Dès les premières décennies de l’occupation française, les bords de la Grande-Rivière-Nord-Ouest étaient bondés d’une multitude de lavandières qui venaient blanchir des montagnes de vêtements. Cette scène pittoresque s’est inscrite dans le quotidien durant toute l’occupation française et quelques bonnes décennies de l’occupation britannique. «La Grande-Rivière est l’endroit où s’est toujours faite la lessive de Port-Louis.»(1)
Durant des décennies et des générations, la Grande-Rivière-Nord-Ouest a été en quelque sorte la machine à laver de Port-Louis et du village s’étendant sur ses rives. Les riverains de la Grande-Rivière-Nord-Ouest étaient eux-même de riches propriétaires qui avaient de nombreuses lavandières à leur service. Les particuliers ainsi que les services publics employaient une armée de lavandières (il s’y trouvait aussi des hommes dans cette profession). L’artiste-fonctionnaire britannique Thomas Bradshaw faisait allusion à l’omniprésence de ces blanchisseuses et blanchisseurs sur les rives de la Grande-Rivière-Nord-Ouest, une omniprésence rendue encore plus pittoresque pendant la saison chaude:
“The village of la Grande-Rivière is the rendez-vous of all the professors of the art of ‘blanchissage’, male and female, of Port Louis and its neighbourhood: the banks of the river, at all hours from day-break to dusk, are completely covered with negroes and negresses thus employed; and in the dry season, when the river is thus peopled, presenting, altogether, a very animated scene.”(2)
Une scène de rue dans le voisinage de la Grande-Rivière
La description précédente de la plume de Bradshaw se rapporte à la gravure No 9 de ses “Views in Mauritius”. La description que donne James Backhouse d’une scène de rue dans le voisinage de la Grande-Rivière-Nord-Ouest au début des années 1840 mérite d’être citée:
“The road was crowded with people, Hindoos, and Malabars, as well as Blacks and Creoles, just emerging from slavery. Many of them were returning from washing in the la Grande-Rivière, and were carrying large bundles of clothes.”(3)
Ajoutons cette judicieuse description du voyageur Alfred Erny qui a séjourné à Maurice en 1860-1861: «..des centaines de blanchisseurs et de blanchisseuses, venus de la ville pour laver et étendre leur linge, donnaient au lit de la rivière l’aspect d’un damier aux couleurs les plus variées.»(4)
Des scènes similaires à celles relevées par Bradshaw, Backhouse et Erny dans les années 1830, 1840 et 1860 avaient toujours cours dans les premières années du 20e siècle:
«Rien de plus pittoresque que cette longue théorie de blanchisseuses que, partout sur la route de la la Grande-Rivière que l’on rencontrait et rencontre aujourd’hui, quoique en moins grand nombre, courbés sous le poids d’énormes paquets de linges. Et c’est aussi un curieux coup d’oeil que ces linges qui sèchent, semant de taches multicolores tout le vaste creux pierreux de la rivière.»(1)
Montée des eaux et risque de noyade
Toutefois, le côté pittoresque de ces scènes ne doit pas occulter le fait que ces professionels du blanchissage étaient exposés à la montée des eaux et risquaient la noyade. «Que d’aventures, que de linges emportés, que ces blanchisseurs noyés pendant la lessive autrefois, lors de subites crues d’eau que de cet endroit, l’on n’entend pas venir!»(Idem) Fort heureusement, les autorités britanniques n’ont pas tardé à réagir face à cette menace. En 1826, le Commissaire de Police fit publier un avis invitant les habitants de Port-Louis de veiller à la sécurité des blanchisseurs et des blanchisseuses au travail sur les rives de la Grande-Rivière-Nord-Ouest:
«Messieurs les habitants qui ont l’habitude d’envoyer leurs noirs et négresses laver à la Grande-Rivière sont prévenus qu’une cloche a été établie audit lieu, au moyen de laquelle les noirs et négresses seront avertis de la crue des eaux et de l’annonce d’un prochain débordement. Messieurs les habitants sont en conséquence invités à donner à leurs esclaves l’ordre de se retirer aussitôt que sonnera la cloche, afin d’éviter les malheurs dont autrement ils seraient menacés.»(Idem)
Sept lavandières sauvées de la noyade en avril 1825
Quelques mois avant la publication de l’avis émis par le Commissaire de Police en 1826, sept lavandières d’origine africaine qui faisaient la lessive à la Grande-Rivière-Nord-Ouest furent sauvées in extremis de la noyade par un groupe d’hommes parmi lesquels se trouvaient des soldats, des pêcheurs et des forçats. Le gouverneur Sir Galbraith Lowry Cole rendit public les noms des sauveteurs qui reçurent une récompense en argent «bien plus comme marque d’approbation de leur conduit que comme une récompense.» (Idem) Les noms d’une partie de ces héros ont été retenus pour la postérité: «Le caporal Collins, les soldats Jenkins, Richard Holt, Evan Jones, du Royal Staff Corps, le brigadier Beugue, de la gendarmerie, et les pêcheurs Pierre Catogan et Prosper Doubre.» (Idem)
Il est malheureux que les noms des forçats indiens qui ont participé au sauvetage des négresses n’aient pu être enregistrés dans le livre de Léon Huët de Froberville sur la Grande-Rivière-Nord-Ouest. Fort heureusement, les noms de ces braves hommes sont mentionnés ailleurs. “On April 7th, 1825 the Grand River North West was flooded as a result of torrential rains. Some washerwomen were nearly carried away by the gushing torrents when they were saved by some convicts quartered nearby. The names of these brave unfortunates have been recorded for posterity. They included many Muslims: Sooka Mohammed, Zaheroodeen and Moossa Mansur Khan.”(5) Effectivement, un nombre important de forçats amenés à Maurice pour des travaux publics “happened to be followers of the Prophet”(5), c’est-à-dire, des Musulmans.
Les forçats indiens, des ‘desperados’ capables de miséricorde
Une note anonyme rappelle ce sauvetage qui préserva la vie à sept lavandières, tout en accordant le crédit de ce geste miséricordieux aux forçats indiens postés à Maurice et logés à la Grande-Rivière-Nord-Ouest. “When the Grand River North West was in spate, it is again Indians that saved the women who were being carried away.” (6) Cet acte accompli au prix de leur propre personne est de plus admirable venant de créatures qui n’attendaient plus rien de la vie. En effet, “the lot of these convicts was a desperate one” ayant été “banished here for life without any hope of remission for good conduct.” (5)
Embarqués principalement au Bengale et à Bombay, les forçats indiens étaient affectés dans des “public works projects all over the island – clearing land, quarrying, stone breaking, and building and repairing roads and bridges” et représentaient “a valuable force vital for the development of Mauritian infrastructure.”(7) Sans doute des bandits de la pire espèce dont le dénommé Sheik Adam en est l’épitome, faisaient partie des contingents de forçats envoyés à Maurice. “He (Sheik Adam) was brought before the Court of Assizes on a charge of poisoning and robbery. He was found guilty and sentenced to fourteen years’ transportation.”(Idem) Pourtant Sheik Adam était capable de changer pour le mieux.
Le dénouement de l’histoire est, comme dans le conte des fées, “Tout est bien qui finit bien.” Interné en Australie, il y connut la rédemption. “He left for the Australian Penal Colony Van Diemen’s Land in 1842…After serving the usual period of probation, remarkably Sheik Adam became a cook to a police magistrate. He later married a female convict named Sarah Swift, using the name of John Adam…Sheik Adam’s conduct was exemplary, and he was never reprimanded.”(Idem) Tout comme les anciens compagnons d’infortune de Sheik Adam qui sauvèrent la vie des lessiveuses des flots en furie de la Grande-Rivière-Nord-Ouest, les forçats étaient capables de repentance, de bien et de compassion. Des candidats à la rédemption.
B. Burrun
Références
de Froberville, Léon Huët, La Grande Rivière de Port-Louis, General Printing & Stationery Co. Ltd, 1912.
Bradshaw, Thomas, Views in the Mauritius, James Carpenter & Son, Londres, 1832.
Backhouse, James, Narrative of a visit to Mauritius and South Africa, Londres, 1844.
Erny, Alfred, Séjour à l’île Maurice (1860-1861) in Le tour du monde – nouveau journal des voyages – livraison n°164 et 165.
Emrith, Moomtaz, The Muslims in Mauritius, The Regent Press, 1966 (quoting E. Babajee’s ‘A Concise History of Mauritius”, Bombay, 1958)
Beaton, Patrick, Creoles and Coolies, or Five Years in Mauritius, J. Nisbet & Co., Londres, 1859.
Bissoondoyal, Sookdeo, A Concise History of Mauritius, Bombay, 1958.
Anderson, Clare, “Indian Convicts in Mauritius, 1815-53” in “The Vagrant Depot of Grand River and its Surroundings and Vagrancy in British Mauritius”, éditée par Vijayalakshmi Teelock, Aaapravasi Ghat Trust Fund, 2014.