Voilà encore que la Covid fait planer sur nos existences le spectre renouvelé de sa menace.
Ici comme partout ailleurs dans le monde, alors que l’on tente laborieusement de « recommencer » à vivre, alors que l’on commence à peine à assouplir les restrictions diverses qui n’en finissent plus de peser sur notre quotidien et nos perspectives d’avenir depuis un an et demi, la contamination semble partout repartir à la hausse, malgré les espoirs apportés par les vaccins.
Du coup, c’est une forme de découragement, nourrie de lassitude et d’incertitudes impossibles à contourner, qui semble vouloir prendre le dessus.
Où trouver du réconfort ?
Peut-être dans l’expérience et la parole de deux hommes, âgés, dont l’actualité a voulu qu’ils partagent avec nous une extraordinaire leçon de vie cette semaine.
Deux hommes. Un décès. Un anniversaire.
Axel Kahn, médecin généticien et essayiste, mort mardi dernier, 6 juillet, à 76 ans.
Edgar Morin, philosophe, sociologie, qui a fêté le 8 juillet ses 100 ans.
Tous deux furieusement inscrits dans le questionnement, l’élargissement et l’approfondissement des connaissances, dans la générosité du partage, et dans l’intérêt bienveillant pour l’humain.
Docteur ès sciences, spécialiste des maladies génétiques, directeur de recherche à l’Inserm, Axel Kahn est aussi réputé pour sa passion de l’éthique et de la philosophie. Président de la Ligue contre le Cancer en France, il avait annoncé en mai dernier se mettre en retrait de ses fonctions en raison de l’aggravation de son cancer. « Je suis en train de parcourir l’itinéraire final de ma vie. Je lutte contre le cancer et il se trouve que la patrouille m’a rattrapé. Je vais maintenant mener deux combats : un combat totalement personnel contre ma maladie, que je vais mener seul. Mais je vais aussi essayer d’optimiser ce temps qui me reste », déclarait-il le 17 mai.
Dans les semaines qui ont suivi, il a ainsi été très présent, dans les médias et sur les réseaux sociaux, pour raconter sa lutte face à la maladie et partager ses sentiments sur la mort qui s’avançait.
Sur son blog, il déclare parallèlement affronter ce combat « sans terreur aucune » et va même jusqu’à évoquer une « expérience intéressante. On ne la vit qu’une seule fois puisque, ensuite, on est mort. Je le vis, je ne le fais pas en chantant, j’aime la vie. Mais je ne le fais pas non plus dans la terreur. Je le fais avec détermination », a-t-il déclaré au sujet de cette « période très importante » de sa vie.
Axel Kahn a ainsi, pendant ces dernières semaines, partagé diverses réflexions. Par exemple sur le bonheur.
« Qu’est-ce que c’est que le bonheur ? C’est le moment à partir duquel vous vivez ce que vous espériez vivre, où il y a adéquation entre votre ressenti de votre vie et ce que vous en espériez. Mort ou pas mort, j’ai été intensément heureux », dit Axel Kahn. « On n’a pas à apprendre à mourir. C’est inné. Apprendre à vivre à proximité de la mort est un superbe défi. Je le relève. Il est possible d’être humain, pleinement, jusqu’au bout du chemin. Le temps étant compté, s’efforcer de faire de chacun de ses pas une action utile à ce qui vaut pour soi, utile aux combats menés, est un défi exaltant. C’est aussi un chemin que l’on parcourt seul, la marche solitaire ne me fait pas peur », écrivait celui qui nous a quittés le 6 juillet dernier, nous laissant en legs autant son engagement en faveur de l’humain que sa sérénité face à la mort.
C’est aussi l’image d’une extraordinaire vitalité intellectuelle pétrie de sagacité et de sérénité qui émane d’Edgar Morin, qui a lui fêté, le 8 juillet dernier, ses 100 ans. Philosophe, sociologue, historien, humaniste, il s’impose comme une figure qui n’a cessé de penser, d’interroger et de s’engager, toujours avec un incroyable et séduisant mélange de sagesse et de malice rieuse, et une intarissable générosité.
Activement engagé dans la Résistance au moment de la Deuxième Guerre mondiale, côtoyant de près le risque et la mort, Edgar Morin choisit, à la Libération, de s’investir dans le journalisme et l’écriture, développe raisonnement scientifique, maturation de la pensée et réflexion politique. Devenu directeur de recherche au CNRS en 1970, Edgar Morin insiste sur la richesse et la nécessité de créer des ponts entre les disciplines, valorise la remise en question constante de sa propre pensée, rend hommage à la tradition humaniste qui couvrait un ensemble de connaissances variées, et élabore le concept de « pensée complexe ». « Je crois que j’ai été dès le début un omnivore intellectuel. Je suis très content d’être un bâtard culturel », revendique Edgar Morin.
D’une remarquable vivacité intellectuelle à laquelle l’âge ne semble rien enlever, Edgar Morin s’est beaucoup attaché ces dernières années à réfléchir sur la mondialisation et l’évolution de la culture de masse, n’a pas hésité à prendre position sur la question de la Palestine et à s’engager pleinement dans la réflexion et le combat écologique.
En ces temps devenus encore plus incertains depuis la pandémie de Covid-19, on pourrait trouver un écho, et une inspiration, dans ses propos tenus dans Les Échos en 2014 : « L’incertitude est consubstantielle à la vie. De même, il conviendrait d’enseigner la connaissance pertinente, c’est-à-dire voir les choses dans leur contexte en les regardant sous leurs différentes facettes, en dépassant l’attitude partisane ou binaire (bon/mauvais, gentil/méchant…). Ensuite, il est important d’enseigner ce qu’est l’être humain. Toutes ces réflexions devraient amener à une révolution dans l’enseignement », insiste Edgar Morin.
Celui qui dit qu’il est extrêmement inquiet mais pas fataliste en appelle aujourd’hui aux plus jeunes à ne pas céder à la peur du lendemain.
« Vous vivez dans une époque très précaire. Mais il faut penser que vivre peut comporter un certain risque. Vivre, c’est risquer sa vie, mais risquer sa vie ça permet de participer à quelque chose qui est une communauté de tous les jeunes de tous les pays qui se battent pour la liberté ».
Avec la modestie intellectuelle qui le caractérise tout autant, Edgar Morin offre, dans son livre Leçons d’un siècle de vie qui vient de paraître, quelques éléments de sagesse à partager.
La première consiste à résister à toute forme de domination, d’idéologie, de dogmatisme ou encore d’idolâtrie, donc à la cruauté et à la barbarie.
Ce pour quoi il propose « un principe d’action qui non pas ordonne mais organise, non pas manipule mais communique, non pas dirige mais anime ».
La deuxième consiste à prendre conscience de la complexité humaine et veiller à son accomplissement
À une époque où les luttes identitaires s’exacerbent, Edgar Morin insiste pour que nous nous donnions les moyens de reconnaître que « chacun a une identité complexe, c’est-à-dire à la fois une et plurielle. Le refus d’une identité monolithique ou réductrice, la conscience de l’unité/multiplicité de l’unité sont des nécessités d’hygiène mentale pour améliorer les relations humaines ».
La troisième consiste à « vivre poétiquement ».
Pour Edgar Morin, « les malheurs, les efforts pour survivre, le travail pénible et sans intérêt, l’obsession du gain, la froideur du calcul et de la rationalité abstraite, tout cela contribue à la domination de la prose […] dans nos vies quotidiennes ». D’où l’urgence de chercher à retrouver « le chemin de la poésie, de l’extase, de la convivialité, de la chaleur humaine et de la bienveillance aimante ». De là découle cet « état poétique », soit « cet état d’émotion devant ce qui nous semble beau et/ou aimable, qui peut être très douce dans un échange de sourires, la contemplation d’un visage ou d’un paysage, très vive dans le rire, très ample dans les moments de bonheur, très intense dans la fête, la communion collective, la danse, la musique, et particulièrement ardente, enivrante, exaltante dans l’état amoureux partagé ».
Axel Kahn et Edgar Morin étaient-ils de doux rêveurs ?
Certainement. De doux rêveurs qui ont vécu ce qu’ils disent. Qui offrent l’exemple,
rassérénant, d’êtres humains qui allient réflexion et action, sans manichéisme, animés par une passion de connaître qu’ils savent rendre joyeuse et contagieuse, et portés par une insatiable aspiration à « ouvrir le futur ». Malgré l’incertitude et les dangers, qu’ils invitent à affronter en faisant l’exercice conjugué de la raison et de la poésie.
Oui, au-delà des mesquineries du quotidien, cela fait du bien de savoir que l’on peut encore aspirer, et œuvrer, à être humains ainsi…