Hier à Port Louis, des milliers de Mauriciens ont manifesté à l’appel du Kolektif Konversation Solider. Cela faisait un bon moment qu’on n’avait pas vu un tel rassemblement. A l’initiative de syndicats, rejoints par diverses ong et associations, des citoyens ont marché, de la Cathédrale à la Place d’Armes, pour faire entendre leur réprobation, voire leur colère, suite au vote de la Covid-19 Act et la Quarantine Act, et des mesures budgétaires présentées le 4 juin dernier, notamment celles qui portent gravement atteinte aux droits des travailleurs mauriciens, conditions d’emploi et de licenciement, et gestion de la pension.
Une pléiade de revendications se retrouvaient là, allant du droit à un logement suite à l’éviction des squatters en plein confinement, aux licenciés de divers secteurs et entreprises dont Air Mauritius, en passant par les employés de bateaux de croisière empêchés de rentrer au pays, ou diverses dénonciations concernant la corruption, le népotisme, le racisme, l’exploitation sous toutes ses formes. Il est d’ailleurs fort probable que les scandales de ces derniers jours ont apporté du fuel à une manif où l’on pouvait penser qu’il serait difficile de mobiliser.
Les Mauriciens ont beau être mécontents, ils ont peur de descendre dans la rue, peut-on entendre. Peur, pas du fait que la manif pourrait tourner de manière violente. Non, la peur, c’est celle des représailles.
On sait qu’à Maurice, tout passe par la politique. Place dans une école, emploi dans la fonction publique et divers secteurs contrôlés par le pouvoir (ce qui va jusqu’à l’Université), permis pour des opérations aussi diverses que marchand de plage ou opérateur de banque, contrats juteux : avoir un statut, social et/ou économique passe largement par les connections que l’on a, ou pas, avec le pouvoir en place.
Du coup, nous vivons dans une société aux échines souples. On n’est pas d’accord, mais bon, mieux vaut ne pas trop faire de vagues, on pourrait avoir beaucoup plus à perdre. Mieux vaut essayer de s’arranger. Car l’ouvrir trop grand pourrait revenir à hypothéquer gravement toute possibilité d’obtenir un avantage futur, ou mettre en danger son emploi ou celui d’un proche.
Maurice, nous dira-t-on, a toujours fonctionné ainsi.
Mais cette organisation semble s’être nettement intensifiée ces dernières années sous le pouvoir Jugnauth père puis fils.
L’actualité de ces derniers jours, et ses révélations de scandales quasi-quotidiens, montrent en effet à quel point c’est une véritable toile d’araignée qui a été tissée par ce clan depuis 2014, avec une véritable explosion depuis les élections de fin 2019. Partout, le clan Jugnauth a étendu son contrôle, et tire les fils.
Le récent confinement était censé être une période de solidarité. Pourtant, les Mauriciens se rendent aujourd’hui compte qu’il y a eu trois catégories de personnes pendant ce confinement : ceux qui ont accompli au mieux leur boulot pour des salaires très moyens (personnel soignant, caissières, éboueurs etc) ; ceux qui ont œuvré bénévolement (comme les artistes) ; et puis ceux qui ont été très occupés à capitaliser sur cette période pour s’en mettre plein les pognes. Les révélations de ces derniers jours sur l’attribution à des proches du pouvoir de très juteux contrats de fourniture d’équipements médicaux en disent long.
Le 20 juin dernier, le ministre zimbabwéen de la Santé a été arrêté, à l’initiative de la commission anti-corruption de son pays, dans une affaire de corruption liée à l’acquisition de matériel dans la lutte contre la Covid-19. Ce pour avoir chargé une entreprise médicale créée à peine deux mois plus tôt de lui fournir du matériel dans la lutte contre le Covid-19, avec des mouvements d’argent suspects.
Chez nous, jusqu’où l’impunité pourra-t-elle aller avant que ne déborde la coupe ?
En France cette semaine, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a estimé que la crise économique liée au coronavirus «est peut-être un peu moins sévère que nous le redoutions au départ», le pays ayant enregistré une perte d’activité jusqu’à «moins 30% au cœur du confinement» avant «une remontée rapide», qui amène à moins 9% à la fin de juin au lieu de fin septembre
Nous n’aurons semble-t-il pas autant de chance. Dans son supplément «Perspectives économiques en Afrique 2020 » publié cette semaine, la Banque Africaine de Développement (BAD) estime que Maurice sera parmi les pays les plus significativement affectés économiquement par la Covid-19. Allant jusqu’à évoquer le risque que le taux d’extrême pauvreté double dans le pays cette année.
Il est évident que face à cette perspective extrême, toute perception de gaspillage quand ce n’est d’accaparement des fonds publics va passer de plus en plus mal.
Mardi dernier, en Serbie, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Belgrade suite au nouveau confinement imposé ce week end, après une recrudescence de cas de Covid-19. Certains manifestants o nt envahi le Parlement et les affrontements avec la police sont devenus très violents.
Hier, à Port Louis, la manifestation a au mieux haussé la voix en passant devant le Parlement.
Mais la colère pourra-t-elle rester mesurée si la Covid-19 nous amène les conséquences funestes prévues par la BAD et si en face, l’actualité révèle que nos puissants s’en mettent plein les poches ? Comment se fait-il que Rs 700 millions aient « disparu » et que le ministre de l’Energie ne soit que limogé ? Qui fera avaler la nécessité de masques à Rs 449 l’unité fournis au ministère de la Santé le propriétaire d’une quincaillerie ?
Même ces questions, on pourrait ne plus pouvoir les formuler demain. Car le pouvoir semble déterminé à montrer qu’il y aurait là une question d’atteinte à la souveraineté même du pays. C’est en tout cas la crainte que soulève l’annonce vendredi soir de la décision du Conseil des ministres d’introduire au Parlement un amendement au Code Pénal. Son objectif : to criminalise, inter alia, the production or distribution of an article, an object or a document that conveys misleading information about, or misrepresents, the sovereignty of Mauritius over any part of its territory.»
Ca veut dire quoi?
On pourrait penser que cela s’applique à notre gestion des Chagos ou de Tromelin, ou d’Agaléga. Car oui, le terme souveraineté, dérivé du latin médiéval superus, de super, signifiant « dessus », désigne l’exercice du pouvoir sur une zone géographique. Mais le mot souveraineté désigne aussi l’exercice du pouvoir sur une population. De là à penser que demain, critiquer le Premier ministre et son aéropage pourrait être présenté (et puni) non comme une atteinte à sa personne (comme le montre la nouvelle arrestation cette semaine pour avoir relayé une caricature du Premier ministre), mais comme une atteinte à notre pays…
Tordu ? Pas forcément pour un pouvoir qui sent autour de lui monter la réprobation, comme en témoigne la manifestation d’hier. Et qui sait que les temps à venir vont être très durs économiquement.
Qui, dans ces conditions, aura l’outrecuidance de dire que le Tigre de l’océan Indien pourrait être en train de se transformer en rat ?…
SHENAZ PATEL