dont Jean-Claude Barbier, Dev Sunnassee, Rajen Narsinghen et Sanjeev Teeluckdharry. Ils lancent un appel au calme, critiquant sévèrement le gouvernement.

Sous des appels à « met sa Jugnauth-la ek met sa gouvernman-la deor », Rama Valayden prend la parole : « Nous avons négocié. Ils ont été relâchés sans menottes, sans problème. La deuxième condition est que la police n’arrêtera personne. Monsieur Bheekun m’en a donné la garantie. Samedi midi, nou pou zwenn dan site avek tou nou lekip ek kamarad. Nou pou fer seki pou bizin fer (…) Et pour terminer, vive Camp-le-Vieux. Camp-le-Vieux a montré à Maurice ce qui doit être fait ». Les manifestants libèrent les lieux.

Des images de mouvements aux motifs similaires, notamment à Pointe-aux-Sables, circulent. Le feu de Camp-le-Vieux est cependant éteint à temps. Vers 22h20, un camion de pompier gagne l’intersection au matelas en proie aux flammes. Des jeunes les regardent s’affairer. L’un d’eux se confie : « Les manifestants ont raison de se battre pour nous. Parski manier pe ale, pe tro ale sa’nn kou-la ».

Deux jours plus tard, des milliers de manifestants, portés par l’élan de Camp-Levieux, exprimeront leur colère spontanée dans les rues.


Chronique des incidents

  • 15h : une dizaine de manifestants dénonce la flambée des prix
  • 15h50 : présence accrue de jeunes
  • 15h57 : la situation se calme devant le poste de police
  • 16h35 : un jeune, initialement venu en savates, se présente avec des chaussures
  • 16h38 : un habitant demande de ne pas bloquer la route, « lamem dimounn pou vinn bate »
  • 16h45 : arrivée de la Division Support Unit
  • 16h49 : premier appel de la police contre la « manifestation illégal »
  • 16h53 : 2e avertissement
  • 17h00 : Après le 3e appel, la police embarque des manifestants. Deux jeunes sont emmenés.
  • 17h34 : confusion devant le poste de police, la rumeur d’une 3e manifestation se répandant
  • 17h41 : la foule se disperse quelque peu
  • 18h15 : arrivée de la SSU
  • 18h35 : jet de la première pierre
  • 19h à 21h : la foule gonfle, un matelas brûlé, la SSU gagne la rue
  • 21h20 : la foule se tient à au moins 20m de la police
  • 21h29 : une roche est envoyé lors des pourparlers
  • 21h32 : Rama Valayden sort du poste de police avec les deux jeunes interpellés. Ils sont libres
  • 21h44 : la foule se disperse peu à peu
  • 22h20 : les pompiers éteignent le feu

 

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