Suttyhudeo Tengur, enseignant et directeur de l’APEC : « L’opacité incite les consommateurs à critiquer la politique des prix »

Suttyhudeo Tengur, enseignant de formation et directeur de l’Association pour la Protection de l’Environnement et des Consommateurs (APEC), s’est vu décerner le titre de Commander of the Order of the Star and Key of the Indian Ocean (COSK). Une distinction qu’il a d’ailleurs accueillie avec humilité. « Je sens une responsabilité additionnelle sur mes épaules », dit-il dans l’entretien de ce samedi. Il se dit heureux que son équipe et lui aient réussi à mettre les enseignants en langue hindi et en langues orientales sur un pied d’égalité avec leurs autres confrères. De plus, il note que grâce à une campagne menée à Maurice, l’hindi et les langues orientales comptent désormais pour les examens de fin de cycle primaire. De plus, tous les élèves qualifiés peuvent être admis dans le collège de leur choix sur la base du mérite.

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Vous figurez parmi ceux qui ont reçu cette année, à l’occasion de la fête nationale, la haute distinction de Commander of the Order of the Star and Key of the Indian Ocean (CSK). Comment l’avez-vous accueillie ?
Je suis honoré pour cette reconnaissance de mon engagement dans le domaine de l’éducation et du syndicalisme. Je dédie cette décoration à ma famille, à mes amis, et surtout à ceux qui ont été à mes côtés pour défendre ces causes. Un merci spécial à ceux qui ne sont plus de ce monde. Mais je reste humble après cette reconnaissance.
Je poursuivrai mon engagement en toute indépendance et je ne manquerai pas d’apporter ma contribution au développement du pays. Et je ne raterai pas non plus l’occasion de critiquer quand et où il le faut. Comme j’avais pris position contre le retard du paiement de la pension universelle. D’ailleurs, je suis content que le gouvernement ait vite rectifié le tir.
Ce n’est pas la première fois que je reçois une décoration. En 1977, j’avais obtenu la Queen Silver Jubilee Medal. Et récemment, en Afrique du Sud, j’ai eu une reconnaissance mondiale de la promotion de l’hindi. Ensuite, j’ai obtenu deux médailles pour la promotion de l’hindi en Inde. C’est la première fois que je reçois une décoration.

Vous avez surtout bâti votre réputation comme président de la Government Hindi Teachers Union…
J’ai débuté ma carrière comme enseignant d’hindi. Lorsque j’ai commencé à pratiquer dans les écoles, j’ai été bouleversé par l’énorme disparité qui prévalait entre ceux qui enseignaient la langue hindi et les General Purpose Teachers. La situation était humiliante, car les enseignants de langues orientales étaient considérés comme des moins que rien. Je n’arrivais pas à comprendre comment des enseignants, qui avaient pourtant bénéficié de la même formation au Training College, ne percevaient pas les mêmes salaires et n’avaient pas les mêmes chances de promotion.

Cette situation m’a incité à militer contre l’injustice et le déséquilibre qui existaient au sein de la communauté des enseignants. Je me suis alors engagé dans le syndicalisme par le biais de la Government Hindi Teachers Union afin de corriger cette injustice. Aujourd’hui, arrivé presque à la fin de ma carrière professionnelle, je suis heureux de constater que tous les enseignants du cycle primaire sont traités sur un même pied d’égalité, y compris ceux qui enseignent le kreol morisyen et des matières autres que celles tombant dans la catégorie General Purpose.

Les conditions de travail des enseignants en langue hindi n’ont pas été votre seul cheval de bataille, n’est-ce pas ?
Tout à fait. Je me suis aussi attaqué à la violation des droits fondamentaux et constitutionnels. Savez-vous qu’à l’époque, les langues comme l’hindi et les langues orientales ne comptaient pas pour les examens ? Ce qui constituait un handicap pour un grand nombre d’élèves qui se présentaient aux examens de fin de cycle primaire, soit le Certificate of Primary Education (CPE), surtout pour leur passage au secondaire.
Nous avons dû mener une longue lutte et nous avons rencontré beaucoup de difficultés. Cette question avait pris une dimension politique. Mais moi, je me suis toujours gardé de faire le jeu des politiciens, et je restais concentré sur les enjeux de l’éducation et sur la dimension légale. Nous avions ainsi porté nos revendications devant la Cour suprême.

Lorsque nos demandes ont été rejetées, nous n’avons pas baissé les bras et nous nous sommes tournés vers le Privy Council, qui nous a donné raison. L’accès aux institutions secondaires, y compris les collèges confessionnels, se fait désormais sur une base de mérite.

Un autre dossier qui a mobilisé toute notre énergie aura été la GN 114, qui était source d’un litige. Cela, à notre avis, créait une discrimination inacceptable sur une base religieuse dans le domaine de l’éducation. Pour nous, l’appartenance à une religion ne pouvait être un critère principal pour l’admission d’un élève dans une institution scolaire. Pour la deuxième fois, nous avons porté la question devant la Cour suprême, qui a rejeté notre demande après de longues délibérations. Nous avons donc porté l’affaire devant le Privy Council, qui nous a une fois de plus donné raison.

Je me souviens de nos discussions avec nos amis Françoise Labelle et Jean-Yves Violette. Je me battais pour un principe, mais pas pour des raisons sectaires. Aujourd’hui, les enseignants de langues orientales et des matières non conventionnelles jouissent des mêmes facilités que les autres. Les jugements du Privy Council bénéficient à tout le monde. Un enfant peut apprendre la langue de son choix pour les examens et être admis dans n’importe quelle institution secondaire et tertiaire.

Vous avez en même temps participé à la promotion de la langue hindi…
L’hindi m’a permis d’avoir un locus standi pour avoir recours à une Cour de justice afin de combattre toutes les injustices et les préjugés par rapport aux langues.

Quel regard jetez-vous sur notre système d’éducation ?
L’éducation est un secteur dynamique, qui est en constante évolution. Elle n’est pas statique. Malheureusement, avec la pandémie qui nous a frappés de plein fouet, nous ne pouvons aborder l’éducation comme on le faisait auparavant. Elle a démontré que nous n’étions pas préparés comme il le fallait dans ce domaine.

La formule On-Line Teaching est pratiquée dans d’autres pays pour éviter la tyrannie de la distance, qui peut pénaliser les enfants. À Maurice, nous avons connu dans le passé le Mauritius College of the Air pour promouvoir l’éducation à travers la radio et la télévision. Malheureusement, nous avons fermé cette institution, faute de comprendre son importance. Si ce collège existait encore aujourd’hui, l’enseignement en ligne se serait développé plus rapidement.

La première personne à aborder l’éducation avec une vision à moyen et long termes était feu sir Kher Jagatsingh, qui a occupé les fonctions de ministre de l’Education. Tous ceux qui l’ont succédé se sont contentés d’une vision à court terme, sans planifier l’avenir. Lui, voulait démocratiser l’éducation.

Aujourd’hui, l’éducation continue de figurer parmi les principales préoccupations de la population, et l’opposition reproche à l’actuelle ministre de prendre des décisions sans consultations. Peut-on avoir votre avis ?
Il faut analyser la situation dans une perspective plus large. Personne ne s’attendait à une situation comme celle qui a prévalu durant la pandémie. Aucun ministre de l’Education du monde n’était prêt. À l’arrivée de la pandémie, nous avons fermé toutes les institutions scolaires en premier. À mon avis, il aurait fallu la fermer en dernier.

À Maurice, le ministère a commencé par proposer des cours sur les ondes de la radio et de la télévision, avant de développer des cours On-Line. La ministre de l’Education a géré la situation au jour le jour. Or, il se trouve qu’à Maurice, seulement 70% de la population est connectée à l’Internet. Et donc, les 30% restants n’ont pas accès au Web. Le ministère offre un service à ceux qui sont connectés. Aussi, cela a donné lieu à une disparité entre ceux qui sont connectés et ceux qui ne le sont pas. D’où l’importance des cours en présentiel.

La vice-Première ministre et ministre de l’Éducation, Leela Devi Dookhun-Luchoomun, a fait ce qu’elle pouvait avec les moyens dont elle disposait, malgré le Covid. Après, il y a eu les inondations. Je dois mettre à son crédit qu’elle est un des rares membres du gouvernement à ne pas hésiter à prendre des décisions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.
Au moins, elle a le courage de le faire. Par exemple, une forte pression avait été exercée sur elle pour que les examens soient renvoyés. Lorsqu’elle la fait, cette fois, une partie de la population demande que les examens soient maintenus. Je constate qu’elle a pu trouver un juste équilibre susceptible de satisfaire tout le monde.

Comment le conflit entre le ministère de l’Education et les collèges privés vous interpelle-t-il ?
Je suis dans l’éducation depuis 38 ans. En ce qui concerne les écoles privées subventionnées par le gouvernement – et je ne parle pas des écoles confessionnelles –, il existe plusieurs catégories. Certaines se dévouent pour la formation des élèves qui n’ont pas eu de chance d’être admis dans de grands collèges, mais certaines aussi sont des entreprises familiales à 70%.

Les subventions du gouvernement sont utilisées pour employer les membres des familles des propriétaires. L’argent est utilisé pour des activités qui n’ont aucun lien avec l’éducation. Je pense que le ministère de l’Education a eu le courage d’attirer l’attention des concernés pour leur dire qu’à un moment où les ressources financières doivent être utilisées essentiellement pour la formation des élèves, il ne faut pas faire de gaspillages. Malheureusement, la ministre ne bénéficie pas du soutien nécessaire.

On lui reproche de ne pas favoriser le dialogue avec les partenaires de l’éducation.
L’éducation est un secteur sensible. En tant que leader « she has to bell the cat ». Mais si nous discutons trop, nous risquons de ne prendre aucune décision au bout du compte.

Comment expliquez-vous l’augmentation des écoles payantes dans le pays ?
D’ici dix ans, avec le nombre d’écoles payantes, celles-ci accueilleront 50% des élèves du pays. Il faut engager une réflexion sur la raison pour laquelle la création des écoles payantes est en hausse. Pourquoi les écoles publiques sont en régression ? Pourquoi les familles sont disposées à faire des dépenses considérables pour s’assurer de l’éducation de leurs enfants ? Je propose qu’il y ait une étude à ce sujet.
Le grand problème, c’est que nos enfants, qui deviennent des lauréats, ne sont pas qualifiés pour être admis dans des universités comme Oxford, en Grande-Bretagne. Le niveau de l’éducation à Maurice a baissé.

D’où vient le problème ? Les enseignants sont-ils suffisamment compétents ?
En vérité, les meilleurs enseignants travaillent dans les écoles publiques. La question est de savoir pourquoi les parents ne valorisent pas ces écoles et préfèrent envoyer leurs enfants dans les écoles privées.

De l’éducation, vous êtes passé à la protection des consommateurs…
Je ne pouvais occuper le poste de président de la GHTU éternellement. Il faut laisser la place aux jeunes. Après des recherches, j’ai compris que l’environnement et la consommation sont deux domaines qui dominent l’agenda mondial. Vous n’avez qu’à voir la situation climatique ces jours-ci, avec les flash floods. Malgré le fait qu’on dispose de technologies comptant parmi les plus modernes, personne n’a été en mesure de prévoir que l’on recevrait autant de pluies en une heure. Avec le réchauffement de la planète et le changement climatique, les prévisions météorologiques deviennent de plus en plus difficiles. Il faut investir dans l’environnement, dont dépend notre avenir.

Les consommateurs passent par des moments difficiles, avec la flambée des prix. Comment analysez-vous la situation ?
Une des premières conséquences de la pandémie est que le portefeuille des consommateurs s’est rétréci considérablement. Le choix des produits alimentaires des consommateurs en est de même. Et beaucoup ont perdu leur travail. Maintenant, ajoutez à cela la guerre entre la Russie et l’Ukraine. 40% de la production de blé dans le monde sont produits par ces deux pays. De fait, tous les produits à base de farine subiront un coup de fouet. Le gaz et les produits pétroliers produits par ces deux pays seront également affectés. Ce qui entraînera une hausse du prix de l’électricité.

Malheureusement, nous sommes encore loin de l’autosuffisance alimentaire. Nous dépendons entièrement des importations des produits alimentaires. Même les légumes ont disparu du marché ces derniers jours. La pomme d’amour coûte actuellement plus de Rs 100 la livre. Allez voir les prix des autres légumes, comme la bringelle, le giraumon, le piment, etc. ! Tout cela est le résultat d’un manque de planification.
Il fut un temps où nous produisions de la pomme de terre et du maïs dans les entre-lignes des champs de cannes. Si nous avions poursuivi une telle politique, nous aurions été autosuffisants en ce féculent. Mais aujourd’hui, même le chou est importé d’Afrique du Sud.

Aucun ministre de l’Agro-industrie n’a été en mesure de présenter un plan crédible pour la production vivrière dans le pays.

Or, nous avons besoin des décideurs courageux. À la moindre pression, le politicien fait marche arrière et se croise les bras de peur de froisser les électeurs. Il oublie que l’histoire reconnaît ceux qui tiennent tête aux critiques et qui ont le courage de prendre des décisions dans l’intérêt national. Si j’avais courbé devant les critiques, je n’aurais jamais accompli ce que j’ai fait dans le domaine de l’éducation. Je suis convaincu qu’avec une bonne planification, on aurait pu amortir la hausse des prix, et des légumes en particulier.

Malgré le mauvais temps ?
Le mauvais temps est un facteur ayant entraîné la hausse des prix de légumes. Mais aujourd’hui, la production agricole s’est modernisée et il est possible de cultiver certains produits sous serre. On parle également de l’agriculture verticale.
Mais tout cela nécessite une volonté politique. Prenons les fruits par exemple. Nous importons 500 tonnes de fruits tous les dix jours, selon les statistiques officielles. Combien de milliards cela représente-t-il par an ? Si les priorités en matière agricole avaient été bien définies, on aurait probablement économisé des milliards.

Je me demande si nos hauts fonctionnaires, qui participent à la prise de décision, ont toujours une vision à long terme pour le pays. Ou se contentent-ils d’être à la solde des politiciens, alors qu’ils auraient dû au contraire les éclairer ? Si on avait un ministère du Plan digne de ce nom, on aurait pu établir des plans à long terme, s’échelonnant sur dix ans ou plus, et que les gouvernements successifs auraient été obligés de mettre en œuvre.

Prenons le cas de la production d’électricité. Les usines achètent la bagasse à un prix négligeable et vendent l’électricité produite à partir de la bagasse à prix d’or. Si depuis longtemps la bagasse avait bénéficié de la même considération que le sucre, les planteurs de canne n’auraient pas abandonné leurs champs. Heureusement que cette anomalie a enfin été corrigée l’année dernière. En l’absence de vision, chaque politicien qui arrive ne voit pas plus loin que la durée de son mandat. Beaucoup se contentent de s’engager dans la politique pour satisfaire leurs ambitions personnelles, mais n’ont aucune vision pour le pays.

Quel regard jetez-vous sur la société en général ?
Beaucoup d’organisations ont été instituées à travers des législations afin de veiller qu’il n’y ait pas de dérives dans la société. Or, il y a des sociétés religieuses qui bénéficient d’une aide financière conséquente de l’État. Est-ce que ces sociétés religieuses dépensent l’aide financière obtenue pour consolider les valeurs humaines ?

Toutes les religions prêchent le respect du prochain, le vivre en paix, le partage et l’aide à son prochain, la nécessité d’un développement équilibré qui tient en compte l’humain avant tout. Malheureusement, ces organisations oublient souvent leur mission première pour devenir les lèche-bottes des politiciens. Elles se prennent pour des King Makers. Est-ce cela leur rôle ? Si elles effectuaient leur travail comme il le fallait, la valeur morale aurait été respectée dans le pays. Il y aurait moins de crimes atroces, moins de drogue, moins de corruption…

Nous ne vous avons pas entendu sur la hausse des prix des produits pétroliers. Pourquoi ?
Je suis la première personne à Maurice à élever la voix pour dire que le prix de l’essence est surtaxé. Il y a une double taxation sur l’essence. À son arrivée à Maurice, un droit d’accise est imposé sur l’essence, et une panoplie de prélèvements est imposée par la suite. Finalement, la taxe sur la valeur ajoutée est imposée, non seulement sur le prix de l’essence, mais également sur le droit d’accise et tous les autres prélèvements. Ce n’est pas correct. Au final, la taxe sur l’essence est de 50%. J’ai mené compagne à travers les réseaux sociaux contre cette pratique, mais le gouvernement et la STC font la sourde oreille. Le peuple le jugera.

Et en plus de tout cela, il y a la dépréciation de la roupie.
C’est un phénomène qui affecte la poche des consommateurs. Il faut avoir beaucoup d’argent pour acheter un nombre réduit de produits.

Que proposez-vous ?
Il faudrait revoir la situation. En Inde, on a enlevé le droit d’accise sur l’essence durant la période de la pandémie. Cela a permis à ce pays d’être productif, à son industrie de se développer, à créer des produits compétitifs et d’empêcher une hausse des prix de l’électricité. Il est temps que le ministre des Finances revoit la structure des prix des produits pétroliers.

Dans la perspective de la présentation du budget, comptez-vous soumettre un mémorandum et faire des propositions au ministre des Finances ?
Le ministre des Finances a annoncé l’institution d’un comité pour voir comment aider les consommateurs à faire face à l’escalade des prix. Si vous voulez aider les consommateurs, tout comme la structure des prix des produits pétroliers est rendue publique, cela devrait être le cas pour les autres produits, comme le pain. Donnez-vous la structure des prix entre l’arrivée de la farine subventionnée dans les boulangeries jusqu’à sa vente sur le marché ! En l’absence d’une telle transparence, je m’élève contre toute augmentation du prix du pain sur le marché. C’est cette opacité qui incite les consommateurs à critiquer la politique des prix à Maurice.

Qu’est-ce que cette décoration que vous avez reçue changera dans votre vie ?
Je sens une responsabilité additionnelle sur mes épaules. J’aime élever la voix lorsque je ne suis pas satisfait, je n’hésite pas à dire ce que je pense. J’ai un devoir vis-à-vis de la société mauricienne. Je dirai ce qu’il faut dire sans faire de démagogie. La politique ne m’intéresse pas. Je continuerai à me battre pour des principes. Je ne cherche pas l’impossible. Mais il faut que les décideurs acceptent d’écouter la voix du peuple.

 

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