HOMMAGE : Heeralall Bhugaloo, ce dirigeant que le pays a manqué…

AMÉDÉE DARGA

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J’ai eu le bonheur de passer une heure avec Heeralall Bhugaloo il y a environ trois semaines de cela. Je suis peut-être une des dernières personnes à l’avoir rencontré en dehors de sa famille. Il y a de ces connexions spirituelles, de ces vibrations indicibles qui vous interpellent quelques fois de manière irrésistible dans votre vie. Bien que je n’avais pas été en contact avec lui des années durant, et que rien de concret m’a poussé à penser à lui, j’ai ressenti comme un appel qui me demandait d’aller à sa rencontre. Quand j’ai appelé chez lui un vendredi, son épouse m’a informé que Heeralall ne recevait plus et ne parlait plus à personne hormis sa famille immédiate. Elle m’a simplement promis de lui en informer et de voir s’il allait accepter de me recevoir. Je n’ai pas attendu et le lendemain je suis allé à sa résidence à Coromandel. Heera – ainsi l’ai-je appelé de tout temps –, avait accepté de me recevoir et son épouse m’a conduit à sa chambre. Une petite pièce qui était devenue son monde depuis quelques années. Quelques livres, un lit, un fauteuil, une petite radio. On a passé une heure à bavarder comme si on s’était vu il n’y avait pas longtemps. Heera a ri de ce rire franc et élégant que j’ai toujours connu depuis 1969. Durant cette conversation de bon cœur, il a lâché cette phrase : « Ena finn krawr ki mo finn trayir zot, me se zot ki finn trayir mwa. » C’était le cri d’un homme profondément militant resté pendant cinquante ans meurtri de la perte de ce qu’il avait contribué à construire. Comme un de ces proches l’a si bien dit, si le MMM n’avait pas perdu Heeralall Bhugaloo, cet homme aurait été fort probablement le Premier ministre post-SSR. L’histoire de l’après-82 aurait été différente.

L’image de cette fameuse réunion au Port Louis High School en novembre 1969 me revient ; l’on détermine alors le nom du MMM. Une cinquantaine de membres sont présents, ceux du Club des Etudiants Militants – les Jeeroburkhan, Dev Virahsawmy, Paul Bérenger, Amin Ramzun, Vella Vengaroo, Kritee Goburdhun, Tirat Ramkissoon – et d’autres qui se sont joint après la manifestation contre la visite de la princesse Alexandra, surtout ceux de Port-Louis avec entre autres Rajen Dayalah et Jean Claude Augustave. Discussion très intense autour du choix « un parti ou un mouvement ». Heera est là, forte corpulence, forte personnalité, calme mais avec une autorité certaine. On décide que ce sera un « mouvement ». Quelqu’un dessine immédiatement trois M superposés en forme de cœur, et ce sera le premier logo du MMM. Heeralall Bhugaloo est arrivé chez les militants de par l’idéologie socialiste qu’il portait déjà en lui. On dit qu’il était associé à un club à Port-Louis où cette pensée était dominante. Comment il a rejoint les militants, certains affirment que c’est Heera qui a pris contact avec Paul après la manifestation de Saint Jean, d’autres que c’est Paul qui a été le voir. Paul se retrouva enseignant au collège de Bhugaloo pendant quelque temps. Heera apportera avec lui pour le MMM le journal Le Combat, qu’il avait fondé avec Hossenjee Edoo, publication qui allait devenir Le Militant.

Puissant orateur, Heera savait amener les foules à faire leur la conviction et le raisonnement qu’il transmettait.

Quand arrive l’annonce de l’élection partielle de Triolet Pamplemousses pour septembre 1970 avec le décès du député travailliste Lall Jugnauth, grand débat passionné autour de la question « faut-il y participer ou non ? ». C’est la lutte des tendances – élections ou lutte des masses. Heera prône la participation, cela donnera au MMM une voix au parlement alors que la lutte des masses se fera sur le terrain. Les têtes de front se concertent quant à qui sera le candidat. Paul propose que ce soit Heera. Il refuse. Heera expliquera que puisque nous voulons lutter contre le communalisme, ça ne devrait pas être lui. Il propose que ce candidat devrait naturellement être Paul, qui refuse aussi. Dev Virahsawmy se met de l’avant, il est un enfant du nord. On connait la suite. Comme pour toutes les élections à Maurice où il faut une couleur et un symbole, Heera et Dev contribuent au choix de la couleur, qui sera le mauve, couleur de la chemise que portait Heera ce jour-là, et du coeur comme symbole.

Les luttes de tendances avec des argumentations passionnées, le fondamentalisme anti-bourgeois y compris les symboles comme le costume et la cravate que portait très souvent Heera, et des conflits de personnalités au niveau du leadership ont fini par l’éloigner du MMM. Il disait qu’il avait besoin de retrouver sa liberté. Il se retrouve chez les travaillistes quelques années plus tard. Un pas qui lui fait perdre l’estime des militants. En décembre 1976, il est candidat travailliste contre Paul Bérenger à Belle-Rose/Quatre-Bornes et il est élu en troisième position. Nommé par SSR comme ministre de l’Éducation, il démissionnera moins d’un mois après. Retrouver sa liberté encore une fois.

Heeralall Bhugaloo aura été un puissant tribun, mais pas suffisamment un homme politique, un homme trop libre, un homme peu capable à supporter des émotions négatives, des contrariétés à son objectif le plus important. Nous aussi, militants de ce temps-là, n’avons pas su le garder avec vous.

Quand je l’ai rencontré il y a quelques années de cela dans son bureau au Port Louis High School, Heera exprimait son regret de ne pas trouver « des personnes » pour créer un nouveau mouvement dans l’esprit du MMM.

Heeralall Bhugaloo est resté un homme modeste, honnête dans ses convictions, jamais vraiment détaché de son militantisme.

Une anecdote pour l’histoire de cette période. Ce soir en 1971, Heera conduisait sa voiture avec à bord Amin Ramzun, Ramesh Seereekisoon et moi-même, presque à minuit, de retour après une réunion de mobilisation des employés du Rivière du Rempart Bus Service pour la grève générale. On avait roulé pendant plus de vingt-quatre heures du garage Savanne Bus Service à Souillac, s’arrêtant à toutes les stations du CEB sur un parcours du sud au nord. À minuit donc, la voiture tombe en panne à l’Ile d’Ambre. Il fait une nuit d’encre. On est sur la route que pourraient emprunter des tapeurs de l’époque. Heera nous tient éveillés jusqu’au lever du soleil, avec des propos provoquant des discussions.

Lors de notre dernière rencontre, je lui ai rappelé cette anecdote. Heera a ri de bon cœur et a dit : « Be sa mem lalit sa ! »

        

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