— Alors quand est-ce qu’on va pouvoir goûter aux letchis de ta cour ?
— Ayo ma chère, j’ai bien peur que ce ne sera pas pour cette année.
— Mais tu m’avais bien dit que ton pied letchi était rempli de fleurs, avait bien rapporté cette année, non ?
— Ça, c’était au commencement même. Après, pas mal de fleurs sont tombées mais il est resté quand même une bonne quantité de petits letchis dans l’arbre.
— Ça c’est une mari bonne nouvelle. Tu sais combien de temps je n’ai pas mangé de bon letchis ? Depuis qu’on a coupé le pied chez moi pour agrandir la maison.
— Ça remonte à trois ans, toi. Depuis ça tu n’as pas mangé de letchis ?
— Tu sais à quel prix on vend la centaine ? Plus cher qu’une livre de bonne viande toi ! Heureusement que cette année, grâce à toi, je vais caser mon carême letchi !
— Ayo, je suis pas sûre que tu vas pouvoir le faire grâce à moi.
— Pourquoi ? Ne me dis pas que tu as vendu ton pied à un marchand. Tu n’as pas fait ça, quand même ?!
— J’aurais pu avoir fait ça, toi. Mais j’ai pas eu un bon prix, alors on a gardé le pied pour nous-mêmes.
— Tant mieux pour moi. Alors quand est-ce que tu vas faire la cueillette ? Je peux venir casser avec vous, c’est mari fun !
— Ce ne sera pas possible. Comme je te l’ai dit, ce ne sera pas pour cette année.
— Ah je vois : vous avez fini de casser les letchis et vous avez tout mangé. Vous n’avez pas fait le partage cette année.
— Laisse-moi t’expliquer ce qui s’est passé.
— C’est vrai que c’est ton pied à toi. Mais enfin, tu aurais pu quand même garder une petite grappe pour moi.
— Tu vas me laisser parler un coup ? Je vais te dire pourquoi tu n’auras pas de letchis de ma cour cette année.
— Je comprends que ta famille passe avant les amis, mais…
— Écoute au moins ce que j’ai à te dire avant de faire des remarques sur ma famille. D’ailleurs, eux aussi n’ont pas eu de letchis.
— Mais si ta famille n’a pas eu, qui a mangé tes letchis alors ?
— Si tu restes un moment tranquille, tu vas savoir. Quand on a vu qu’on allait avoir un bon rapport, on a dit qu’on allait mettre des filets.
— Il paraît que le ministère donne des subventions pour les filets pour les arbres fruitiers.
— Il donnait. Il fallait faire des démarches et remplir un formulaire pour avoir un voucher pour les filets. J’ai demandé à mon bonhomme de le faire et il a oublié. Et le jour où j’ai fait les démarches, il n’y avait plus de subventions.
— Comment ça il n’y avait plus de subventions pour les filets ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est que le ministère a donné les subventions pendant quelques jours seulement. Quand moi j’ai acheté, j’ai dû payer le filet une fortune, je te dis.
— Mais ces subventions ne devraient pas durer pendant toute la saison des fruits à cause des chauves-souris ?
— Selon moi oui, et ceux qui ont des arbres fruitiers chez eux oui, mais pas selon le ministère de l’Agriculture ! Et après on veut que les Mauriciens plantent dans leur cour !
— Ayo, c’est vrai que tout marche en bas là-haut à Maurice. Mais malgré tout, tu as fini par avoir ton filet.
— Au prix fort et après il a fallu trouver quelqu’un pour l’installer, ce qui n’a pas été facile. Enfin, on a fini par trouver des hommes qui acceptent de grimper dans l’arbre pour l’installer. Et crois-moi, c’est pas un travail facile en plein soleil !
— Tu as quand même réussi à protéger les letchis alors.
— Je le croyais. Mais après on s’est rendu compte que le filet était trop près des letchis, ce qui permettait aux chauves-souris de continuer leur massacre.
— C’est pas possible, toi ! Qu’est ce que tu as fait alors ?
— J’ai fait installer des golettes de bambous de Chine avec des bouteilles en plastique au bout pour pousser le filet plus loin des fruits.
— Ça a marché cette technique-là ?
— Oui, parce que les chauves-souris et les oiseaux ne pouvaient plus toucher les letchis. Ça n’a duré que quelques jours.
— Qu’est-ce qui est encore arrivé après ça ?
— On croyait que les letchis étaient menacés depuis les airs, d’en haut, et que le filet était efficace. On s’est rendu compte que la menace pouvait aussi venir d’en bas.
— Qu’est-ce que tu es en train de raconter ?
— Tu ne vas pas me croire : on a découvert que les rats aussi sont de grands amateurs de letchis.
— Les rats ?
— Oui toi. Eux passent par en bas, montent dans l’arbre par le tronc et descendent directement sur les fruits par les branches !
— C’est pas possible, toi !
— Viens voir chez moi par toi-même. Le filet protège des chauves-souris et des oiseaux, mais pas de rats. Ils ont tout ratiboisé, je te dis ! Tout ! Tu comprends maintenant pourquoi je ne peux pas t’envoyer une grappe de letchis cette année ?
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