Oui, il y avait du monde, beaucoup de monde dans les rues de Port-Louis en ce 13 février, pour la marche de protestation antigouvernementale appelée par les principaux partis d’opposition et par Linion Sitwayin Morisien de Bruneau Laurette.
Les organisateurs avaient placé la barre haut en annonçant qu’il y aurait plus de monde que pour la manif du 29 août 2021. Manif historique convoquée par un simple citoyen, Bruneau Laurette, et qui avait réuni quelque 100 000 personnes selon les plus conservateurs, près de 150 000 selon les plus enthousiastes. Le risque était d’autant plus grand que si les principaux partis d’opposition (le PTr, le MMM, le PMSD, et le Reform Party) allaient mobiliser leurs partisans, il n’en demeurait pas moins évident qu’il y avait une hésitation chez une importante partie de la population. Participer ou pas ?
Participer parce qu’on veut exprimer la volonté de voir partir un gouvernement qui accumule les scandales d’une ampleur et d’une vitesse supersoniques ? Certes. Mais participer en réponse à l’appel et en présence de partis traditionnels qui sont perçus comme ayant largement participé au pourrissement qui nous mène au gouffre actuel, par leurs pratiques dynastiques, leurs alliances faites, défaites et contrefaites sans aucun principe, leur appât du gain, leurs pratiques douteuses ?
Tel a été le débat au cours de ces dernières semaines. Il a été âpre. Autant au niveau de certaines formations que chez des citoyens individuellement. Et ce que dit l’existence même de ce débat est fort intéressant. Parce qu’il révèle, des deux côtés, le besoin de se justifier.
Ainsi, au niveau des nouveaux partis, le tout nouveau Ideal Démocrate mené par Géraldine Hennequin a fait savoir qu’il n’est pas question de marcher en tant que formation politique, car ID ne veut pas « confisquer la lumière » d’un mouvement citoyen et « ne veut surtout pas d’amalgame avec des partis d‘opposition qui sont tout aussi responsables de la situation dans laquelle nous sommes ». De son côté, si En Avant Moris de Patrick Belcourt a choisi d’y participer, c’est en prenant bien soin de préciser que ce n’est pas « pour nous associer à ceux qui incarnent la vieille garde qui a soutiré et profité de ces méthodes dont nous héritons des conséquences, mais pour être aux côtés des citoyens avec qui nous partageons la conviction qu’il faut de débarrasser de tout ce système. »
De son côté, Rezistans ek Alternativ a fini vendredi par décider de participer à la marche alors que Lasanble Solider réunie le samedi précédent n’avait pu se prononcer sur l’opportunité d’y participer ou pas. Sans doute parce qu’ayant été parmi les principaux instigateurs des marches du 11 juillet et du 29 août à Port-Louis, puis du 12 septembre à Mahébourg, le parti de gauche ne pouvait être totalement absent de cette « suite ». Mais le malaise était palpable.
À ce stade, on peut tirer trois enseignements de cette marche.
Le premier enseignement concerne la façon dont le vocable CITOYEN s’est imposé dans le paysage politique mauricien depuis juillet dernier.
Nous avons donc eu, hier, des partis politiques d’opposition, traditionnels et nouveaux, qui se sont regroupés pour organiser une marche de protestation dont ils n’ont cessé d’insister sur le caractère « citoyen ». C’est une première chez nous.
Pour en assurer le succès, ils ont sollicité et rencontré divers regroupements nés de ce nouvel élan, dont Linion Sitwayin Morisien de Bruneau Laurette. Qui est venu lui-même insister sur le fait qu’il s’agissait « avant toute chose d’une marche citoyenne pour les citoyens ». Et assurer que « cette marche est la suite de tout ce que nous avons entrepris jusqu’à présent et cela peu importe l’organisateur, dès lors que nous avons un objectif commun, à savoir libérer notre pays du régime fasciste de Pravind Jugnauth, qui est en train d’épuiser toutes les ressources de notre pays et d’étouffer notre peuple. Le seul but de cette marche est que ce gouvernement démissionne. »
Finalement, le nombre a bel et bien été au rendez-vous de la marche d’hier. Mais l’énergie était très différente de celle du 29 août.
En août dernier, il y avait, au sein de la population qui a déferlé à Port-Louis, une sorte d’euphorie. Clairement, beaucoup des personnes présentes descendaient dans la rue pour la première fois, même si elles n’étaient pas forcément jeunes. Une forme de colère vis-à-vis des agissements du gouvernement les avait poussées là où elles n’avaient jamais imaginé jusque-là se retrouver, et il y avait, dans cette « prise de la rue », une sorte de jubilation à se dire que oui, on pouvait, ensemble sur le coaltar, se faire entendre au-delà du mécontentement exprimé chez soi ou dans l’entre-soi. Il y eut une sorte de catharsis à soudain se dire que l’on pouvait ne plus en être réduits à subir, et à découvrir la force extraordinaire et belle qui pouvait se dégager du regroupement commun de Mauriciens très divers. L’accord était total, et uplifting.
En ce 13 février à Port-Louis, l’énergie était autre. L’effet de nouveauté était passé, on était là, à nouveau, pas forcément en accord avec le fait que la marche était organisée par des partis et dirigeants politiques sur lesquels il y aurait aussi beaucoup à redire, mais déterminés tout de même. Et cela est puissant.
De fait, le deuxième enseignement, c’est la défiance exprimée, sur place, par nombre de ces citoyens face aux partis aux côtés desquels ils défilaient.
Il est ainsi symptomatique de noter que le #BLD de la manif d’août 2020 s’était hier transformé, sur nombre de pancartes, par le #BZTD. Ou quand le Bour Li Deor visant à chasser le Premier ministre Pravind Jugnauth est rattrapé par le Bour Zot Tou Deor qui appelle à mettre aussi à la poubelle tous ces autres politiciens qui sont vus comme faisant partie du même système qui nous étouffe et nous révolte aujourd’hui. Hier, des milliers de Mauricien-ne-s ont exprimé une présence résolue, mais aussi de la défiance.
De cela, il faudra que les leaders politiques prennent la pleine mesure.
En découle le troisième enseignement, qui concerne la suite à donner à toutes ces marches.
Les citoyens mauriciens ont répondu présents, ils ont marché. Mais on le sent très fortement, ils veulent désormais que l’on passe à l’étape suivante. Et cette étape concerne l’élaboration d’un changement structurel qui, indépendamment des personnes en place, ne permettrait plus que se reproduisent les abus et l’insoutenable descente aux enfers dont nous sommes les victimes impuissantes.
Il y a des années, Anerood Jugnauth, alors Premier ministre, avait donné le ton : son célèbre « Moralité pa ranpli vant » annonçait la suite de ce qu’allait être l’exercice du pouvoir par son parti. Depuis, les appétits se sont aiguisés. L’appât du gain personnel chez ceux qui exercent le pouvoir et chez leurs suivants est passé de l’appétence à la gourmandise, à la gloutonnerie, à la voracité. Oui, nous sommes aujourd’hui sous le règne des voraces qui, au-delà de pratiques éhontément corrompues et corruptrices, en sont carrément à utiliser des pratiques mafieuses pour s’engraisser toujours plus la panse.
Ce ne sont pas que des allégations : les travaux de l’enquête judiciaire sur la mort violente de Soopramanien Kistnen révèlent chaque semaine l’étendue de ces pratiques frauduleuses dont nous ne cessons de découvrir la tentaculaire étendue. À la faveur d’un noyautage systématique effectué par le MSM, qui a étendu partout et à tous les niveaux le piège de sa toile d’araignée…
Nous avons urgemment besoin d’un rétablissement de la transparence et de l’assurance d’une bonne gouvernance.
Mais de cela, notre Premier ministre semble ne toujours pas avoir pris la mesure. Réagissant à la marche de Port-Louis, Pravind Jugnauth a déclaré hier soir qu’il s’agissait d’un « complot de frustrés » visant à « semer la haine entre les communautés »…
En donnant sa démission de son poste de ministre des Affaires étrangères samedi dernier, Nando Bodha déclarait notamment : « Il y a une nouvelle exigence. Notre peuple est très en avance quant à ses attentes en matière de valeurs citoyennes, de bonne gouvernance et de démocratie moderne. »
Si certains sont sceptiques face à cette « avancée », nombre de citoyens présents hier dans les rues de Port-Louis semblaient bien dire justement cela. Et qu’au-delà de marcher, ils veulent maintenant qu’on s’asseye et qu’on discute, concrètement…