CHRISTINA DAVID
Vendredi 25 février. Il est 20 heures 15. Du silence jaillit une voix grave, solennelle et tantôt cassée. Lumière sur le personnage éponyme de la comédie musicale, Tigann. Les spectateurs découvrent une narratrice homodiégétique, une Madame Boyer alias Tigann, âgée, épuisée par les aphtes de la vie, d’une vie qui ne lui a pas fait de cadeau. L’histoire, loin d’être anecdotique, conte le temps des ‘Zilwa’ venus établir domicile sur la côte de la Rivière-Noire.
Cette comédie musicale 100% mauricienne met en exergue des personnages stéréotypés d’une époque ô combien conservatrice. La mise en scène, conçue par Melanie Pérès (texte) et Yann Payet (musique), exposera des clichés d’un temps révolu, d’une île Maurice rétrograde où la femme est stigmatisée : « Sak tifi inn gagn enn kado ar Bondie. Tanki li ena sa, li enn Larenn. Kouma li perdi sa, li pou res zis so larm pou li plore. »
Ainsi Tigann contera son calvaire, sous forme d’analepses, à sa jeune dame de compagnie, une dénommée Angel, démontrant ‘ki li finn bien traverse’. [Clin d’œil ici fait à Henri Favory qui écrivit la pièce ‘Nu Traverse’]. Une brève rétrospection dans le temps donnant le ton de la suite de la pièce mise en chansons, tient les spectateurs en haleine dès la première note musicale. Projecteurs sur les musiciens qui font eux aussi partie du décor. Le ton est donné et la tragédie se décline sur un air très connu des Mauriciens La rivière Tanier. Si nous connaissions la sonorité nostalgique de cet air, c’est davantage une souffrance décuplée qui fera frissonner les spectateurs dans l’enceinte du Caudan Arts Centre. Ces derniers découvrent, sur cet air, la perversion d’un père incestueux, « nou ale, nou al zwe », qui aura abusé de sa femme et de sa fille, et iront à la rencontre d’une mère vengeresse, par amour pour la chair de sa chair, qui aura passé dix ans derrière les barreaux.
Élevée par un oncle alcoolique, Dovic, représentatif de ces machos seuls gagne-pains de leurs familles et une tante, Fifi, femme au foyer dont le corps fait par moments office de « garaz bis » pour assouvir l’envie libidinale de son époux, Tigann, encore mineure, n’aura d’autre choix que d’abandonner son enfant, fruit du péché, dans un couvent. Et pourtant cet enfant elle ne l’a pas conçue seule… mais cette figure paternelle brillera aussi de par son absence sur scène, voire de la vie de Tigann et de leur progéniture. « Ah ! Sa bann kouma Kevin-la ! » Ou encore de ce David, tombé sous le charme de la future jeune mère mais qui finit par choisir de poursuivre ses études universitaires à l’étranger au risque de vivre une vie teintée de brumes auprès d’une enfant qui n’est pas la sienne. Ah, ces hommes ! (ou devrions-nous, pour être plus socialement correct, dire ‘ces garçons’) Ils sont toujours prêts à prendre la fuite lorsque sonne l’heure des responsabilités !
Ainsi le protagoniste principal de l’œuvre de Melanie Pérès aura grandi dans une banlieue où la proximité du voisinage est telle que tout se sait. Et c’est à croire que l’engagement de toute la communauté, vivant dans cet espace exigu où elle évolue, s’évertue à cultiver l’omniscience de la jacasserie. En effet, à travers le personnage d’Anna, la voisine mégère à la langue de vipère, on assiste à la représentation d’une société où les ragots tiennent une part belle, où les jugements frôlent bien plus les racontars : « Dilo swiv kanal ».
La mise en scène du texte, mis en musique, est telle que la jeune Tigann clamera, à travers ses titres chantés en solo, sa hargne contre les membres d’une famille incapables de compréhension et de soutien : « Li bon la… mo’nn fote mo’nn gagne ». La « ti batar blan » qu’est Tigann se résignera à ce sort qui s’abat de génération en génération puisque point en mesure de s’ériger contre leur frilosité.
S’enchâssent dans cette pièce des valeurs et croyances diverses ; tantôt place à la croyance divine, tantôt celle pour conjurer le mauvais sort. On fera appel à Madame Kola, « enn treter » et ses rituels propres à ses convictions et connaissances, avec pour arrière-fond une résonance musicale quasi dantesque et un jeu de lumières à invoquer les esprits sataniques… « pa per fi… enn timama nou fini la. » La sorcière dans un déhanchement satanique fera ce pourquoi elle a été mandée, invoquera ses esprits en langage MadamSerre et cet épisode intensifiera l’acte qui avait pour but de « tir lizie ek movezer ».
Quant à la conception judéo-chrétienne, elle sera mise en avant à travers l’image du bon samaritain, joué par le voisin/pseudo-oncle Firmin alias Lolo. À quoi bon palabrer sur une grossesse précoce ! Pourquoi jeter la pierre ? Et même si « a krwar ki (so) fami ti donn koudme pou koulout Zezi », Tigann et sa mère recevront, grâce à ce voisin, un accueil chaleureux dans un couvent, auprès de la sœur Anne.
Quoi qu’il en soit, la jeune auteure du prix Konkour Literer Creole Speaking Union, pour son œuvre « Tigann, Traverse enn fam dan divan kontrer » nous aura fait comprendre qu’il n’y a qu’une infime frontière entre l’amour et la haine… « ena zis enn pa ». Cette mise en abyme de l’auteure, hormis les clivages de la société d’antan cultivant le paraître à travers la mixité des unions Blanc/Créole sur les côtes, nous rappelle que l’individu par amour, par vengeance ou encore poussé par le sentiment de la souffrance qui entraîne l’affliction de l’être, telle une malédiction, est capable de la pire des bestialités. Cependant, cette pièce s’engage dans un autre registre, celui de la possibilité de se départir de la fatalité… « Si zame to lwin ar mwa, si mo perdi twa, enn kestion na pa poze pa imazine elwagne… » car toutes les larmes versées auront lavé ces années de peine permettant une réunification des êtres qui s’aiment.