Jean-Luc Marie est enseignant de Life Skills en Grades 7, 8 et 9 — mainstream et Extended Programme —, au collège Saint-Esprit Rivière Noire. Avec ses dix années d’expérience au compteur, l’enseignant aborde la rentrée en présentiel avec un regard franc. C’est en esprit libre que Jean-Luc Marie en parle et donne aussi son point de vue (qui n’engage pas son établissement) sur la réalité du troisième trimestre, des problèmes qui freinent la qualité de l’éducation, l’extension du troisième trimestre, les préjugés sur l’Extended Programme…
Dans quel état d’esprit avez-vous repris les cours en présentiel, lundi dernier ?
J’étais dans un état d’esprit plutôt divisé. D’une part, j’étais heureux de retrouver mes élèves et, d’autre part, j’avais des appréhensions, étant conscient des risques qu’implique la rentrée en termes de contamination. Je suis papa depuis deux mois et honnêtement, ma préoccupation première est la santé de mon enfant. Mais tout comme pour les enfants, retrouver l’environnement scolaire après une aussi longue coupure est important pour nous les enseignants. Je ne le nierai pas : travailler de la maison m’a, par exemple, permis de m’occuper de mon bébé. Mais par moment, j’ai dû interrompre mes cours et demander à mes élèves de patienter le temps que je voie mon enfant.
La ligne de démarcation entre la vie privée et le travail, quand on est à la maison, est très fine. Les cours en ligne sont une facilité à utiliser comme complément dans le processus de l’enseignement, mais pas en remplacement aux classes en présentiel. J’ai abordé cette rentrée en prenant les mêmes précautions sanitaires en cours. Mais la nature de la matière que j’enseigne fait que les élèves doivent se regrouper ou je dois me rapprocher d’eux. Ne plus avoir cette proximité peut faire obstacle à l’enseignement et l’apprentissage. Mais je me dois de garder en tête que nous ne devons encourir aucun risque.
Est-ce que les mesures sanitaires ont été renforcées ?
Je ne vois aucune différence entre les mesures appliquées avant la fermeture des écoles en novembre dernier et maintenant. On prend la température des élèves et du personnel. Les sanitizers sont disponibles. Par contre, on enlève le masque à la récréation ! On partage sa boisson.
Les enseignants sont-ils suffisamment armés pour remettre les élèves à niveau et atteindre l’objectif de la qualité ?
Les enseignants font leur maximum et se dépassent même parfois pour conduire leurs élèves à bon port. Toutefois, l’efficacité des ces efforts est réduite parce que les outils qui nous sont nécessaires pour favoriser un bon cadre d’enseignement et d’apprentissage ne nous sont pas accessibles. Dans chaque classe, nous devrions avoir un tableau interactif comme au primaire, un projecteur, une tablette de démonstration. Depuis le temps que nous attendons les tablettes annoncées pour les élèves ! Si nous voulons une éducation de qualité, il y a tellement de choses qui doivent évoluer dans nos salles de classe. Si nous voulons une éducation de qualité, il faut nous donner des salles de classe évoluées. La formule “industrielle” de la disposition des classes — calculée et appliquée il y a une centaine d’années — pour familiariser les jeunes au travail à la chaîne dans des usines et leur inculquer la discipline de l’industrie est dépassée.
Cette étape d’industrialisation est obsolète, nous sommes entrés dans une nouvelle ère depuis très longtemps. Dans des pays nordiques, comme l’Islande, les salles de classe n’ont rien à voir avec celles de nos écoles. Autre exemple, à Maurice, nous enseignons les matières comme les mathématiques, l’anglais et le français séparément. Ailleurs, on travaille sur des thématiques et les matières que je vous ai citées en sont des volets. Les calculs commençant par « Suraj buys two hundred bananas for ten rupees » ne parlent plus aux enfants. Ils savent très bien que 200 bananes ne coûtent pas Rs 10 et ils voudraient des exemples qui évoquent leur contexte.
Par ailleurs, il faut réduire le ratio élèves et enseignant. Quand on avait scindé les classes en deux parties avec 10 à 15 élèves par classes, nous avions constaté que les cours se passaient très bien, parce que nous pouvions être plus attentifs aux besoins des élèves et produire un travail de qualité. Cette répartition facilitait aussi la distanciation sociale. Il faudrait mettre à contribution des écoles qui disposent de la place pour désengorger celles qui ont une trentaine d’élèves par classe. Cette stratégie aiderait peut-être à réduire la propagation du virus dans le milieu scolaire.
Quelles sont les difficultés qui ont surgi durant cette première semaine de la rentrée en présentiel ?
Une des choses que j’ai relevées est qu’il faudra beaucoup de temps et d’efforts à tous les niveaux pour remettre des élèves en selle. Bien sûr, les high flyers s’y retrouvent comme des poissons dans l’eau. Dans mon collège, beaucoup d’élèves sont restés déconnectés de leur éducation depuis la fermeture des écoles en novembre dernier pour des raisons liées à la pauvreté, l’incapacité à se connecter aux cours en ligne, aux problèmes sociaux dans leur entourage ou même au sein de leur famille.
Pour ceux-là, le processus de reprise se fera avec un peu plus de difficultés. Autre constat : l’abandon. Le décrochage scolaire, touchant indistinctement des filles et des garçons, généralement en Grade 11, est une réalité. Ils ont travaillé pour aider leurs parents quand l’école était fermée. Pour eux, le travail est devenu une solution immédiate à leur problème financier. Ils ne réalisent pas qu’en laissant tomber l’éducation, ils verrouillent une porte. Ils ont ouvert une autre avec un travail et c’est tout ce qui compte pour l’instant.
Tous les élèves étaient-ils concrètement prêts à reprendre les classes ou seulement ceux qui vont prendre part aux examens nationaux et internationaux ?
Tous les élèves qui sont retournés à l’école n’ont pas la même capacité et les mêmes compétences pour apprendre. Nous sommes tous différents d’ailleurs et c’est une richesse que nous possédons. Tous n’ont pas pu se préparer comme il se doit pour aborder cette rentrée, y compris ceux qui vont prendre part aux examens nationaux et internationaux à la fin de l’année scolaire. Il y a ceux qui viennent de familles aisées financièrement et qui ont pu mettre toute la logistique adéquate à leur disposition pour qu’ils poursuivent leur scolarité sans interruption. Il y a aussi ceux qui se sont appliqués parce qu’ils étaient bien entourés et motivés, et ceux qui malgré tout cela ont besoin d’être à l’école parce qu’ils ont besoin de la présence constante de leur enseignant pour les guider et les rassurer.
Pensez-vous que les autorités de l’éducation ont cédé à la pression des parents, enseignants, syndicats en prenant la décision de rouvrir l’école pour tous ?
Il y a eu pression ! Je ne suis pas dans le giron des autorités pour savoir si elles ont été motivées par d’autres raisons que la pression extérieure, mais elles avaient a priori envisagé la rentrée en présentiel pour les Grades 9, 11 et 13 au 2 février.
Mais lorsqu’on regarde les réactions, réflexions et analyses du citoyen au professionnel sur les réseaux sociaux, il est clair qu’on peut dire qu’il y a eu pression pour rouvrir les écoles. Mais j’ai l’intime conviction que cette pression des différentes parties concernées venait d’un profond désir d’offrir ce qu’il y a de mieux à nos enfants ; l’accès à l’éducation. Et la majorité des psychologues spécialisés en développement et éducation vous diront que le meilleur cadre pour qu’un enfant ou adolescent apprenne, reste l’école, pas en termes de bâtiment et d’infrastructures, mais en termes de contact humain. La création des liens affectifs, avoir des amis autour de soi, permet à l’enfant d’être dans de meilleures conditions pour grandir cognitivement et émotionnellement. S’asseoir, souvent seul à la maison, devant un écran à écouter l’enseignant ne lui apportera pas ce que seule l’école peut lui donner.
Dans le contexte actuel où la communauté scolaire est à nouveau touchée par les cas de contamination au Covid-19, pensez-vous qu’il faudrait réfléchir, voire introduire les cours alternés en ligne et en présentiel ?
Ne me méprenez pas, je ne suis pas contre l’enseignement en ligne, bien au contraire. Avant la reprise des classes en présentiel, je donnais des cours en ligne et sur 28 élèves, un seul s’est connecté. J’ai quand même fait les cours. Je pense tout simplement que les cours en ligne doivent se faire en complément avec des classes en présentiel. Fermer les écoles ou même faire les classes en alternance ne feront que retarder l’échéance du retour au calendrier scolaire normal. Ce n’est pas ce qui empêchera le Covid-19 de se répandre dans la communauté.
Par contre, éduquer adéquatement les enfants, y compris aussi les adultes, sur l’importance et l’efficacité des gestes barrières quand ils sont appliqués avec assiduité, peut faire la différence. Nous avons vu ces derniers temps des élèves qui gardent leur masque sous le menton ou même des adultes qui vous disent « abe mo’nn fini gagn li mwa, ki kapav ariv mwa plis ? » Il y a eu un relâchement et les précautions négligés. Si on adopte les cours à l’école et en ligne en alternance, il faudra penser aux élèves qui ne peuvent être connectés. Il faudra alors donner une classe connectée à la wifi et un ordinateur à l’enseignant, d’où il pourra donner des cours aux élèves qui sont à la maison et accueillir ceux qui n’ont pas la logistique chez eux pour ne pas être pénalisés.
Est-ce que ce troisième trimestre en est un réellement où est-ce une full academic year déguisée ?
Est-ce qu’un troisième trimestre peut durer une année ? J’ai l’impression que les autorités ont voulu faire dans la dentelle avec les parents. Le troisième trimestre est étendu alors qu’il y a des jeunes qui avaient envisagé de s’inscrire à l’université. Beaucoup on travaillé d’arrache-pied pour concourir aux examens en avril. Est-ce qu’ils auront la même motivation à la fin de l’année ? L’option de prendre part aux examens plus tôt sera à double tranchant pour les candidats de Higher School Certificate. Pour certains, ils perdront la subvention de l’État et le risque d’un échec ne sera pas sans conséquence. Quant aux candidats au School Certificate, il vaut mieux qu’ils concourent aux épreuves à la fin de l’année. Donc, pour moi, ce n’est pas un troisième trimestre, mais bel et bien une nouvelle année scolaire, et c’est au final pour le mieux. Avec toutes les difficultés auxquelles nous avons dû faire face en 2021 pour permettre à nos enfants d’apprendre dans les meilleures conditions, je considère l’année dernière comme null and void, et ce, sans pour autant remettre en question le travail des enseignants.
Le staggered timetable a été, selon moi, une des causes. Au collège, les nouveaux en Grade 7 ont difficilement trouvé leurs repères dans leur nouvel environnement. C’est maintenant que nous retrouvons un calendrier scolaire quasi normal. Avec le full timetable qui retrouve sa place, 2022 peut rééquilibrer la vie scolaire, donner plus de temps aux élèves pour se préparer aux examens au lieu d’être sous pression avec des épreuves en avril. Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que les examens ne sont ni la finalité ni l’objectif de l’éducation.
On a eu tendance à focaliser sur les enfants en Extended Programme (EP) dans des analyses sur le décrochage pendant les cours à distance. Votre avis ?
Il faut arrêter avec ce penchant pour la catégorisation des enfants en Extended Programme. Tous ces enfants ne sont pas pauvres. Tous ces enfants n’ont pas des difficultés d’apprentissage. Il y a des élèves qui vivent dans la précarité, dans l’extrême pauvreté et dont les parents ne s’occupent pas de leur éducation. Il y a aussi des parents en situation de pauvreté, mais qui font preuve de grande responsabilité à l’égard de l’éducation de leurs enfants. Ils s’y impliquent et font leur maximum pour que ceux-ci aillent le plus loin. Dans une de mes classes d’Extended Programme, il y a un élève anglophone qui vient d’une famille expatriée. Il a un très bon niveau, mais il s’est retrouvé en EP parce qu’il a échoué en français au Primary School Achievement Certificate. Ce qui est compréhensible, car il est anglophone. Il y a un stéréotype injuste à propos des élèves d’EP qui doit cesser.
Propos recueillis par
Sabrina Quirin