Imaginez-vous en acteur sur la scène du Caudan Arts Centre. Dans ce cas précis, la tâche a été confiée à Benjamin Gilot. Une jeune femme lui remet une enveloppe scellée contenant une œuvre de l’auteur iranien, Nassim Soleimanpour, avec un intitulé Le lapin blanc, le lapin Rouge. Il va devoir jouer la pièce pendant une heure en se faisant aider par les spectateurs avec des numéros tirés au hasard dans la salle. Un exercice périlleux d’autant plus qu’une des scènes fait mention de deux verres d’eau et une fiole dont l’un contenant du poison où il devra choisir. L’acteur prendra-t-il la poudre d’escampette où se résignera-t-il à son sort ?
La pluie diluvienne a joué les trouble-fêtes samedi, au Caudan Arts Centre, où il n’y avait que 62 spectateurs, dans une salle clairsemée avec sur scène, l’acteur Benjamin Gilot. Le décor se veut minimaliste, avec juste une table, une chaise, une échelle. Aucune musique, aucun metteur en scène. Benjamin Gilot œuvre en solo, confronté à une situation inédite. Sur la table, deux verres, une fiole…
Un spectateur tiré au sort, soit le numéro 15, avait pour mission de brouiller les pistes en mettant du poison dans l’un des verres. Benjamin se lance, un débit de voix approximatif, il se cherche, se perd, rigole, fait le pitre selon la demande du texte.
On le voit mimant une autruche, puis parodiant le fameux lapin blanc, lapin rouge, l’ours, soit les protagonistes du début du scénario. On s’imagine à un certain moment qu’on est en plein dessin animé. Une autre spectatrice, tirée au sort, est conviée à endosser le rôle du lapin qui va au cirque. Un autre spectateur devra, lui, se mettre dans la peau de l’ours, chargé de contrôler la billetterie. On s’y perd en conjectures !
Nassim Soleimanpour, d’origine iranienne et auteur du Lapin blanc, lapin rouge, a su jouer avec les nerfs de son auditoire. Pour avoir refusé d’effectuer son service militaire obligatoire en Iran, son passeport lui a été confisqué. Et l’auteur, alors âgé de 31 ans, ne pouvait sortir de son pays. Il a donc écrit ce script, Lapin blanc, lapin rouge, devenu une œuvre qui met en solo à chaque représentation un acteur diffèrent dans chaque pays. Soit l’acteur se démène pour mener jusqu’au bout le fil conducteur de sa pièce, soit il se planque et subit les courroux des spectateurs.
Benjamin, lui, n’a pas choisi le jeu de la filature. Il a un physique qui plaît et qui joue en sa faveur, mais au niveau de la représentation, il était carrément dans de l’interprétation, cherchant ses mots, ne trouvant pas vraiment les intonations, reprenant son texte à voix haute. Et surtout, il a dû se sentir à un certain moment allégé d’un poids avec la venue d’autres spectateurs pour lui donner la réplique sur scène. Jouer à parler et à se déplacer sur scène exige tout un travail corporel, ajouté au stress d’un exercice vocal et gestuel dont l’auteur iranien prend un malin plaisir de tirer les ficelles de sa marionnette, en l’occurrence l’acteur pour le forcer à se dépasser.
En écrivant ce texte, Nassim Soleimanpour avait indiqué lors d’une de ses interviews dans La Presse : « avoir fait un cauchemar où il se suicidait sur scène devant le public, ses amis, ses parents ». Et que : Lorsque j’ai pris la décision d’écrire et de jouer en anglais, j’ai vu en ce thème un bon cadre où insérer mes autres idées. »
Sa quête d’auteur consiste à convier à la fois l’acteur et son public à découvrir le manuscrit ensemble avec pour mot d’ordre qu’aucune répétition ne précède la performance de manière à garder les « puretés » des instants. Ce qui constitue en quelque sorte à emprisonner l’acteur dans le texte comme lui a été retenu dans son pays contre son gré.
De ces similarités, l’auteur a su tisser une œuvre solide et avec son histoire farfelue de lapin qui décide d’aller voir une pièce de théâtre au cirque et qui doit se couvrir les oreilles d’un bonnet rouge pour ne pas empêcher ses oreilles de dépasser, il y a à la fois des scènes drôles, provoquant une sorte de complicité entre l’acteur et son public alors que l’auteur lui prend le contrôle sur tout.
Au moment où Nassim Soleimanpour écrit ce texte, il prend contrôle sur le temps, ses personnages, l’acteur qui se prête à son rôle. Il veut voyager et cette forme d’écriture expéditrice est son salut, car cela permet à son œuvre, Le lapin blanc, lapin rouge; de voyager dans pleins de pays. Il donne même son courriel pour recueillir les émotions des gens. Benjamin, lui, joue sans filets, happé par un script qui l’emprisonne et dont il essaie de s’échapper, surtout vers la fin où il se verra contraint de choisir entre le verre d’eau neutre ou le verre d’eau empoisonné.
Fatale décision qui le conduira à la mort, puisque vivre c’est choisir la voie la plus longue pour mourir. Sa mort qui permettra à un autre acteur de reprendre le flambeau et de refaire voyager Le lapin blanc, le Lapin rouge à travers le monde. Quel petit futé ce Nassim Soleimanpour dont l’œuvre Lapin blanc, lapin rouge garde encore cette aura malgré la pandémie de Covid.