Taras Chevtchenko (1814-1861), icône populaire de la résistance à l’oppression

En hommage aux villes martyres d’Ukraine

- Publicité -

Poète et peintre du XIXe siècle, Taras Chevtchenko est une figure exceptionnelle dans la culture mémorielle de l’Ukraine. Patriote passionné et démocrate convaincu, il personnifie le combat pour la justice et la liberté contre toutes les servitudes. Personnalité historique très appréciée dans son pays, son nom est associé au réveil de la conscience nationale ukrainienne et à la résistance face à l’oppression russe. C’est un chantre du patriotisme ukrainien que nous vous invitons à connaître.

Du servage à la liberté

Taras Chevtchenko est né le 25 février 1814(i) à Moryntsi, au sud de Kyïv, dans une famille de paysans serfs (le servage est une sorte d’esclavage un peu amendé). La zone où il voit le jour faisait alors partie de l’empire russe qui avait annexé l’État cosaque, l’ancêtre de l’Ukraine comme État indépendant. Le souvenir de ces guerriers cosaques indépendants est transmis dans la société ukrainienne du XIXe siècle par les poètes et bardes ambulants, ces fameux Kobzars (ii). Dans le domaine littéraire, la notoriété de Taras Chevtchenko lui est venue avec la publication en 1840 de son premier recueil de poésie, huit poèmes au total, intitulé Kobzar, du nom de ces célèbres chanteurs et troubadours itinérants qui ne se séparent jamais de leur Kobza, instrument de musique ukrainien à cordes, une sorte de luth au son plus grave. Mais n’anticipons pas.

À neuf ans, Taras Chevtchenko perd sa mère (1823) et son père décède deux ans plus tard (1825). C’est dans la misère et la douleur que l’orphelin de 11 ans continue de grandir, subissant les coups, les injures et les humiliations, mais l’orphelin est un artiste en herbe. Il dessine excellemment bien, mais son talent est passé inaperçu au départ. Il reçoit même des coups pour avoir perdu son temps à dessiner. Son penchant pour le dessin précède son envie d’écrire. Se rendant compte un peu plus tard du talent de son serf, le comte Pavlo Engelhardt le prend comme garçon de chambre. Il accompagne son maître à Vilnius (1828-1831), puis à Saint- Pétersbourg où son maître le met en apprentissage chez le peintre V. Shiriaev, avec le projet d’exploiter à brève échéance le talent du jeune artiste, en faisant de ce dernier son peintre-décorateur personnel (Alexis Magnaval, Tars Chevtchenko…, France-Culture, 23/02/2022).

À Saint-Pétersbourg, ville ouverte moderne et occidentalisée, le jeune Taras Chevtchenko passe la majeure partie de son temps libre à dessiner et à peindre, même de nuit, notamment les statues des jardins d’été impériaux de la capitale. Dans cette ville conçue pour rivaliser avec l’Occident, Taras Chevtchenko, de culture ukrainienne, s’ouvre à la culture occidentale et à la culture de Saint-Pétersbourg, tout en s’immergeant dans l’environnement culturel foisonnant du lieu. Il noue là des contacts qui vont changer son destin. D’abord la rencontre avec un compatriote, le peintre ukrainien, Ivan Sochenko, qui le présente à d’autres artistes, certains ukrainiens, d’autres russes, dont le poète Vassili Joukovski et le peintre Karl Brioulov. Ce dernier va jouer un rôle essentiel dans l’affranchissement de Taras Chevtchenko, dont le talent est apprécié dans ce cercle d’écrivains, poètes et peintres. Comment ? En faisant le portrait du poète Vassili Joukovski, le peintre Karl Brioullov accomplissait un souhait de son ami, et en vendant aux enchères le portrait de Vassili Joukovski pour la somme de 2 500 roubles – la somme réclamée par le tuteur de Chevtchenko – il obtient l’affranchissement de Taras Chevtchenko. En avril 1838, à l’âge de 24 ans, Taras Chevtchenko est enfin libre.

Un appel à la lutte contre l’oppresseur et à l’amour à sa patrie ukrainienne

Peu de temps après, Taras Chevtchenko s’inscrit à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint- Pétersbourg et y étudie sous la direction de Karl Brioullov, tout en travaillant la poésie qu’il écrit en ukrainien. Deux ans auparavant, il avait fait la connaissance de Yevhène Hrebinka (1812-1848), poète et prosateur ukrainien, fabuliste et éditeur de la première anthologie de la littérature ukrainienne. Il aidera Taras Chevtchenko à entrer dans le cercle des intellectuels péterbourgeois. C’est dans la bibliothèque de son compatriote que Chevtchenko se cultive et découvre la grande richesse de sa culture natale. C’est sous son influence que Chevtchenko retrouve son passé ukrainien et son identité nationale. En 1840, il publie avec l’aide de son mentor, son premier recueil de poésie, Kobzar, qui fait l’effet d’un électrochoc dans la communauté culturelle ukrainienne, marquant le début d’une nouvelle conscience nationale. Ce premier recueil de huit poèmes, s’ouvrant sur : Mes pensées, ô mes pensées/Comme vous me troublez, a été suivi de son poème épique Haidamaky (1841), relatant la lutte des Cosaques au XVIIIe siècle, et de la ballade Hamaliia (1844).

Tout en vivant à Saint-Pétersbourg, Taras Chevtchenko fit trois voyages en Ukraine, en 1843,1845 et 1846, rendant visite à ses proches encore en servage, aux parents plus lointains et aux écrivains et intellectuels de la région, voire à l’aristocratie. Désormais, toutes les portes s’ouvrent à lui. Il profite de l’occasion pour redécouvrir son Ukraine natale, visitant les forteresses et les couvents. Il est profondément attristé et scandalisé par l’oppression tsariste et la destruction de son pays, dont il saisit d’ailleurs certaines ruines historiques et autres monuments culturels dans un album de gravures. En 1846, il entre dans une société secrète slavophile qui veut libérer l’Ukraine du joug tsariste, la Confrérie de Cyrille et Méthode. Ses poèmes sont de plus en plus subversifs et il milite pour l’abolition du servage. Il supporte mal que les humiliations de son enfance continuent d’être celles des siens, comme l’écrit Roger Caillois (Courrier de l’Unesco, 3 janvier 2014).

Le chantre national d’une Ukraine libre et indépendante

Dans les poèmes intitulés Le Rêve, écrit en 1844, et Caucase, écrit en 1848, il se livre à un réquisitoire contre la Russie des Tsars. Dans Caucase, on peut lire : Notre âme ne peut pas mourir. La liberté ne meurt jamais (…) La liberté se lèvera ! La liberté renaîtra ! (…) Mais en attendant les fleuves coulent. Coulent toutes pleines de sang (…). Dans Le Rêve, il se moque des hauts dignitaires du tsar et du tsar Nicolas 1er lui-même qu’il traite de bourreau cruel et oppresseur des peuples. Le 5 avril 1847, il est arrêté, condamné et déporté comme simple soldat au fin fond de la Russie avec interdiction d’écrire et de dessiner. « Satan lui même n’aurait pas imaginé un jugement aussi froid, aussi inhumain », écrit Chevtchenko dans son journal. Néanmoins, en dépit de conditions de vie extrêmement dures, il réussit à écrire et peindre en cachette lors de son exil. De 1848 à 1849, on l’engagera comme peintre dans une expédition militaire pour étudier et décrire la mer d’Aral. Au retour de l’expédition, il est transféré à la forteresse de Novopetrovskoe. C’est seulement au bout de 10 ans, en 1857, qu’il est gracié et renvoyé à Saint-Pétersbourg après un détour de quelques années au bord de la Volga, avec l’interdiction d’aller en Ukraine. En 1859, il obtient l’autorisation de rendre visite à ses parents et à ses amis en Ukraine, mais fut très vite renvoyé à Saint-Pétersbourg et placé sous surveillance policière jusqu’à sa mort en 1861. Sur ses 47 ans de vie, Taras Chevchenko n’a connu que 9 ans de vie libre – 24 ans de servage et 10 ans en exil.

Il fut enterré à Saint-Pétersbourg, mais deux mois plus tard, conformément à ses voeux, son corps fut transféré en Ukraine, dans son Ukraine bien aimée présente dans tous ses poèmes. Le peuple ukrainien organisa à son poète de grandes funérailles. L’inhumation eut lieu à Chernecha Hora (la Montagne du Moine) près de Kaniv, une ville proche de son lieu de naissance, en présence de quelque 60 000 personnes. Sa tombe est devenue un lieu de pèlerinage par des millions d’Ukrainiens et sa mémoire est sans cesse activée pour la défense d’une Ukraine démocratique et libre. « Aimez votre Ukraine / Aimezlà… dans les moments les plus difficiles / Dans la toute dernière minute difficile / Priez Dieu pour elle ».

Notes (i) Le 25 février 1814 d’après le calendrier Julien et le 9 mars 1814 d’après le calendrier grégorien. (ii) Ces chanteurs et troubadours, poètes et bardes, ne se séparent jamais de leur kobza, un instrument à cordes qui leur sert d’intermédiaire… (Anne Daubenton, L’âme vagabonde de l’Ukraine, dans Notre Histoire, mai 2002, pp. 62-64)

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour