Comment donner une fulgurance nouvelle et à voir l’actualité d’un texte littéraire ? Comment rallier de nouveaux lecteurs, de nouveaux spectateurs à la cause de Tigann (premier roman de Mélanie Pérès, artiste et enseignante de kreol mauricien dans le secondaire) ? Il a suffi de l’imagination de l’auteure et du metteur en scène pour faire vivre le texte originel au Caudan Arts Centre, le week-end dernier.
L’exercice a été périlleux pour Mélanie Pérès, Yann Payet, Mason Tossé, avec la collaboration d’Ashish Beesoondial. Une comédie musicale (sans livret) de près de deux heures. Un spectacle paroles et musiques pour compiler talents et visions et donner naissance à une jeune création 100% mauricienne. Spectacle qu’on a abordé de manière subjective, nous attardant sur sa densité et les problèmes de viol, d’inceste et autres abus sexuels abordés frontalement, nous interrogeant aussi sur l’adaptabilité du roman au théâtre.
Il y a eu Tigann — Traverse enn fam dan divan kontrer (deuxième prix au concours littéraire de la Creole Speaking Unit, il y a quelques années) de Mélanie Pérès dont on reconnaît la contemporanéité du sujet, l’utilisation de la langue kreol, les images, la narration. Le défi était de repenser, de réorganiser, de synthétiser l’œuvre pour en exalter d’autres aspects. Adapter un texte au théâtre demande des coupures, du montage, de la réécriture du texte source. L’adaptation peut se faire par un metteur en scène ou l’auteur qui peut rester fidèle au récit de base ou, au contraire, s’affirmer avec une réinvention très libre de l’œuvre.
Qu’en est-il de Tigann présenté au Caudan Arts Centre, le samedi 26 février 2022 ? Le spectacle part d’une bonne intention : « Inceste et abus sexuel. Nombreux sont ceux dont l’intimité est constamment violée par la honte et la culpabilité. Pourtant, ni fautifs ni maîtres de leur destinée, ils sont là, autour de nous. Ils gémissent. Parlons-en, il est temps de faire tomber le voile. Tigann est une mise en scène du roman Tigann, traverse enn fam dan divan kontrer de Mélanie Pérès. »
Sur scène, de jeunes musiciens et comédiens dont c’est la première expérience pour certains. Près de deux heures de spectacle et un long chemin pour aborder un sujet grave à travers un choix de dialogues et musiques. La distanciation temporelle par rapport au texte a été bien soulignée. Les thèmes de l’inceste et de la honte ont été traités avec un souci de réalisme en étant ancré dans la société actuelle. Les costumes sur mesure pour les comédiens et le décor reflètent, donc, l’époque.
Les objectifs de Tigann, jeune création mauricienne, sont de développer le talent artistique et l’esprit créatif d’un groupe de jeunes, de promouvoir l’art de la comédie musicale sans trop de déséquilibre entre les scènes chantées et les dialogues, le rythme de la mise en scène. Tigann voit son intrigue se dévoiler au fil des scènes sans que les spectateurs ne se rendent forcément compte du ballet d’émotions dans lequel ils vont être emportés par les comédiens et musiciens La Nikita, Bernard Moonsamy, Mason Tossé, Esther None, Brendon Jacquette, Stacy Balthazar, Aurélie Antoinette, Yann Payet, Lionel Cupidon, Loïc Cupidon, Olivier Carver et Laëticia Paul.
Une synergie de talents, certes, mais si les romans sont une mine inépuisable d’inspiration pour le théâtre, l’exercice est toutefois périlleux pour éviter certaines lourdeurs démonstratives (scènes entre les buveurs), les effets inutiles, les redondances ou autre insistance dans la représentation misérabiliste du personnage principal (scène du couvent, par exemple). À l’inverse, le spectateur a apprécié les trouvailles farcesques, les traits d’humour et moments d’émotion, la dimension romanesque (le prologue et l’épilogue) qui concourent à la concordance des scènes. Tigann ouvre la voie aux troupes émergentes dans l’aventure magnifique et difficile d’un spectacle ambitieux.
Norbert LOUIS