— « On m’a bien cassé sur les réseaux sociaux […] Les artistes m’en ont voulu »
— « Avec tous les milliards dont certains disposent… ne me dites pas qu’on ne peut résoudre un problème d’eau à Bambous Virieux. J’ai honte de n’avoir rien pu faire ! »
— « La politique est centrée sur les gros business ! On oublie les petits »
— « Si j’étais ministre de la Culture… j’aurais rendu les gens heureux »
Sans conteste le meilleur bluesman mauricien de son temps, Éric Triton, 55 ans, figure parmi les décorés de la République pour sa contribution dans la sphère de la musique locale. Désormais, il accompagnera sa signature du titre honorifique de CSK (Commander of the Star and Key of the Indian Ocean). S’il revendique ses 42 ans de scène, il a en revanche fait un passage éclair au ministère de l’Énergie après les élections de 2019 comme conseiller de l’ancien ministre Ivan Collendavelloo. Son entrée dans le giron du pouvoir lui a valu des critiques qui l’ont marqué, sans doute plus qu’on ne le pense. L’ancien conseiller, qui confie n’avoir eu le temps que « de répondre au téléphone et résoudre quelques problèmes d’eau et d’électricité » avant d’abandonner l’idée de conquérir le ministère de la Culture, a repris le chemin des hôtels tous les soirs pour faire bouillir la marmite. Il a d’autres ambitions, dont devenir maire de Beau-Bassin/Rose-Hill.
Comment avez-vous accueilli votre titre honorifique ?
Cela fait 42 ans que je chante Linite. Je l’ai chanté pour la première fois le 12 mars 1980. Je suis heureux de cette distinction. Si mon père était là, il aurait été très fier de moi. Les personnes de ma cité m’ont aussi exprimé leur joie. Il y a même des personnes qui ne m’ont jamais vu jouer (rires) et il y en a beaucoup qui me félicitent quand même. Mais il me reste encore beaucoup à accomplir. C’est une distinction qui me pousse à me surpasser, d’autant que dans le domaine de la musique, il y a un retard culturel à rattraper. Donc, il y a un gros travail à faire. Et après 42 ans de scène, je rêve maintenant de pouvoir apporter des solutions aux problèmes des artistes, des Mauriciens…
Vous dites qu’il y a un retard culturel à rattraper. Avez-vous eu l’occasion de faire remonter ce constat lorsque vous étiez un nominé politique ?
Je n’ai pas eu suffisamment de temps. Je ne suis resté que quelques mois dans ce milieu-là. Je voulais faire mon chemin en politique pour arriver jusqu’à la Culture… Mais voilà, il y a eu des problèmes chez les grands et les plus petits ont dû partir, même s’ils n’ont rien fait (rires). Bon, tout ce dont je rêve pour l’avancement de la musique et de la culture, entre autres, ne date pas d’hier. Les politiques ne sont pas les seuls à ne pas faire assez pour l’art. Les artistes ont aussi un rôle à jouer. Y compris ces nombreux Mauriciens qui sont aussi concernés par le monde de la culture. Actuellement, tout le monde veut faire du business. Ils n’ont pas tort. Mais moi, ce que je veux, c’est faire avancer la culture. Pour moi, Maurice est encore un terrain vierge à exploiter. Il n’y a, par exemple, pas de comédie musicale. Je voudrais que ce genre d’expression soit régulière. J’aimerais justement que la scène avec une logistique professionnelle, allant de la lumière aux sons, soit accessible aux artistes qui ont besoin de répéter pour pratiquer leur métier. On ne peut plus leur donner ces facilités à la veille de leur représentation ! Paradoxalement, Maurice dispose de beaucoup de moyens pour que l’art brille au plus haut niveau.
Mais sans la volonté politique, les artistes sont limités. Un gouvernement est aussi mandaté pour travailler dans l’intérêt des artistes !
Oui ! En théorie, il doit travailler dans l’intérêt des artistes… Malheureusement, les choses ne se passent pas ainsi. Je crois qu’à ce jour, il n’y a eu aucun ministre dans aucun gouvernement, ici, depuis toujours avec la musique dans les gènes. Pour cause, les problèmes que rencontrent les musiciens et artistes ne les touchent pas plus que ça. On dirait qu’ils n’ont même pas conscience que nous avons des problèmes.
Pourtant, le ministre de la Culture a fait valoir sa fibre musicale…
Il est facile de dire qu’on aime Michael Jackson, qu’on peut chanter du Kaya… Si j’étais ministre de la Culture, on aurait vu les résultats de mon travail les premiers jours, même après mon arrivée dans ce ministère. Je n’aurais pas attendu cinq ans. Je le répète, il y a tout ce qu’il faut à Maurice pour faire de belles choses dans le domaine de la culture. J’aurais rendu les gens heureux à travers la mise en place de projets communautaires liés à la culture. J’aurais fait construire des kiosques partout à travers le pays pour permettre aux peintres, poètes, musiciens, de s’exprimer. Il y aurait beaucoup d’activités articulées autour des kiosques, pour les enfants également. Les kiosques seraient un lieu de rencontre, de représentations, avec des échoppes pour la vente de nourriture, ce qui permettrait à des personnes de la communauté de se faire un peu d’argent. Les artistes doivent pouvoir gagner leur vie en dehors des hôtels. Pour avoir beaucoup voyagé, je peux dire qu’ailleurs la musique est présente partout où l’on passe. Mais pas à Maurice. Nous vivons sur une île, le bonheur d’y être ne se ressent malheureusement pas. Je penserai à lancer des initiatives pour dénicher des talents, des comédiens, créer des écoles de musique contemporaine. D’ailleurs, ces écoles pourraient contribuer à endiguer le chômage chez les artistes en les recrutant comme formateurs. J’ai toujours foi en l’art et c’est en ce sens que je veux aller.
Vous semblez plus compréhensif envers les artistes. Il y a deux ans, vous disiez ici même que peu d’entre eux, donc vous, pouvaient se considérer de vrais artistes…
Oui ! Et on m’a bien cassé sur les réseaux sociaux. Mais les jours changent et nous apprenons de la vie… N’empêche, je pense que c’est parce que je suis un vrai artiste que j’ai une autre vision. S’il y a d’autres comme moi, j’aimerais bien qu’on puisse échanger nos idées de manière concrète autour d’une table.
Qu’avez-vous appris de votre passage en tant que conseiller au ministère de l’Énergie ?
(Rires) Qu’il ne faudrait peut-être pas refaire cela. J’ai eu beaucoup, trop même, d’ennemis quand j’étais là-bas. Les artistes m’en ont voulu. Mais je ne suis pas rancunier. Ils n’ont pas compris pourquoi je voulais être dans le milieu politique. Pour moi, c’était un moyen d’ouvrir une autre porte, celle de la culture. Même Ivan Collendavelloo savait que c’était cela mon objectif. Mais on n’a pas eu le temps de l’atteindre. Vous savez, je n’ai pas eu le temps de faire grand-chose là-bas à part répondre au téléphone et résoudre quelques problèmes d’eau et d’électricité. J’ai pu malgré tout aider quelques personnes et j’en suis ravi. Mais j’aurais pu faire plus. La région que je préfère à Maurice est Bambous Virieux, et c’est là-bas où il y a les problèmes d’eau les plus importants. Si j’étais encore en poste, j’aurais peut-être pu faire davantage pour les habitants de cette région.
Vous voulez dire que plus jamais vous accepterez un poste de conseiller ?
Je ne sais pas si je dois dire plus jamais, car si demain j’ai une proposition au ministère de la Culture, je vais devoir réfléchir à ce que j’ai dit ici avant d’accepter l’offre. Et si je refuse, je serai nul. Quand on est artiste avec des chansons engagées, on fait déjà de la politique. Mais si la chance m’est offerte d’ouvrir des portes, je ferai de la politique… J’aurais bien aimé devenir maire de Beau-Bassin/Rose-Hill. C’est une ville que j’affectionne. Il y a des possibilités de la redynamiser et de la faire devenir une ville 24/7. Entre-temps, si mon titre honorifique peut aider à faire bouger la ville, pourquoi pas ? Mais s’il faut faire de la politique pour améliorer la ville, je me lancerai. Si demain le maire m’appelle pour faire une animation pour la ville, je le ferai. Mais je ne voudrais pas qu’on pense que je le fais parce que j’ai des ambitions politiques. Et ce, même si en contrepartie on pense qu’avec moi à bord cela peut aider à consolider l’image qu’on cherche à envoyer. Je sais que j’ai été utilisé pour cela… Mais ça ne me dérange pas.
Vous avez été utilisé ?
Tout comme j’ai utilisé la politique pour faire parler de moi (rires). Après avoir fait le tour du monde, je n’intéressais personne ! Quand on fait quelque chose de bien, on n’en parle pas. En fait, c’est en me rapprochant des habitants de ma région — parce que j’avais commencé à jouer aux dominos régulièrement avec eux — qu’on s’est intéressé à moi et qu’on m’a appelé pour entrer dans le milieu de la politique. Mais je crois que ce jour-là, ç’aurait été n’importe qui qui m’aurait approché, même le parti adverse, j’aurais accepté. Je voulais voir ce qu’il se passe en politique. J’ai vu ! Et je me suis dit que ce n’était pas ainsi que je souhaitais voir des choses.
Qu’est-ce qui vous a le plus déçu ?
(Après un temps de réflexion)… La politique est centrée sur les gros business. On oublie souvent les petits. Les priorités ne sont pas équitables. Regardez l’eau à Bambous Virieux, c’est un problème qui peut se résoudre. Avec tous les milliards dont certains, sans les nommer, disposent, ne me dites pas qu’on ne peut résoudre un problème d’eau à Bambous Virieux. J’étais dans le ministère concerné, j’ai honte de n’avoir pu rien faire.
Avez-vous été stigmatisé par votre passage au ministère de l’Énergie ?
Disons que j’ai enfin compris pourquoi il y a beaucoup avant moi qui ont abandonné. Je n’abandonne pas pour autant l’idée de contribuer au progrès du pays à ma façon. Je le ferai aussi à travers ma musique, mes textes…
De l’affaire Kistnen à l’achat des médicaments contre le Covid-19, au naufrage du Wakashio… vous vous dites que votre départ forcé vous a épargné d’être associé à un gouvernement empêtré dans des scandales ?
Quand je lis tous ces scandales dans la presse, je me demande s’il n’y a rien de bien qui se fait. Pour celui qui lit les journaux, cela doit être anxiogène […] Pourtant, il y a des gens dans le pouvoir qui ont beaucoup d’argent, suffisamment pour ne pas en manquer jusqu’à la fin de leur vie, qui auraient pu accomplir des miracles et changer la donne. Quoi qu’il en soit, même si j’étais toujours dans le giron, ceux qui m’auraient associé à ces scandales auraient eu tort. Je ne suis pas du genre copain-copain comme d’autres le sont pour magouiller.
Avec qui souhaiteriez-vous continuer la politique ?
Je ne souhaite être dans le camp d’aucun parti. Pas avec les anciens, les mêmes… Mais avec des néophytes qui se lancent, du sang frais. Cela fait trop longtemps que nous subissons la colonisation politique par les mêmes partis. D’ailleurs, je ne suis pas un fervent adhérent aux partis. Je voudrais poursuivre ce parcours avec des personnes que je connais, qui ont compris que nous sommes en train de perdre notre sensibilité, qui ont de l’expérience avec des organisations non-gouvernementales et qui ont le coeur sur la main.
Qu’avez-vous fait après votre départ de l’Énergie ?
J’ai animé des ateliers de musique dans des écoles pour des enfants à besoins spéciaux, dont des surdoués. Et puis, il y a eu les confinements. J’ai dû tout recommencer à zéro. Je n’ai rien demandé à qui que ce soit, je n’ai appelé personne. J’ai recommencé à travailler tous les soirs dans plusieurs hôtels pour gagner ma vie. Je dois faire bouillir la marmite. Pendant la journée, je m’occupe de mes enfants. J’ai une vie normale. Le Covid-19 m’a permis de me ressourcer et de mieux comprendre certaines choses.
Le temps où on faisait appel à vous quand vous étiez conseiller d’un ancien ministre pour promouvoir des marques, vous offrir un 4X4, est donc fini ?
On ne m’a pas donné ce véhicule par rapport à la politique, mais parce qu’il porte mon nom. Pour moi, je reconnais que c’était chouette qu’on me l’offre. J’avais vu cette gamme pour la première fois,en Australie il y a cinq ans. Ça m’a fait l’effet wow ! Une voiture qui portait mon nom. Et je me disais que j’aimerais en avoir une et voilà que c’est arrivé. J’en suis content.