Aimer sans amour

Dix ans déjà.

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Dix ans, toi et moi.

C’était le 14 février, jour de fête, jour des cœurs rouges et blancs. J’étais un peu gauche dans cette chemise trop grande, dans ce pantalon mal équarri. Des vêtements d’adultes pour tenter de plaire, pour essayer de faire accroire que le déguisement habille et rassure l’âme qui tremble de ne pas être à la hauteur.

Devant ta porte que je revoyais après longtemps, je n’avais plus de souffle. Vraiment, cela n’a jamais été facile entre nous. Si nous remontons d’il y a dix ans, jour pour jour, j’ai le sentiment de te connaître depuis toujours, de t’avoir dans le sang, au point que derrière mes yeux clos remontent des souvenirs profonds et troubles.

Je te vois.

Tu n’étais pas un corps, mais une sensation. Une chaleur douce et maternelle, une voix qui me promenait dans des histoires du soir, dans des histoires tristes et édifiantes. Tu m’as dit que nous passerons tous le pont pour l’autre rive. En attendant, ton souffle de vie gonflait les voiles de mes aventures à bord de mon petit lit de fer.

Avec le temps, tu as changé. Tu avais fini par remettre dans la grande boîte les jouets les plus beaux ; j’avais désormais en main des outils pour construire mon avenir. Il n’y avait plus de quêtes ou de problèmes à résoudre. Nous ne chantions plus pour attraper les mots.

Tes énigmes se cachaient dans les chiffres qui se prenaient pour des lettres et l’on me disait que je devais tenir compte, que je devais faire que les livres soient balancés. Pis encore, les oiseaux et le vent se dessinaient avec une règle rigide.

Comme j’ai pleuré.

Comme j’ai voulu te quitter. Tu m’étais devenue une prison. Je voulais fuir, faire le mur en silence pour retrouver les rivières et les buissons qui y boivent. Je n’en pouvais plus des choses utiles et bonnes pour moi.

Je voulais vivre d’une vie belle, et que résonnent les jours.

J’allais en errance dans un labyrinthe triste. Là, comme dans un conte, comme dans une forêt ancienne, j’ai trouvé un sage. Un homme fait de mots. Il m’a dit que tu avais un autre visage. Beaucoup d’autres visages, comme les déesses des mondes anciens. Il m’a tendu un fil rouge.

Je le tiens encore.

Dans ce dédale, je me perdais avec joie, dans une valse d’histoires je me perdais par choix et je confondais le vrai et le faux. Il appelait cela la littérature. J’en étais fou de cet autre visage de toi. Trop fou au point d’avoir vécu l’exil avant de te retrouver dans un paradis où les livres grimpent sur les murs.

Et il y a dix ans, jour pour jour, je revenais pour t’offrir mes jours ainsi que mes nuits.

Dix ans de cela, je devenais enseignant. Je n’entrais pas en vocation ni en sacerdoce comme les spectres qui se prennent au sérieux. Je voulais juste être à la hauteur de mes maîtres, de mes enseignants.

Ce que je fais est mon amour.

Et aimer n’est jamais facile. Surtout quand on aime ce que l’on fait, surtout quand ce que l’on fait nous requiert jusqu’à l’âme.

Et mon âme, tu en as vu des choses.

Ces ministres de papier que l’on actionne à la ficelle ; ces pédants pédagogues qui discourent sans savoir dans leurs tours d’ivoire ; ces donneurs de leçons qui volent les après-midi des enfants ; ces fonctionnaires automates qui ne fonctionnent qu’avec l’huile des virgules du PRB ; ces parents invisibles qui ont mieux à faire ; ces parents qui nous font la leçon à défaut de la faire à leurs enfants ; ces enfants que l’on a mutilé système après système pour en faire des pièces de rechange pour la machine ; ces enfants qu’on laisse mourir et que l’on enterre en silence.

Pour cela, mon amour, j’ai voulu souvent te quitter. Mais comme toutes les belles, tu as des ressorts secrets pour me garder.

Parfois, si rarement au point de croire en un mirage, tu mets sur ma route tes enfants perdus. Contrairement aux ravis de la crèche, je ne vais pas dire qu’ils m’ont appris des choses, qu’ils ont tellement à offrir.

Au contraire.

Ils sont pour beaucoup en souffrance et vides.

Parfois, trop peu de fois, la somme de ma vie et de mes lectures a pu combler un vide, a pu faire avancer leur jour d’un pas. Rien qu’un pas pour qu’ils reprennent courage en la vie.

Je ne suis pas unique ni exceptionnel. D’autres comme moi luttent chaque seconde pour ces miracles discrets. Tous ceux qui enseignent ne s’assoient pas pour compter leur retraite, leurs heures de travail et leurs jours de congé.

Mais cet amour est ardu, comme tous les amours vrais.  Nombreux dévissent, déchantent et sombrent. Ils finissent gris et promènent leur amertume comme des morts-vivants en attendant la retraite et la voiture hors taxes pour y ranger leur petite vie.

Où serais-je dans dix ans ? Serais-je gris et las ? Apprendrais-je à compter mes congés ? À me battre pour des secondes de travail en moins ? À bousculer mes jeunes collègues parce qu’ils ont l’outrecuidance d’être jeunes ?

Aujourd’hui, je t’aime et je ne connais pas demain.

Mais chaque matin, en allant vers toi, mon métier, ma profession, mon tout ce que tu voudras, le cœur dans tous les états, je me murmure les vers du Brésilien Thiago de Mello :

« Une seule chose reste interdite : aimer sans amour. »

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