Busy B, c’est fini. La marque de vêtements de Béatrice Bijoux-Bellepeau qui, en 15 ans, est devenue une référence pour notamment des femmes rondes, traverse des crises financières graves. Les pertes pendant les travaux du Metro Express devant l’atelier et le magasin principal à Beau-Bassin, en plus des conséquences économiques de la Covid-19, ont eu raison de l’entreprise qui ne cessait de prospérer. Les 4 magasins de l’entrepreneure ont cédé la place à un concept de vente en ligne jusqu’à épuisement du stock. Pourtant, Busy B, avec ses 70,000 followers, détient toutes les cartes de la réussite en main. À commencer par sa conceptrice elle-même.
Familière des médias, Béatrice Bijoux Bellepeau, ancienne journaliste, maîtrise la communication sur le bout des doigts. C’est elle qui conçoit et lance l’émission de cuisine à succès Linkwi pour garder la popularité de la chanteuse Linzy Bacbotte bien au chaud. Béatrice Bijoux-Bellepeau est devenue une femme d’affaires de caractère qui connaît les meilleurs fournisseurs chinois et voyage aux quatre coins du monde pour le business. Mais en 2018, son éternel sourire s’efface et la dépression prend le relais. Ses clientes sont loin de se douter qu’elle se battait comme un beau diable pour sauver son entreprise. Elle n’en avait pas parlé ouvertement jusque-là…
Béatrice Bijoux-Bellepeau, pourquoi fermez-vous Busy B?
Pas à cause d’un problème de gestion ou d’intérêt dans les collections de Busy B, mais parce que Busy B a atteint un niveau d’endettement insupportable. Ce ne sont pas les confinements – qui ont été, certes, pour beaucoup dans la situation – qui ont achevé Busy B, mais les travaux du Métro express. En 2018, le flagship de Busy B était le magasin de la Rue Vandermeersch qui est resté pratiquement fermé pendant deux ans en raison des travaux du Metro Express. On m’avait pourtant assuré qu’on ne ferait pas de travaux devant le magasin pendant la journée! Du jour au lendemain, mes clientes ne pouvaient plus venir à Vandermeesch. C’était fini! Entre-temps, il y avait aussi des travaux au Caudan (ndlr: où se trouvait une autre enseigne), dont ceux du Metro Express, pour la construction du Caudan Arts Center et la rénovation du Port-Louis Waterfront. Il y a eu des promesses de compensation de l’État qui ne sont jamais venues. À la place, il y a eu un loan qu’on nous a proposé. Nous nous sommes extrêmement endettés en contractant cet emprunt à la Banque de Développement et le Covid Scheme de la MCB. Les emprunts nous donnaient du courage pour continuer et faire des paiements, mais il ne sont qu’un elastoplast. Mais après les emprunts? On ne vend plus, l’argent ne rentre pas dans la caisse et les intérêts s’accumulent. Nous avons puisé dans nos économies. Mais là, on ne peut plus tenir. La décision de fermer Busy B a été mûrement réfléchie et ne date pas d’hier. À un moment, quand on a tout essayé et que ça ne marche pas comme on aurait souhaité, il faut avoir le courage de fermer boutique. Une fermeture n’est pas un signe de faiblesse ou d’échec. Au contraire, c’est courageux de se dire qu’on arrête l’hémorragie, quitte à se couper un bras. Emprunter ou y injecter de l’argent pour donner une meilleure chance à Busy B, alors que l’économie ne re-décolle pas, que le panier de la ménagère est complètement défoncée, que celle-ci a du mal à finir ses mois et encore moins, à acheter des robes, serait suicidaire.
Jusqu’à 2017, Busy B était une entreprise prospère, avec un chiffre d’affaires et des profits. Nous sortions des collections, enchaînions des thèmes… les femmes de tous âges venaient chez nous. Notre solide réputation aidant, nous avons alors rebondi pour faire des uniformes d’entreprise et arrivions à nous en sortir un peu. Beaucoup de groupes nous ont fait confiance. Le succès des uniformes de Busy B résidait dans ses matières, nous sommes les seuls à Maurice à les proposer, mais au premier confinement celles-ci ne nous parvenaient plus. La Chine étant fermée, je ne pouvais pas m’y rendre. Cela nous a affaibli, mais on ne s’est pas laissé faire. On a fait des masques, des collections de pyjamas, home wears… Nous avions alors aussi bénéficié du Wage Assistance Scheme. Nous commencions à voir le bout du tunnel, mais le deuxième confinement est arrivé avec ses restrictions qui s’éternisent. Les gens ne peuvent plus faire la fête, alors que Busy B crée des robes pour ça. En décembre, nos chiffres gonflaient rien qu’avec des fêtes d’entreprise, mais il n’y en a plus! S’il n’y avait pas le Metro Express, on s’en serait sorti.
Combien d’employés sont concernés?
16. La fermeture de Busy B implique aussi un drame humain avec des employés qui ont grandi avec Busy B. Ils m’ont soutenue quand le problème du métro a surgi, ils ont fait preuve de solidarité et même accepté que leur bonus soit coupé. Aujourd’hui, leur dire de partir, que nous sommes endettés et que je dois trouver de l’argent pour les compenser, avant qu’ils aient accès dans trois à six mois au workfare programme est la partie la plus dure.
En attendant, je ne les lâche pas. Il y a des usines qui sont intéressées à prendre les plus expérimentées. Pour les machinistes, c’est plus compliqué. On emploie de moins en moins des machinistes mauriciens, mais des Bangladais. J’ai tenu à employer des Mauriciens parce que je voulais que l’argent retourne dans l’économie du pays et non qu’il aille au Bangladesh. L’usine s’est construite avec les employées. Quand j’ai commencé, je ne connaissais rien au textile, j’étais journaliste à la base. Je ne voulais pas construire une entreprise où mes employées auraient été dominées dans un monde masculin, se seraient faites maltraiter. Nous avions défini nos critères de travail et elles étaient au courant que lorsque le gâteau grossissait, il l’était pour tout le monde. Cette relation explique aussi que nous sommes restées unies quand tous les problèmes ont surgi. Busy B est une entreprise humaine. À part mes employées, nous avons aidé beaucoup de femmes entrepreneurs en étant une plateforme. Nous invitions les entrepreneurs à placer et vendre leurs produits chez nous, sans commissions. Elles pouvaient bénéficier de notre réseau de communication et de clientes. Nous étions un incubateur.
À combien s’élèvent les dettes de Busy B ?
Plus de Rs 10 millions.
Quelle est votre stratégie pour éponger vos dettes ?
La priorité demeure la compensation des employés. Nous commençons les soldes aux magasins avec la vente de notre stock de matières premières, produits finis, d’équipements, de voitures, etc. Dans un deuxième temps, nous passons à la vente des biens, dont le bâtiment de Busy B. Et si cela ne suffit pas, il faudra recommencer à zéro, travailler pour éponger les dettes.
Quel était le chiffre d’affaires de Busy B ?
Avant le métro, un peu plus de Rs 20 millions par an, avec deux magasins à Beau-Bassin et au Caudan.
Avec Rs 20 M, on ne peut pas sauver une entreprise?
Une entreprise, c’est chiffre d’affaires, profit et réinvestissement. Nous avons tenu pendant deux ans avec des économies, payé des salaires, alors que l’argent ne rentrait pas dans la caisse. Les économies se sont épuisées jusqu’au jour où on a eu à emprunter et que les banques nous ont volontiers donné de l’argent parce qu’elles ont entendu que l’État allait nous compenser.
Donc, au départ, il y a eu ces promesses de compensation…
Il y a eu une annonce de compensation. Ils sont très forts en effet d’annonce. Nous avons frappé à toutes les portes, soumis des dossiers au ministère du Transport pour expliquer ce que nous étions en train de perdre. Suite à cela et pour pallier le manque à gagner, l’État nous donne accès à un loan supplémentaire auprès de la Banque de Développement avec des conditions spécifiques. Mais nous sommes déjà endettés! La démarche de l’État est venu rajouter du plomb dans nos ailes. Il fallait me compenser pour l’argent que j’ai perdu! Il n’y a pas eu de compensation mais Busy B a joué de malchance avec des facteurs externes qui n’avaient rien à faire avec nous. Nous nous sommes battus pendant un an jusqu’à ce que je tombe malade.
C’est-à-dire ?
J’ai pété un câble. J’avais touché le fond. Je ne dormais pas sans l’aide de médicaments. Quand je ne dormais pas, j’avais des crises d’angoisse. J’ai fait une dépression. Et malgré tout, il fallait que je continue à gérer l’entreprise. J’étais à terre mais j’avais un quotidien à gérer tous les matins. J’étais comme un zombi, il fallait aller au travail, donc j’allais au travail, quitte à y aller pour distribuer les tâches et rentrer ensuite. J’ai été suivie par une coach qui m’a aidée à me remettre sur pied et me reprendre quand j’avais des crises d’angoisse. Cela a été deux années terribles à l’issue desquelles je me suis dit : plus jamais ça! Puis, quand on a eu le Covid Scheme et que cela n’a pas grandement aidé l’entreprise, c’était décidé, je ne retomberai pas malade, non! Je n’avais plus l’intention de me battre et d’y laisser des plumes.
Et aujourd’hui, comment allez-vous, quel est votre état d’esprit ? Et qui de l’entrepreneure ou de la femme répondra ?
Les deux répondront. En 2018, l’entrepreneure que j’étais était dans un autre état d’esprit. Je me battais comme une lionne à en tomber malade. Aujourd’hui, je suis plus carré, moins féminine dans ma manière de fonctionner, je ne laisse pas les sentiments prendre le dessus, sinon je tombe malade. Je dois rester dans un état d’esprit bien précis pour mener à bien cette fermeture. Elle est dure. Elle joue sur mes nerfs et mes nuits de sommeil. On va travailler tous les jours, on en parle et ça finit en larmes parce qu’on est sensible, que la séparation est proche… J’essaye de garder la tête froide. La femme que je suis, elle, est meurtrie et forcément pas sereine. Je suis meurtrie parce qu’il s’agit de mon bébé et que je l’ai porté à bout de bras pendant une quinzaine d’années. J’ai beaucoup sacrifié pour en arriver là. Je ne viens pas d’une famille de commerçants. J’ai fait du trial and error, je suis passée chef en “tombe leve”, ce qui a fait ma force. J’ai beaucoup donné pour, au final, pas m’avouer vaincue, mais pour lâcher l’affaire…
Vous êtes-vous sentie abandonnée dans votre combat pour sauver votre entreprise ?
Non. Ma famille, mon époux et mes amis ont toujours été là. Mon époux a été mon premier soutien à l’époque, je n’ai pas eu d’autre soutien, si ce n’est que la banque qui a toujours cru dans mon projet. Mon dossier était solide. Mon entreprise tenait, mais elle est endettée. Abandonnée parce que je n’ai pas été compensée ? Si je m’en tenais à ça, Busy B aurait fermé depuis 2018.
Vous en voulez à qui pour cette situation ?
À personne. À l’État? Je ne pense pas. J’ai essayé de me battre contre l’État, mais c’était un combat pot de terre contre pot de fer. Il faut aussi comprendre que Busy B n’était pas le seul commerce impacté par l’arrivée du métro. Si on m’avait aidée, cela aurait, peut-être, créé un précédent. Donc, il a valu mieux ne pas m’aider (rires). De toute façon, je n’attends rien de personne.
Busy B est une entreprise dont la finalité initiale a toujours toute sa place sur le marché !
Je m’en vais, ce n’est pas le déluge, et j’ose espérer que d’autres prendront la relève. Quand je me suis lancée en 2005, c’est parce qu’il n’y avait rien sur le marché pour la femme de taille 36 à 56. J’ai alors réalisé que ce marché était à prendre. Il ne faut pas croire que le buzz s’est fait de suite. Par contre, je me suis heurtée à une communauté de femmes meurtries, blessées et complexées. Elles ne sortaient pas parce qu’elles ne trouvaient pas des vêtements à leur taille. J’ai eu à faire une campagne médiatique notamment à travers des réseaux sociaux et des ONG pour expliquer à ces femmes qu’elles sont belles, qu’importe leur taille, de se prendre en main et de s’assumer. Et que, dorénavant, elles pouvaient s’habiller et se faire plaisir. Non, les rondes n’avaient pas couru chez moi parce que j’avais fait un magasin pour elles. Elles ne savaient pas encore ce qui convenait à leur morphologie et ne voulaient pas entrer dans un magasin, parce qu’auparavant, là où elles allaient, on se moquaient d’elles en leur disant pena ou la tay isi. Il m’a fallu leur créer un cocon. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ouvre un magasin dans une maison à la rue Vandeermesch, et non dans un centre commercial. Je me suis entourée de personnel formé, qui conseillait, qui avait la patience et qui écoutait ces femmes blessées. Qui construisait la confiance en ces femmes qui, avant, n’osaient pas sortir de la cabine d’essayage et maintenant, elles marchent en sous-vêtements dans le magasin sans complexe. Cela a pris des années de travail pour que des femmes se prennent en mains, que les autres arrêtent de se moquer d’elles, de faire comprendre qu’il y a une grossophobie dans notre société et que ce n’est pas normal.
Avez-vous le sentiment d’abandonner ces femmes ?
Non. Je les ai accompagnées pendant ces 15 dernières années. Aujourd’hui, elles savent se mettre en valeur avec des vêtements de chez moi ou d’ailleurs. Je leur ai donné des outils pour s’habiller dans n’importe quel autre magasin que le mien. J’ai fait un travail. Je ne suis pas indispensable. Il n’y a pas eu de compétition jusqu’ici. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. Peut-être que le marché n’est pas preneur et qu’habiller des rondes n’est pas sexy. Il faut une certaine patience pour habiller des rondes. Ce n’est pas facile, non plus, il y a toute une technique pour accommoder le fessier, les hanches et le ventre. Tout cela prend du temps.
Mais il y a une génération de femmes rondes qui sont arrivées après celles que vous avez accompagnées et qui pourraient se sentir lésées…
Cette génération arrive, en effet, sur un marché où d’autres rondes sont épanouies, savent comment s’habiller et ce qu’elles veulent parce qu’un travail a été fait à la base par Busy B. On a brisé des tabous.
Est-ce que cela vous conforte de savoir que vous avez contribué a l’épanouissement des femmes rondes ?
Oui. Je n’ai pas créé Busy B que pour faire du profit. J’ai aussi aidé une frange de la population oubliée du marché. Oui, je pars avec le sentiment d’avoir accompli une mission. De ce côté-là, je ne pense pas avoir failli dans mon parcours.
Est-ce que des femmes entrepreneures vous ont témoigné leur solidarité?
Non, car je ne me suis pas exprimée sur ma situation. Je n’ai pas fait une grève de la faim, je n’ai pas été pleurer dans la presse. Tomber, prendre des claques et se remettre debout, c’est le quotidien de l’entrepreneur. Je n’en ai pas parlé, j’ai fait ce qu’il y avait à faire. Si j’avais pleuré et montré mes faiblesses, qu’auraient fait mes employés ?
Qu’est-ce que cela vous coûte d’en parler aujourd’hui ?
Si je n’avais pas été à une fonction hier (mercredi) où j’ai été invitée à partager mon expérience auprès des entrepreneurs, en parler aujourd’hui m’aurait beaucoup fait pleurer. Ce n’est qu’hier que j’ai parlé de la fermeture de Busy B. Je me suis débarrassée d’un poids. J’en ai pleuré, l’assistance a pleuré… ça suffit ! Mais si je n’avais pas fait cela hier, je n’aurais pas pu vous en parler aujourd’hui. Busy B m’a tout appris du design de collection au contact humain, à s’aimer, à gérer une équipe. J’ai géré cette entreprise comme une femme avec un cœur, pas de manière clinique comme l’aurait fait un homme.
Votre dernier mot ? Nous parler de vos projets…
Je suis optimiste par rapport à l’avenir. Ce n’est pas parce que je n’ai pas voulu continuer que cela devrait faire peur à celles qui voudraient se lancer. Je dois reconnaître qu’il y a une palette d’aides financières et d’accompagnement pour les femmes entrepreneures à Maurice, mais il faudrait les communiquer correctement. Ce qui m’est arrivé est juste une leçon de vie. Ce n’est pas plus grave que ça. Je ferme la page et je mets le livre de côté. Je ne sais pas encore ce que je ferai plus tard, du consulting, de la formation, peut-être…