Ainsi va la vie est un texte qui a été publié dans ces mêmes colonnes le 6 mars 2022. Les récents évènements de ma vie font que le moment précis décrit dans le carnet d’alors peut être maintenant plus éclairé.
C’était un dimanche matin et le soleil brillait de mille feux. À cet instant, j’avais pensé à un proche qui me disait plein de compassion devant la maladie de mon père : « Le soleil se lève pour tous, mais chacun a sa vie. » Rien de plus vrai ! Pas une seconde, je ne pouvais comparer nos deux vies et, là, je ne pouvais hélas pas évaluer le tourment et la désolation que subissait mon père assis à mes côtés.
Le soleil nous réchauffait tous les deux alors que nous étions dans la peine et que lui souffrait intérieurement. Il nous éclairait tous les deux avec la même intensité et la même générosité de ses rayons invisibles qui se déversaient jusqu’à même nos pieds. Ce n’est pas pour autant que cet astre mettait en lumière nos émotions et nos sentiments, surtout le sentiment d’impuissance que nous ressentions, l’un et l’autre. Cette lumière nous inonde, nous transperce même, sans jamais dévoiler notre intimité à ceux qui nous entourent. Quelle sagesse de préserver autant notre pudeur !
Ce dimanche matin, nous étions assis face à la mer. J’avais mis la belle musique du film Frida et elle résonnait avec force, douceur et entrain. Pour la petite histoire, la musique de ce film faisait partie de celles qu’écoutait souvent le mélomane qu’était mon père. Ce film raconte la vie bouillonnante d’une peintre mexicaine, Frida Kahlo, dans les années 30-40. La vie de cette femme évoque autant les tumultes d’une vie que l’éclatement de couleurs qui teintent celle-ci. Elle me rappelait aussi la recherche du bonheur qui nous anime tous. Cet album explosait comme un volcan pour retrouver douceur et apaisement. En fait, elle me faisait aussi penser à celui assis à mes côtés qui était un abrutissant volcan, plein de bonté et de générosité. Il pouvait faire mille choses à la fois et débiter des phrases et des phrases sans s’interrompre, aussi bien que rester assis des heures face à la mer dans un profond silence.
Ce matin-là, j’ai fait un amalgame particulier entre la beauté de la scène devant nous et la musique pleine de caractère du film Frida. Elles n’ont que très peu de choses en commun. Comme ressemblance possible, un peu far-fetched, certes, je ne voyais que les tâches de couleurs vivaces du décor et celles des tableaux de la peintre. Ces derniers surgissaient dans ma tête au rythme de l’album audio qui défilait. Mais un autre lien était d’une évidence effroyable : celui de la gravité de la vie de cette femme, et celle de cet instant présent, précis, que vivait mon père.
La musique, belle et prenante, me faisait saisir l’intensité de la vie… plus honnêtement, l’intensité de la fin d’une vie. J’écoutais sans vraiment comprendre les paroles en espagnol tout en appréciant l’émotion qui s’y dégageait. Je voyais se dessiner sous mes yeux une peinture qui n’a absolument aucun rapport avec celles très particulières que peignait Frida. Les siennes sont plutôt empreintes de violence, de douleur, de froideur, de brisure, de tragique… Très peu inspirant pour moi car trop étrange et morbide ! La peinture qui prenait forme dans mon cœur, bien que colorée et pleine d’espérance, se tâchait de larmes, de tristresse et d’implorations à Dieu.
Un air guilleret de l’album a joué à un moment mais l’expression grave de cet homme assis à mes côtés m’a poussée à observer plutôt les touristes qui venaient petit à petit s’installer sur la plage en face de nous. Un autre tableau a alors pris forme : des dames déployaient des paréos sur des chaises et un monsieur s’affairait à planter un bâton d’un parasol rouge vif dans le sable chaud, tout en valsant avec aisance et sérieux de droite à gauche, dans un déhanchement sympathique. Gauche, droite, gauche droite, j’ai eu droit à une danse rythmée d’un monsieur inconnu, venu là pour se prélasser loin du froid d’Europe.
Une serviette vert pomme était soigneusement pliée sur un transat attendant que sa propriétaire finisse sa baignade, alors qu’un bronzé, la peau couleur camaron, s’apprêtait à entrer dans l’eau. Il portait pour seul habit un petit slip de bain bleu marine à la Franck Dubosc dans le film Camping. À cette heure où la luminosité est sans filtre, les couleurs sont vives et éclatantes.
Un bateau rouge sang, posé sur la mer, se détachait de cette séduisante eau turquoise. Toutes ces couleurs me ravissaient et me faisaient prendre conscience de la valeur de toutes les splendeurs qui m’entouraient. Les merveilles de la nature n’en finissaient pas de m’éblouir. Elles remplissaient mon cœur et mon âme, permettant à mon corps et à mon esprit de se reposer un peu. Tout était à prendre puisque c’était des petits cadeaux qui étaient, en fait, des petits miracles de la vie.
Un nouveau morceau a retenti : il s’agissait de Paloma negra. J’aurais certainement préféré que la chanson s’appelle Paloma blanca (Colombe blanche). Mais je reste fidèle à la réalité du moment car j’ai remarqué, à cet instant, sur un bateau plus à gauche, une colombe noire dessinée sur la coque.
Devant cet océan émeraude, calme et bougrement reposant, m’étaient venu à l’esprit toutes les catastrophes que notre monde vit encore et dans ce moment un peu sombre, j’ai aussi pensé à la perte proche, inéluctable, de cet être si cher…
Mais je n’ai pas laissé mon regard et mon cœur s’assombrir et la chanson qui a joué au moment où je reprenais courage s’appellait Benediction and Dream. Quel clin « Dieu » ! Je me suis laissée envahir par ces deux mots et l’espérance a repris vie en moi, alors que je serrais fort sa main dans la mienne, tout près de mon cœur.
Mon père est retourné à sa chambre et, en le regardant, je savais que ses proches, les intimes, seraient là pour lui jusqu’au bout…