Je ne sais pas vraiment pourquoi j’écris. Je sais seulement que c’est un besoin impérieux. Je dois écrire.
J’avais envie d’écrire un récit sur ce personnage que j’ai appelé Colibri. Après plusieurs tentatives, un jour, le personnage a pris possession de ma plume et orienté le texte vers le conte. Un conte. Une fable. Une parabole. Bref, un récit où l’imaginaire a la part belle et où le lecteur est convié à un voyage intérieur avec Colibri.
Marquée par son enfance avec ses joies et ses douleurs, Colibri fait l’expérience douce-amère de la vie et parvient à ce moment-charnière où elle entreprend d’examiner le récit qu’elle fait de sa vie et où elle décide de le réécrire.
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MORCEAU CHOISI | La voix de Colibri
La vie secrète des poupées
Colibri devenait la fée maîtresse à ses heures de jeu. Elle avait le tableau et les craies du Guérisseur. Elle faisait faire des devoirs aux poupées et elle les corrigeait avec grand sérieux. Les fautes étaient sanctionnées. Bien sûr, elle prenait la place des poupées de l’autre côté de la table pour terminer les devoirs et s’empressait de la contourner pour endosser son rôle de maîtresse. C’était une gymnastique physique et mentale qui la passionnait. Jongler avec le savoir lui procurait un plaisir qu’elle avait du mal à expliquer aux autres. Elle était proche de l’extase. Ainsi, la maîtrise de l’enseignement et les premières notions de pédagogie s’installaient durablement dans ses joies d’enfant seule.
Un jour, elle eut une otite sévère et la fée marraine lui mit un produit dans l’oreille ainsi qu’un morceau d’ouate pour la protéger. Durant la nuit, l’ouate se ramollit au contact du liquide visqueux et, au petit matin, elle se réveilla sourde. La fée marraine regarda dans l’oreille pour tâcher de repérer l’ouate, mais ses tentatives furent vaines. Pas loin de chez elles, vivait une fée soignante. Elle était impressionnante par sa taille, mais douce par la voix et le toucher. La fée marraine conduisit prestement Colibri chez elle, l’angoisse montant d’un cran supplémentaire à chaque seconde qui s’écoulait.
La fée soignante examina l’oreille et dut faire un acte de foi pour croire qu’il y avait de l’ouate quelque part au fond. À cette occasion, Colibri se découvrit courageuse. En plus de bien supporter la douleur, elle avait la capacité de mobiliser ses forces pour rester stoïque dans les moments de souffrance physique. La fée soignante prit plusieurs pinces, essaya diverses techniques, se pencha de différentes façons, et finit par extirper l’ouate au bout de trois quarts d’heure de lutte. La joie fut au rendez-vous. Tout le monde était soulagé !
La fée soignante avait trois merveilleuses filles, aussi belles et gentilles qu’elle. Elles s’appelaient Mélisse, Myrtille et Mirabelle. Myrtille venait parfois jouer avec Colibri. Un jour, Colibri décida de célébrer le baptême de ses poupées. Elle avait tout préparé avec soin. Elle acheta des dragées blanches, bleues et roses à la boutique et proposa à Myrtille d’être la marraine. Celle-ci était trop contente et s’empressa d’accepter. Elle prit son rôle de marraine avec grand sérieux. Elle tenait les poupées, l’une après l’autre, au-dessus d’une petite bassine, pendant que Colibri leur versait de l’eau sur la tête en leur donnant un nom. Elles terminèrent le rituel en mangeant avec délectation les dragées. Elles étaient très contentes de la cérémonie et se demandèrent, d’un air désintéressé, si on pouvait baptiser à plusieurs reprises.
Quand Colibri eut une trousse de docteur pour son anniversaire, elle passa ses journées à ausculter ses poupées pour diagnostiquer leurs maladies. Elle décidait très souvent qu’il fallait leur faire des injections et Colibri se surprit à aimer ça. C’est vrai qu’elle avait eu l’occasion de voir faire les nurses à l’hôpital qu’elle fréquentait assez souvent, soit pour les bronchites à répétition qui la secouaient chaque hiver ou quand elle se faisait arracher une dent et que sa gencive se mettait à saigner si abondamment qu’elle avait dû, à plusieurs reprises, s’y rendre en urgence la nuit. Elle avait toujours trouvé les infirmières chaleureuses. La plupart savaient faire une piqûre indolore, mais certaines étaient moins douées et laissaient un bleu sur son petit bras.
Colibri ne voulait pas faire de mal à ses poupées. Elle leur faisait les injections avec le plus grand soin, surtout que sa seringue ne comportait pas d’aiguille. Elle s’appliquait à bien camoufler le fait que le liquide tombait à côté. Elle leur donnait aussi des potions à boire. Il est vrai qu’elle-même devait boire chaque jour une grande cuillérée d’huile de foie de morue censée avoir des vertus contre ses infections respiratoires. La seule vertu que Colibri lui voyait était de lui donner une furieuse envie de vomir, même après une heure ou deux, lorsque son estomac lui renvoyait dans la bouche un petit goût de poisson avarié.
Elle était plus gentille pour ses poupées, en leur préparant des décoctions faites de craies de couleur écrasées et d’eau. Parfois, elle leur préparait des infusions à base de feuilles qu’elle versait délicatement dans les petites tasses en plastique rose. Elle aurait aimé les servir dans les fines tasses de porcelaine bleue et blanche qu’elle avait reçues en cadeau, mais la fée marraine les avait rapidement rangées dans la vitrine de peur que Colibri ne les brise. Elle se contentait donc de ses tasses en plastique. Lorsque les poupées avaient bu, Colibri les secouait un peu car on voyait le liquide à travers leur peau translucide et ça faisait un drôle bruit qui la faisait rire. Puis elle se voyait contrainte de leur enlever une jambe pour l’évacuation. Elle se disait qu’elle était bien mieux faite que ses poupées, car s’il fallait lui dévisser une jambe à chaque fois…
Quand elle jouait, elle imitait parfaitement le ton que prenait le personnel soignant avec elle pour convaincre ses poupées d’accepter les traitements qu’elle devait leur infliger pour leur bien. Elle se penchait pour les regarder dans les yeux avant de leur administrer des calmants et de leur nouer des bandages. C’est là que naquit sa vocation de guérisseuse. Elle irait dans une cabane à savoirs pour apprendre comment on soigne les vraies gens. En attendant, elle sortait son stéthoscope pour ausculter ses patientes très coopératives.
Il arrivait à Colibri de passer toutes ses vacances au lit, buvant des soupes chaudes et des remontants. Son corps avait pris l’habitude d’hiberner. Sa vie s’en allait ainsi, chaque année. Elle se réfugiait plus encore dans les livres. Lire était plus efficace que les médicaments.
Un jour, à la fin d’un de ces hivers, lorsque Colibri retourna à la cabane à savoirs, elle chercha en vain Capucine. Capucine était partie. »