Salim Currimjee inaugure ce 24 septembre sa nouvelle exposition, A play in Space, et le lieu qui l’accueille, dont il a entièrement conçu l’architecture, offrant à Port-Louis un nouveau passage et un jardin. Cet événement marque aussi son entrée parmi les artistes de la galerie sud-africaine Stevenson. Nous l’avons rencontré en plein accrochage dans cette cour intérieure arborée, dénommée La Place, entre la place d’Armes et la rue Sir William Newton.
Vous présentez votre nouvelle exposition dans un passage dont vous avez conçu toute l’architecture. Pouvez-vous nous présenter ce nouveau lieu de détente port-louisien ?
Ce passage se situe entre la place d’Armes et la rue Sir William Newton, là où il y avait le restaurant Cari Poulé il y a quelques années. C’est une grande cour intérieure entourée de sept bâtiments, dont quatre appartiennent à un waqf. Mon arrière-grand-père les avait cédés à sa sœur, qui les a transformés en waqf.
Nous avons appelé ce lieu La Place et après mon exposition, il accueillera quatre petits magasins et deux cafés. Ashok Sungal en a assuré le paysagisme avec un mur végétal, des palmiers royaux, un frangipanier, plusieurs autres essences, que nous avons choisies ensemble, des fontaines à jets d’eau… Les matériaux anciens ont été récupérés et recyclés pour d’autres usages dans certains cas, comme les petits bancs, qui sont faits avec de grandes pièces anciennes en pierre taillée. Il y a aussi un pan de mur décoré avec des bois flottés, aux formes variées. Et puis, en faisant les travaux, nous avons découvert derrière un entrepôt une grande cheminée en pierres et briques, que j’ai mise au jour et renforcée avec deux piliers et une barre de fer.
J’ai proposé aussi à l’École nationale supérieure d’architecture, l’ENSA, qui est à Médine, de demander à ses élèves de réaliser chaque année un pavillon éphémère. Ils travaillent sur un premier modèle en bambous, qui va y être installé dans quelques mois. Avant, c’était simplement une arrière-cour, avec des entrepôts. Il y a dû y avoir des garages, peut-être même des chevaux aussi. Mais pour l’heure, à partir du 24 septembre, j’y installe mon exposition !
Justement, la galerie sud-africaine Stevenson a décidé de montrer en ligne, sur son propre site, tous les travaux de cette exposition. Quels étaient vos liens avec cette galerie jusqu’ici et qu’est-ce qui a conduit à cette excellente nouvelle ?
J’ai visité la galerie Stevenson la première fois que je suis allé en Afrique du Sud, en 2008. J’étais très impressionné par leurs artistes. Comme je collectionne beaucoup d’œuvres contemporaines, j’en ai acheté quelques-unes. La galerie a ensuite évolué en ouvrant une antenne à Johannesburg, en plus du Cap. Michael Stevenson la dirigeait à l’époque, et ils sont maintenant neuf propriétaires de différentes nationalités spécialisés dans différents domaines. Ils ont aujourd’hui deux galeries et ont un bureau à Amsterdam.
J’ai présenté au moins cinq de leurs artistes ici à ICAIO, l’Institut d’art contemporain de l’océan Indien. En janvier, j’ai aussi exposé six artistes de l’océan Indien au Boston College, avec leur contribution. Je collectionne les travaux de plusieurs de leurs artistes. Je connaissais aussi Portia Zvavahera, au Zimbabwe, et je l’ai recommandée à Stevenson, qui a exposé ses travaux ensuite.
Mes deux dernières expositions personnelles, au Dock 13 en novembre 2018 et celle que j’ai faite à La Chaussée en juin 2017, ont été accrochées par Michael Stevenson, car il était intéressé par mon travail. Depuis cette époque, je lui envoie mes travaux. Comme je suis architecte, je n’ai pas tout le temps que je voudrais pour peindre, mais depuis trois ans, je peins plus régulièrement, au moins trois fois par semaine, et son regard m’encourage à aller de l’avant. Depuis le Dock 13, nous sommes en discussion sur mon travail et son évolution. Michael me conseille en me donnant des directives très subtiles. Il joue avec moi le même rôle qu’un éditeur avec un écrivain. Beaucoup de travaux que je crée évoluent dans le temps et aboutissent finalement à un résultat différent de ce que j’ai prévu au départ. Progressivement, je modifie les ingrédients du tableau, en suivant tout un processus d’évolution pour arriver à l’œuvre finale.
C’est Michael Stevenson qui a eu l’idée de réaliser cette exposition ici, dans un lieu dont j’ai fait l’architecture. S’il n’y avait pas eu le confinement, elle aurait démarré le 2 avril et il serait venu pour l’accrochage. Les magasins auraient ouvert en mai. J’avais déjà encadré une grande partie des travaux sur papier, mais finalement, pendant le confinement, j’ai continué de travailler sur mes tableaux, et j’en ai réalisé quatre ou cinq en plus. À un moment, Michael m’a demandé de lui envoyer des photos de toutes les pièces de l’exposition. Et il m’a fait la surprise de les montrer aux autres directeurs de Stevenson. Avec la crise de la COVID, ils m’ont alors proposé de mettre tous ces travaux en ligne sur leur site, parallèlement à l’exposition qui ouvre jeudi.
Que représente la galerie Stevenson sur le marché de l’art aujourd’hui ?
Pour moi, c’est une des meilleures galeries du continent africain pour l’art contemporain. Ils ont des artistes formidables et un programme exceptionnel. Ils sont très bien représentés internationalement. Ils font la foire de Frieze, à Londres et à New York, Art Basel à Basel et Miami, Paris Photo, l’Armory show à New York, ils allaient faire Los Angeles Photo, etc. Ils ont des artistes très connus, comme Zanele Muholi, Barthélémy Toguo, Meschac Gaba, Pieter Hugo, Portia Zvavahera, qui va bientôt exposer chez David Zwirner, à Londres. Ils sont très bien connectés avec les musées et les fondations. Ils ont toujours des artistes à la Biennale de Venise et à Documenta, en Allemagne. Ils sont très rigoureux.
Quelle est sa spécificité dans le marché de l’art sud-africain, qui est très dynamique ?
C’est simple, il y a deux grandes galeries en Afrique du Sud : Stevenson et Goodman. Goodman avait commencé à Joburg et Stevenson, à Cape town. Ils ont des artistes sud-africains, africains et internationaux.
Le public a l’habitude de voir vos expositions dans des lieux désaffectés avant qu’ils soient réaménagés. Est-ce la première fois que vous exposez dans un lieu fini, dont vous avez réalisé l’architecture ?
Je l’ai fait une seule fois, pour l’inauguration de l’Atelier, avec de tout petit format. C’était dans un bâtiment rénové, qui existait déjà. Ici, ce qui est magique, c’est qu’on a transformé un espace négatif en espace positif. Et puis, c’est un jardin !
Quel est votre parti pris d’architecte dans la conception de ce lieu ?
La première réaction que j’ai eue en le découvrant, c’est que cet espace n’existait pas en tant que tel. C’était un fourre-tout, un non-espace, un lieu qu’on ne voyait pas. Auparavant, le restaurant Cari Poulé qui se trouvait ici avait trois salles, avec un mini-jardin dans la troisième, au fond. Cette structure a été abattue quand le restaurant a fermé.
Quand un architecte fait un bâtiment, il lui donne une identité, et il a généralement envie d’en faire un objet très visible, qui en mette plein la vue. C’est une démarche assez masculine, voire machiste. Pour moi, ce lieu s’apparente au contraire à une pièce ou une cave, un lieu qu’on ne voit pas de l’extérieur. Nul besoin de faire une façade tape-à-l’œil sur laquelle l’architecte projette son identité. Ce « non-espace » est devenu un espace intérieur où on vient pour se relaxer, pour respirer. Pour moi, c’est aussi un espace avec lequel on joue. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai appelé mon exposition artistique A play in space.
C’est une exposition totale, en ce sens que vous y avez mis tout ce que vous savez faire…
La construction de l’espace à travers la perception arrive toujours en 2D ou en 3D en termes d’architecture, de peinture, de sculpture, etc. Après, j’ai joué avec les textures, les matériaux, le recyclage de vieux objets. C’était une idée de mon père au départ. Pour moi, la principale motivation a été de faire revivre un lieu du patrimoine et de donner un jardin à Port-Louis.
Y avez-vous eu d’autres surprises, comme la cheminée cachée derrière un store ?
Cet espace ne comportait pas de bâtiments en tant que tel, mais plutôt des façades intérieures à restaurer. Nous avons par exemple une ligne de briques, unique, que nous avons découverte sous le crépis, et dont je ne connais pas l’utilité. En la laissant apparente, on en fait le détail qui change tout. La restauration de quatre de ces bâtiments a commencé il y a plus de dix ans. Il y en a sept en tout, qui vont reprendre de la valeur. Je regrette qu’il n’y ait pas d’aides pour le financement de ce genre de projets patrimoniaux.
Le fait qu’une grande partie de cet endroit appartienne à un waqf laisse plus de liberté et permet de travailler à long terme. On gère le waqf pour que les profits aillent à des œuvres charitables. Il n’y a pas de spéculation avec des “chair holders” qui demandent de rendre des comptes et de leur verser des dividendes.
Exposer dans un lieu commercial, et qui est donc destiné à des activités autres que l’art, n’impose-t-il pas trop de contraintes ?
Mon travail artistique est basé sur la construction de l’espace. Tous les lieux me motivent. Au départ, je conçois mes expositions indépendamment du lieu où je vais les présenter. J’adore Port-Louis, j’y passe la plus grande partie de mon temps puisque j’y travaille. Je marche tous les jours dans la ville et je découvre des bâtiments dans ses ruelles. Je trouve généralement le lieu d’exposition après avoir fait l’essentiel des créations.
Pouvez-vous nous décrire cette exposition et nous dire comment elle s’articule ?
Il y a 27 travaux sur papier, avec des collages, du pastel à l’huile, des éléments en bois et du plexiglas. Elle se compose aussi de 10 photographies, 6 sculptures sur bois et 22 tableaux sur bois.
J’ai commencé par les petits formats sur papier. Je suis passé à des formats plus grands avec des diptyques et des triptyques sur bois. Pendant le confinement, j’ai fait quatre grands formats. Les petits tableaux sont pour moi un peu comme une fenêtre à travers laquelle on regarde, tandis qu’avec les grands formats, on a le sentiment de pouvoir entrer dans le tableau. Certaines sculptures sont conçues pour être accrochées, d’autres pour être posées sur un piédestal, sur lequel elles peuvent par exemple tenir en équilibre. Elles sont l’extension en 3D des tableaux. Certaines pièces sont très colorées, d’autres minimalistes.
J’ai éliminé les graphismes et petits motifs qu’on voyait dans mon travail auparavant. Sur certains grands formats, j’ai fait se côtoyer plus de 12 couleurs. J’y ai parfois passé beaucoup de temps, jusqu’à trouver l’équilibre parfait, en modifiant une à une certaines formes. Ça représente un long travail de réflexion sur le regard, sur le rapport entre les couleurs et les formes. Je ne l’ai jamais fait de façon aussi sophistiquée. Avec l’un d’entre eux, j’étais gêné par le fait que l’œil était toujours attiré par un point de fuite des lignes en perspective. J’ai cassé ça en modifiant une forme, puis une autre, petit à petit jusqu’à la composition finale. Je ne me présente pas comme photographe, mais j’aime associer des photographies d’éléments naturels et d’éléments culturels. Cette fois, j’ai introduit beaucoup d’images de fleurs, que j’ai associées dans des montages photos, avec des gros plans sur des empreintes de pneus, ou par exemple sur les vieux murs de la place Victoria.
Enfin, question dans l’humeur de temps, est-ce que la crise de la COVID a influencé votre travail d’une manière ou d’une autre ?
Le confinement m’a surtout donné le temps de rester à la maison, et donc de pouvoir travailler plus sur mes créations. En ce qui concerne le contenu, il est difficile de dire quand ou même comment ce truc t’influence. À un moment, j’ai pris un crayon et j’ai gribouillé pour me défouler tellement j’étais enragé, mais ce n’est pas de l’art. On assimile ce que l’on vit, puis un jour ça ressort, sans même qu’on s’en aperçoive, mais on ne sait ni quand ni comment. En 1997, j’ai fait une résidence à Gasworks, à Londres. Et quand je suis rentré, je me suis rendu compte six mois après que ma palette de couleurs avait changé. Mon art n’est pas narratif, il ne raconte pas d’histoire, ce qui ne laisse pas beaucoup de place pour la transcription du vécu. Concernant la COVID, l’empreinte du vécu sortira peut-être et peut-être pas. Ma préoccupation est plutôt de mettre sept couleurs ensemble de sorte que ça marche. Il m’a par exemple fallu trois mois pour trouver l’harmonie que je recherchais entre sept petits tableaux… La COVID n’a rien à voir avec ça.