Le mauvais cheval

À ceux qui penseraient toujours notre monde résilient, la Covid-19 devrait leur inspirer l’exact contraire. Pour autant, le coronavirus n’est jamais qu’un symptôme de plus d’une société atteignant jour après jour un peu plus ses propres limites. Ces mêmes limites que le bon sens aurait dû nous imposer il y a bien longtemps déjà, dès lors que nous aurons puisé la première goutte d’or noir du sol. D’ailleurs, le pétrole est à ce titre un cas d’école plus qu’intéressant dans la conjoncture, tant ce secteur vacille sur son piédestal depuis le début de la crise. Et pour cause, puisque l’industrie pétrolière alimente non seulement les moteurs de nos voitures, mais aussi, et surtout, celui de notre croissance économique, en atteste l’incidence sur nos principales places boursières des moindres fluctuations du cours du baril.

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Si notre système économique est grippé, c’est donc avant tout parce que notre machine industrielle ne peut fonctionner sans pétrole, soit plus encore que le charbon ou le gaz. Parce que le pétrole, ce n’est pas que l’essence que l’on met dans le réservoir de nos autos. C’est aussi le kérosène des avions (11% de la consommation mondiale de produits pétroliers dédiés aux transports), le fioul lourd du transport maritime (200 millions de tonnes par an) ou encore l’énergie principale des chaudières utilisées dans le secteur industriel, notamment pour produire de l’électricité. Sans compter bien entendu les dérivés issus de l’industrie pétrochimique, à commencer par les plastiques, mais aussi les huiles moteur, les cires, solvants, détergents, bitume, etc.

Sachant cela, si nous pouvions oublier temporairement (même s’il s’agirait d’une hérésie) les contraintes environnementales de cette source d’énergie polluante, pour rappel responsable de la majeure partie de nos émissions de gaz à effets de serre, nous nous retrouverions quand même à un dangereux carrefour de notre développement. Faut-il rappeler que le terme « énergie non renouvelable » n’est pas né par hasard ? Nos ressources pétrolières, tout comme celles en autres énergies fossiles, ne sont en effet pas éternelles. Et un jour viendra donc où, même en faisant une fois encore abstraction du réchauffement climatique, l’industrie ne pourra plus soutenir la demande, ne serait-ce que pour des raisons de coûts liés à l’extraction, toujours de plus en plus conséquents (et donc avec des répercussions sur les prix). En somme, avec le pétrole, nous avons misé sur le mauvais cheval.

Autre fait, plutôt nouveau celui-là : si ce discours ne s’observait autrefois que dans les cercles d’écolos chevelus, à quelques exceptions près bien sûr (dont le fameux Club de Rome), il tend aujourd’hui à se généraliser. Cette soutenabilité du tout carbone, plus personne n’y croit plus vraiment. Pour preuve, on entend à peu près le même langage au sein même des compagnies pétrolières, qui ont subi de plein fouet les conséquences de la Covid-19. Certains dirigeants estiment même que la pandémie plafonnera définitivement la demande mondiale en termes d’hydrocarbures, avec pour effet, toujours selon eux, d’accélérer la transition énergétique. Il faut dire qu’ils sont bien placés pour le savoir. Les chiffres – sous-entendu les « vrais », et non pas ceux que l’on nous cache délibérément –, ils les connaissent parfaitement. Eux « savent » en effet combien leur coûte aujourd’hui l’extraction d’un baril, et combien il leur coûtera demain. De même que les factures de la recherche de nouveaux gisements, du matériel d’extraction et des forages, et toujours plus faramineuses. Le PDG de BP le résumait très bien récemment dans le Financial Times, à qui il avouait : « Je ne pense pas que nous sachions comment tout cela va se terminer. » Faisant ainsi référence aux effets collatéraux de la pandémie (télétravail accru, baisse drastique du transport aérien, généralisation du véhicule électrique, raccourcissement des chaînes de valeur).

Dès lors, une question s’impose : la transition vers le “zero-oil” étant désormais admise par tous comme inévitable, y compris par les principaux concernés, pourquoi ne pas anticiper le processus ? En d’autres termes, pourquoi attendre le pic pétrolier pour réfléchir à la descente ? Avec la Covid, et dans son sillage l’acceptation de déjà vieux courants de pensée, seule une accélération du mouvement nous permettra de limiter la casse. Pour peu bien sûr que notre raison parvienne à se dissocier de la notion de profit.

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