En ce premier février 2022, nous célébrons la 187ème année de l’abolition de l’esclavage à Maurice. Une fois n’est pas coutume, j’écris sur la commémoration de l’abolition de l’esclavage de façon inclusive, la coolitude ayant élaboré cette méthodologie archipélique. Cela, parce qu’au pays, un fait unique au monde, deux sites relatifs à l’engagisme et l’esclavage sont classés par l’UNESCO : l’Aapravasi Ghat (2006) et le Morne (2008).
J’ai été un témoin privilégié du classement de ces deux patrimoines, ayant œuvré en amont pour donner à ces sites une dimension théorique et symbolique alors qu’ils étaient dans un réel historique et mémoriel encore à discursifier.
Pour la petite histoire, l’UNESCO, connaissant mon travail, m’avait contacté pour travailler, après le classement du Ghat, dans le sens d’une archipélisation entre ces deux sites. Cette méthodologie n’existait pas auparavant, car on maintenait Ghat et Morne séparés, favorisant potentiellement une concurrence mémorielle et une compétition victimaire, une lecture monosémique de l’Histoire allant à l’encontre de la charte de la diversité culturelle de l’organisme onusien.
Situons les choses chronologiquement, car on ne s’improvise pas théoricien de l’engagisme et de l’esclavage sans une poétologie, adoubée d’une méthodologie et d’une praxis avérées dans une construction lente et patiente.
En 1989, J’avais écrit Cale d’étoiles-coolitude (CEC, Azalées éditions, 1992), posant les bases poétologiques de l’archipélisation entre ces deux pages de servitude, que l’on prenait soin de séparer, notamment à Maurice, dans la perspective de nous « montagn kont lezot ».
En effet, dans ce texte archipélique à deux titres : a) je reliais les fragments de l’histoire du coolie trade dans un « pan indenturism » trans océanique et trans archipélique, en sus de focaliser sur les diversités intra « coolie trade » b) je reliais les pages de l’esclavage et l’engagisme dans ce texte, m’appelant « esclave prête nom » et « nègre d’Inde », afin de conjoindre le corps coolie avec celui de l’esclave, pour investir un corpus de signes au nom d’un imaginaire commun extra coolie trade. Cela pour partager mémoires et histoires entre « damnés de la Terre », une autre configuration de l’humanisme de la diversité élaboré à travers l’engagisme inclusif. La portée océanique est essentielle dans cette construction car CEC inaugurait l’approche de l’Histoire de façon océanique dans le sud global, rendant les frontières mentales et géographiques plus poreuses, notamment à travers les Indes et la poétique corallienne.
Mais mon travail remonte même avant CEC.
J’ai lu le vendredi 21 janvier, lors d’un webinaire avec un observatoire parisien, un texte que j’avais écrit en 1986, (Fausse-île II, Pluralité-Babel, Université Lyon II) ce poème qui annonçait ma méthodologie, la toute première mondialement, à articuler esclavage et engagisme de façon phénoménologique et poétologique :
« Nègre par expression, puisque je n’ai pas de préférence…
Mauricien par contagion, poète par dépression des langages,
Je suis nègre, coolie, métèque
Des mots rien, maori, peau rouge des mots blancs,
Nègre des mots pour casser une phrase,
Zombie de l’inconscient et insulaire des cultures du silence… » (p 23).
Dans ce texte, à cette époque, plus qu’un choix intellectuel ou carriériste ou opportuniste, je vivais cette diversité profondément, reliant mon corps à un corpus de signes complexes, archipélisant les traumatismes historiques au-delà de ces deux pages de servitude (maoris, peau rouge, métèque), dans une veine humaniste sincère et vécue au plus profond de mon être. Pour preuve d’une construction phénoménologique sincère, j’avais déjà INSCRIT cela dans ma pensée archipélique propre en 1987, avant de lire les auteurs antillais, dans Appel d’Archipels, en l’ancrant dans l’océan Indien, de façon fragmentée.
Ces fragments sont des îlots de mémoire que j’archipélisais/conjoignais il y a déjà 34 ans :
« L’océan Indien berce mon ombre
et mon corps l’entend doucement
dans mes fragments d’écumes…
Un griot t’apportera la lune
Entre la beauté et le miracle (…)
Avant la lumière de ton appel d’archipels ».
Je n’ai jamais gagné ma vie avec ce que j’ai écrit sur ces damnés de la terre, je l’ai fait librement, humainement, solidairement sans avoir une rémunération pendant plus d’une trentaine d’années. Ce travail a alimenté des études sur l’engagisme, qu’il a fait émerger mondialement, notamment avec Coolitude (coécrit avec Marina Carter, Anthem, 2003) et sur les thèmes complexes de l’identité, des diasporas et des cultures coralliennes. Je tenais à poser cette remarque, au vu des pillages de ce travail en cours de la part des gens qui n’ont aucun remords à s’approprier ce travail pour des buts pas si humanistes…
Ils se reconnaîtront, car ils reprennent mes travaux en les maquillant un peu ou en les passant, pensent-ils subtilement, du français en anglais, par exemple, en oblitérant la source de ce travail qui a pris 35 ans d’élaboration. Il est vrai qu’ici, comme sur d’autres rives, on subit l’épidémie de « déclarer les enfants des autres »…
Aussi, il est important de penser à une épistémologie et des considérations éthiques et académiques rigoureuses quand on aborde ce travail qui est bel et bien là et que l’on ne peut feindre d’ignorer tout en le pillant. En faisant cela, les édiles du pillage, parfois dans le monde académique, je l’ai déjà dit, donnent un mauvais exemple à des jeunes qui investissent ce domaine maintenant qu’il a émergé. Surtout que certains, à la périphérie des empires, se sont plaints du « silence de l’Histoire et des archives ». Et maintenant, ils n’ont pas des états d’âme à répliquer des exclusions et censures à leur profit personnel…
Donc, respectons déjà la mémoire des ancêtres qui ont souffert, afin de ne pas bâtir une carrière ou une réputation en tronquant l’autre ou en taisant sa voix et en pillant son travail. C’est le premier élément d’une vraie et authentique mémoire partagée. Sinon, il y aurait « compétition de mémoires », contrevenant le cahier des charges de l’UNESCO pour ces deux sites, et nous suivons cela avec beaucoup de vigilance.
Maurice, je l’ai toujours dit, au-delà de certaines coteries, a beaucoup à offrir au monde. L’engagisme inclusif est né sur nos terres, développant, dans une praxis, les vœux de l’UNESCO. C’est dans cet esprit que la coolitude a articulé esclavage et engagisme pour initier l’International Indentured Labour Route Project (1).
Nous y avons développé la première méthodologie mondiale archipélisant engagisme et esclavage, appelant à les considérer comme des chronotopes (2).
Avant cela, je voudrais citer un article, « Une passerelle entre Le Morne et l’Aapravasi Ghat » que Sedley Assonne, fit paraître dans un quotidien le 16 juillet 2008, c’est-à-dire, peu de temps après le classement du Morne par l’UNESCO.
Par ailleurs, j’évoquais une contribution dans l’Esprit Créateur, Indian Ethnoscapes in Francophone Writings of Indenture (Rutgers, 2010), travail coordonné par Brinda Mehta. Elle s’inspirait de l’esthétique du kala pani que j’avais développée auparavant pour un récit transnational de l’engagisme.
Et d’emblée, dans l’article, j’exprimais ma joie du classement du Morne, après celui du Ghat en 2006 : «…il importe de nous ouvrir à cette magnifique opportunité de faire de notre pays la terre d’accueil entre ces deux mémoires. C’est mon plaidoyer ». J’y poursuivis : « …Ce double classement est une chance extraordinaire offerte à Maurice pour mener un travail de mémoire… Je ne saurai comprendre une absence de volonté de conjoindre les symboliques de ces deux lieux. Il s’agit de créer un mouvement vers et entre eux, propre à la politique interculturelle de l’UNESCO ». Cette conjonction est mise en relation ou archipélisation des mémoires des servitudes et de toutes mémoires au-delà de celles-ci.
Aussi, je soutenais qu’il « serait impensable que l’État n’établisse point un itinéraire entre Ghat et Morne, dans le cadre d’un itinéraire de la mémoire, par exemple, proposant un programme culturel et historique qui donnerait du poids au tourisme culturel durable ». Mon plaidoyer ne s’arrêtait pas là : « Il s’agissait d’agrandir les consciences et d’approfondir la lecture des histoires, ici et ailleurs. Donner une symbolique fraternelle, transculturelle à ce dialogue entre esclavage et engagisme, c’est notre mission à tous, gouvernement et intellectuels, artistes et citoyens de pays et au-delà des frontières mauriciennes. À l’orée de la Commission Vérité et Justice, le classement ne pouvait mieux indiquer la voie à suivre » (3).
Le patrimoine est un langage qui doit reposer sur un socle inclusif et humaniste, cela ne peut être contesté. Il représente plus qu’un monument, un paysage escarpé pour marrons ou un centre de tri d’engagés. Ses pierres parlent au-delà du temps, des censures, des visées exclusives. L’important ce qu’elles ne construisent pas des murs mais des passerelles… Nous avons constamment pris les pierres pour ne pas en faire des murs mais des passerelles, des ponts et non des tribunaux de censure ou de mise sous silence de voix libres et solidaires.
Aussi, dans ma construction archipélique et mémorielle, je dédie cette parole faire chair aux descendants d’esclaves de mon île natale et au-delà :
Je me refuse d’ignorer la déveine de l’ombre
Devenue poids de ma sinistre rengaine. Si tu fus
Esclave et moi engagé ou coolie de mille décombres
Je ne pourrais me célébrer entier si je suis perdu ou confus
Dans la haine ou l’indifférence de ta mémoire enchaînée.
L’holocauste des mémoires est à l’envers de ma parole (…).
J’ai damné l’arabesque de nos morts en signant la pétition des échines brisées
Mais il pleuvait du matin au soir dans l’océan des Indes au parapet des caraïbes… » (4).
Nous continuerons à porter cette parole archipélique, historique, culturelle et mémorielle en vigie…
Notes
(1) https://www.lemauricien.com/le-mauricien/the-story-of-the-international-indentured-labour-route-project-and-its-philosophy/400344/)
(2) http://africultures.com/khal-torabully-ghat-et-morne-les-chronotopes-de-lesclavage-et-de-lengagisme-a-maurice/).
(3) http://www.potomitan.info/torabully/morne_unesco.php
(4) http://www.montraykreyol.org/article/puisquil-y-a-tant-de-chaines-je-me-refuse
À lire aussi : https://en.unesco.org/courier/october-1996