Estimées à Rs 1,4 milliard par an, les pertes encourues par l’industrie cannière nous poussent à nous interroger sur son destin. Quel avenir pour cette industrie, un des piliers du pays ? Consultant en management, marketing et stratégie, et par ailleurs auteur de Business Inside Out et World Crisis – The Only Way Out, Mubarak Sooltangos, avec son franc-parler habituel, analyse, dans l’entretien qu’il nous a accordé, la pertinence du secteur cannier dans une économie moderne. Il observe ainsi que « même si cette industrie arrive maintenant à une Break-even situation, sortant à peine sa tête de l’eau, rien n’est garanti pour son avenir, puisqu’il faut des bénéfices pour moderniser son appareil productif et pour rembourser ses dettes ».
Le consultant se demande en outre comment être compétitif sur les prix « en produisant 2% de ce que produit le Brésil, avec zéro d’économie d’échelle », rappelant en passant qu’il existe 120 pays producteurs de sucre. Le salut du secteur, soutient-il, « demeure dans une dépréciation constante de la roupie, comme c’était le cas entre les années 1976 et 2000, mais ceci peut être politiquement désastreux ». Des arguments qui l’amènent à dire que c’est « une industrie qui n’ira pas loin dans le temps, dans sa structure et sa forme actuelles ». À moins de « créer une marque à nous, exporter cette marque et ne pas vendre en vrac ».
Quel regard jetez-vous sur le dernier rapport de la Banque mondiale sur l’industrie cannière ?
À mon avis, c’est un rapport devenu caduc avant même qu’il ne soit rendu public. C’est presque un “non event” puisqu’il a été préparé en 2020, avant la dépréciation de notre roupie en juin 2021. Aujourd’hui, sans rien faire, cette industrie va être légèrement bénéficiaire par l’effet de la dépréciation de la roupie. Donc, on ne peut plus se fier à un rapport qui proposait des solutions alors que la roupie était forte, une situation qui n’est plus d’actualité.
Même si cette industrie arrive maintenant à un “break-even situation”, sortant à peine la tête de l’eau, rien n’est garanti pour son avenir puisqu’il faut des bénéfices pour moderniser son appareil productif et pour rembourser ses dettes, ce qui n’est pas évident. Son salut demeure dans une dépréciation constante de la roupie, comme c’était le cas entre les années 1976 et 2000, mais cela peut être politiquement désastreux.
Si tel est le cas, pourquoi s’attache-t-on tant à cette industrie ?
Uniquement pour des raisons historiques. Les Hollandais ont introduit la canne pour leurs besoins en sucre et en alcool de consommation. Ceux qui en ont hérité après eux l’ont maintenue, pour une raison simple. La canne fait partie de l’espèce des graminées qui se décline en de nombreuses variétés, allant des céréales au bambou en passant par le chiendent, les roseaux et même l’herbe des pelouses. Cette espèce pousse le plus rapidement au monde et ne demande qu’un minimum ou aucun entretien. Donc, au début, le sucre était une industrie qui marchait pratiquement d’elle-même. Au fil des décennies, la production de sucre s’est vulgarisée dans le monde entier et il y a aujourd’hui 120 pays producteurs, produisant 175 millions de tonnes. Parmi les géants, il y a le Brésil (30 m de tonnes), l’Inde (29 m de tonnes) et la Thaïlande (18 m de tonnes).
Le sucre que l’on produisait il y a 20 ans avoisinait les 650 000 tonnes. Le sucre est une production de masse, à faible technologie, un produit sans marque, qui se vend uniquement sur le facteur prix. Comment peut-on être compétitif sur les prix en produisant 2% de ce que produit le Brésil, avec zéro économie d’échelle ? En fait, depuis le milieu du siècle dernier, notre coût de production est devenu plus cher que le prix de vente sur le marché mondial. Notre industrie a subsisté sous perfusion grâce à la Commonwealth Sugar Agreement en vertu de laquelle la Grande-Bretagne, notre colonisateur, achetait notre sucre à un prix bien au-dessus de celui du marché libre.
Puis, l’Union européenne a pris le relais avec la même formule de prix et de tonnage garantis. Mais il était clair que cette subvention n’allait pas durer éternellement, et elle est finalement arrivée à terme. Et c’est là que notre industrie sucrière s’est trouvée dans le rouge.
N’aurait-on pas pu prendre des dispositions alternatives ?
Il y a cinq raisons pourquoi on ne l’a pas fait. La première, parce que cette industrie était notre plus grosse pourvoyeuse d’emplois et nos gouvernements successifs depuis l’indépendance se sont farouchement opposés à la réduction du nombre d’usines, qui se chiffrait à 21 au moment de l’indépendance, et qui pouvaient créer des économies d’échelle et baisser nos coûts de production. La deuxième, parce que la communauté des affaires qui a toujours géré cette industrie n’a pas eu la vision de diversifier notre agriculture, même avec des milliers d’hectares de terres à sa disposition.
La troisième, parce que cette frange du secteur privé n’arrive à produire et à prospérer que lorsqu’elle est en situation de monopole ou de protection étatique. La quatrième, parce que nos gouvernements ont maintenu cette industrie sous perfusion par deux dévaluations sévères de notre roupie dans les années 1970, et ont pratiqué une dépréciation constante de notre roupie pendant 20 ans à partir des années 1980 – de l’ordre de 7% par an – ce qui lui a fourni de plus en plus de roupies d’année en année, et qui a masqué son inefficience.
Cette manne a cessé avec l’arrivée de M. Bheenick comme gouverneur de la Banque centrale, il y a 20 ans, et qui a mis fin à la dépréciation constante de notre roupie – à tort ou à raison, il y a des arguments pour ou contre. Et enfin, sous l’appellation trompeuse de ministre de l’Agriculture, nous n’avons toujours eu que des ministres du sucre, qui n’ont jamais rien fait pour diversifier notre agriculture.
Quelle est votre appréciation de l’ensemble de notre économie actuellement ?
Il y a quatre paliers de production dans l’économie : le premier est l’industrie extractive, qui puise des ressources existantes sous terre, notamment du minerai de métal, des engrais, des métaux et des pierres précieuses. C’est une industrie dont le coût d’opération devient de plus en plus cher à mesure que les gisements près de la surface de la terre s’amenuisent et qu’il faut creuser de plus en plus profond pour trouver ce que l’on recherche. Le deuxième est la production agricole organisée, notamment l’élevage des animaux, des poissons ou de crustacés, et la culture de toute une variété de plantes, pour la consommation humaine ou pour les industries de transformation telles que le coton, le cacao, le bois et beaucoup d’autres. Le troisième est l’industrie manufacturière. Le quatrième est l’industrie tertiaire, qui est celle des services, notamment la production de logiciels d’informatique, les services offshore, la banque, le courrier express et tant d’autres.
À mesure que les coûts de la main-d’œuvre augmentent, les pays qui n’ont pas de ressources naturelles et qui sont de petite taille bougent vers le haut, vers l’industrie tertiaire, qui consiste à utiliser la matière grise plutôt que des matières premières physiques. Notre paradoxe est que la majeure partie de notre économie est arrivée au stade tertiaire (tourisme, finances, management, offshore), mais nous continuons à traîner un boulet qui est l’industrie primaire de culture de la canne, pour produire des produits basiques, dans laquelle il y a 120 pays intervenants, donc des concurrents partout dans le monde.
Quels sont les dangers qui menacent notre industrie cannière ?
L’industrie du sucre, rebaptisée l’industrie cannière, est stagnante puisqu’elle n’ajoute rien à sa panoplie de produits, d’où son exploitation à perte. La production de sucre est financièrement déficitaire et les produits potentiels annexes se comptent sur les doigts, notamment les centrales électriques à bagasse pour lesquelles le gouvernement ne délivre plus de permis pour des raisons obscures – bien que cette énergie soit produite à bien moins cher que celle du CEB avec du rhum, de la mélasse et l’éthanol.
Les gros propriétaires terriens cultivent toujours de la canne, tout en ayant réduit la superficie sous culture de 50% depuis 20 ans pour se concentrer sur les sucres spéciaux, qui rapportent un prix supérieur à celui du sucre traditionnel. Même cette nouvelle activité n’a pas un grand avenir. La consommation de sucres spéciaux est encore au stade embryonnaire et la demande mondiale est tout juste naissante. La preuve en est que notre petit volume de production doit être exporté vers 55 pays, faute de gros acheteurs, ce qui dénote une faible consommation dans tous ces pays.
Disons-nous bien que lorsque la consommation de ces sucres spéciaux et coûteux se démocratisera, les gros producteurs qui sont le Brésil et tant d’autres, qui ont des coûts de production largement inférieurs aux nôtres, nous boufferont en un rien de temps. Donc, c’est une industrie qui n’ira pas loin dans le temps, dans sa structure et sa forme actuelles.
La clé de réussite de nos sucres spéciaux n’a rien à voir avec sa production, mais avec son marketing. Il y a une réalité inéluctable en affaires : The world belongs to brands, and not to companies. Essayez de demander dans le public quelle compagnie produit des Pampers, de l’Ariel ou du Tic-tac, et personne n’aurait la réponse. Il faut créer une marque à nous, exporter cette marque et ne pas vendre en vrac. Une marque et son image se bâtissent avec de la science et de l’art combinés. Sa notoriété est rarement le fruit du hasard. En cela, la Banque mondiale n’a aucune compétence et c’est pour cela qu’elle parle toujours le langage des prix.
Si la montre Omega, toute parfaite qu’elle puisse être technologiquement, se vendait comme un produit anonyme et que son producteur permettait à ses clients grossistes d’y apposer leur marque, elle ne vendrait pas un dixième de ce qu’elle vend. Il y a des efforts importants à faire pour lancer une marque et lui donner une image. Le jour où nous aurons réussi cela, nous pourrons laisser venir le Brésil, avec ses prix inférieurs aux nôtres, et nous en sortirons victorieux.
L’industrie cannière étant déficitaire, quelles alternatives les propriétaires ont pour produire de la valeur ?
Les gros propriétaires terriens ont trouvé un créneau bien plus prometteur, qui les place encore une fois en situation de monopole. Il s’agit de la promotion immobilière sur des terres autrefois sous culture de la canne. Leur monopole sans ce secteur nouveau s’établit de deux façons : l’une par la grande disponibilité de terres comptabilisées dans leurs bilans à des valeurs historiques, et l’autre, l’insurmontable barrière à l’entrée que constitue le pouvoir financier ou le pouvoir d’emprunter gros puisqu’ils ont des garanties concrètes et solides à offrir. Leur stratégie a deux pôles : la construction de villas super-luxe destinées à des étrangers fortunés, activité lucrative, sur lequel terrain de bataille ils n’ont pratiquement aucun concurrent.
L’autre, l’investissement massif dans des centres commerciaux et des Smart Cities. Ce genre d’investissement n’est pas de nature à rapporter plus de 3% par an sur le capital investi, ni de créer des emplois, et ni de produire de la croissance économique réelle, mais il valorise considérablement tous les terrains qu’ils possèdent autour de ces développements à des taux allant de quatre à dix fois leur prix, en étant convertis pour usage commercial ou résidentiel. Cela sans compter les nombreux lotissements de terres autrefois classifiées comme agricoles dans des régions rurales. Voilà pourquoi la diversification agricole ne les intéresse pas, même s’ils ont une pléthore de terres inutilisées à leur disposition.
Mais il est quand même important de diversifier notre agriculture ?
Certainement, et c’est un impératif beaucoup plus qu’une utilité. Dire que nous courrons des risques en cas de cyclone est un faux débat. Il n’y a pas un pays au monde dont la culture agricole n’est pas saisonnière. La Russie, d’autres pays d’Europe de l’Est et le Canada sont pendant quatre mois de l’année sous la neige et ils continuent à produire. Il nous faut tout simplement réduire nos cultures de légumes de novembre à février et trouver une couverture d’assurance cyclone pour les plantations. Il faut penser à la fois au marché local et a l’exportation.
Pour la consommation locale, la première chose à faire, c’est d’œuvrer pour l’autosuffisance alimentaire pour, par exemple, la pomme de terre, l’oignon, l’ail, divers types de haricots secs, le petit pois, etc., qui peuvent être facilement stockés. En plus, il faut augmenter la superficie sous culture de légumes verts. Il est impensable que nous devions importer des carottes, des pâtissons, du brocoli, et des légumes congelés en sachet, tels le petit pois vert, les frites, le chou-fleur, et même des fleurs. Pour ce qui est des légumes verts, on comprend difficilement comment le demi-kilo de chouchou peut se vendre à Rs 40, le cotomili à Rs 500 car leur culture ne coûte rien et leur rapport est abondant. Tout simplement, parce que la volonté de les cultiver n’y est pas.
Faites un tour du côté de Rivière-Noire et vous verrez de nombreux dattiers, utilisés comme plantes décoratives le long des bordures de route et qui rapportent des fruits. Ces fruits n’arrivent pas à maturité puisque leurs arbres sont des spécimens totalement dégénérés, ce qui m’amène à dire que le climat de Rivière-Noire se prête à la production de dattes et si l’on s’y prend sérieusement, on peut en produire. Toute nouvelle culture nous évitera de nous tourner vers l’importation, qui a un coût en devises et qui produit des emplois ailleurs que chez nous.
Lorsque nous serons près de l’autosuffisance, il s’agira d’interdire tout simplement l’importation de ce que nous pouvons produire, même à plus haut coût. Si une population peut subir le choc d’une déprécation d’au-delà de 10% en six mois, et payer 10% plus cher la totalité de sa consommation, les études supérieures de ses enfants et son investissement en logement, elle peut certainement supporter un prix élevé sur certains légumes produits localement.
Le marché de la pomme d’amour est une triste histoire qui perdure depuis des décennies. Après des grosses pluies ou des cyclones, les prix se multiplient exponentiellement. Tous les petits planteurs se ruent vers sa culture de sorte que lorsqu’elle arrive à maturité, il y a un excèdent tel que les prix baissent jusqu’à un niveau où il ne vaut même pas la peine de payer des employés pour les récolter. Cela aurait été un problème simple à résoudre si une organisation gouvernementale, tel le Marketing Board, achetait ces produits en haute saison à un prix où le planteur les conserverait, et les remettrait sur le marché à chaque pénurie, à disons 50% plus cher de sorte que le “profiteering” qui fait grimper de quatre à six fois le prix normal ne puisse plus être pratiqué.
Si les producteurs d’outre-mer stockent des tomates et des fruits périssables de toutes sortes, tel le raisin, nous pouvons faire de même. Alternativement, nous pouvons conserver des pommes d’amour pelées en boîte, chose que nous importons massivement d’Italie à longueur d’année.
Pour revenir à l’industrie cannière, pour le moment, notre production d’éthanol est de 24 m de litres. Si nous ajoutions 10% d’éthanol à l’essence consommée par les voitures (gasoline), ce que nous ne faisons pas maintenant, nous pourrions produire 38 m de litres, en sus des 24 m de litres actuels. Compte tenu de notre importante production de mélasse, qui est la matière première utilisée pour produire de l’éthanol, nous pourrions en produire beaucoup plus. Penser à l’exportation est un pari difficile en raison de notre coût de production, mais nous avons ce potentiel intéressant de production de 38 m de litres en plus.
Ensuite, pour l’exportation, il faut trouver des niches pour des produits spéciaux cultivés en petite quantité puisque notre superficie restreinte ne nous permet pas de cultiver des produits de masse à bas prix, tel le cannabis à usage médical dont le marché est appelé à exploser dans les années à venir, selon la tendance qui se dessine. Il y a aussi de l’avenir dans des produits agricoles de niche, tels les légumes bio. Mais il faut être pragmatique et ne pas rêver. Le marché 100% bio restera toujours marginal, mais l’agriculture raisonnée qui consiste à doser judicieusement et à utiliser moins de produits chimiques que l’agriculture traditionnelle permet de produire des légumes à bien moins chers avec de meilleurs rendements. C’est cela, notre potentiel à exploiter puisque les produits bio raisonnés se vendront à des prix à la portée d’une clientèle plus large.
Il y a, annuellement, 9 m de tonnes de matières plastiques qui vont polluer les océans. Tôt ou tard, les pays commenceront à bannir le plastique d’emballage à usage unique. Les plus âgés d’entre nous se souviendront du temps des sacs de jute et de fibre d’aloès. Or, avec l’élimination du plastique, leurs beaux jours reviendront pour remplacer le plastique dans l’emballage du riz, de la farine, du sucre, des céréales, des légumes secs, des grains et d’autres produits comme les fertilisants. Nos terres marginales, abandonnées par les producteurs sucriers, conviendraient à la culture du jute, de l’aloès et du sisal qui ne dégénèrent pas la terre comme la culture du coton, énorme consommatrice d’eau qui a pour effet de dessécher même de lacs et des rivières. Il est temps que nous y pensions.
Que conclure sur le potentiel d’avenir de l’industrie cannière ? Le rapport de la Banque mondiale préconise, entre autres, l’augmentation de la production de sucres spéciaux…
Notre potentiel d’exportation des produits de cette industrie est très faible, trop faible pour songer à y injecter du capital. Au départ, ses coûts de production ne lui permettront pas de se faire une place sur le marché mondial, sauf si nous vendons nos sucres spéciaux comme des produits de marque, avec l’effort marketing nécessaire, ce qui est du ressort des spécialistes en marketing, et non des producteurs. Autrement, les jours de la production de sucres spéciaux sont comptés, le temps que les géants de l’industrie sucrière mondiale songent sérieusement à pénétrer ce marché.
A mon avis, l’avenir de l’industrie cannière se trouve dans des productions destinées au marché local, en substitution des importations. La superficie sous canne diminue de 2-3% par an, et ce n’est pas une tendance qui augure des jours meilleurs, puisque la réduction des volumes manufacturés fait toujours augmenter le coût unitaire de n’importe quel produit. Ensuite, il y a des conflits à gérer, le sucre demande des variétés de canne à haute teneur en sucre, la bagasse demande des variétés à haute teneur en fibres. Alors, que choisir ? Je penserais personnellement à cultiver les variétés à haute teneur en fibres ou des variétés “in between”, qui alimenteraient nos centrales électriques en bagasse, avec l’avantage d’être bien moins polluant en termes d’émission de carbone que le charbon et l’huile lourde.
Nous devons nous rendre à l’évidence : le sucre vendu en vrac est une industrie du passé, qui nous a bien servis, mais dont la pertinence dans une économie moderne qui songe à devenir une “high income economy” et d’affronter des concurrents de taille mondiale est discutable. Si le gouvernement doit subventionner l’industrie de la canne, une partie de cette subvention servirait mieux la diversification agricole et la population entière en bénéficierait.