Un matin comme les autres pour ces habitués du casino qui y viennent avec espoir ou désespoir. Parmi ceux rencontrés tout juste après l’ouverture des portes des hommes et des femmes venus perdre ou gagner une fortune et des oiseaux de passage appâtés par la perspective de quelques roupies facilement gagnées. Mais ici, rien n’est joué d’avance. Les casinos, en effet, ne vivent pas uniquement la nuit. Dès le matin, tension et passion sont palpables. 9h30 passées, de grosses sommes sont déjà mises en jeu.
9h37, Jacques a Rs 27 000 en poche quand il prend place à une table de roulette automatique. Dans ce casino des hauts plateaux ce personnage est connu. A chacune de ses visites régulières ; le même rituel. Rs 10 pour la première mise, à la fin de la journée il s’en ira avec une petite fortune. Ou avec rien en poche. Un jour de semaine comme les autres pour cet homme qui fait “en ta ti travay”, comme ouvrier. Dans sa maison ; “personne ne sait où je suis. Ce n’est pas leur problème.” Sa femme croit peut-être qu’il est au travail. “Dans plusieurs familles, comme ce sont les hommes qui gèrent les budgets ils n’estiment n’avoir de compte à rendre à personne et font comme bon leur semble”, explique un autre habitué. Et puis il y a ceux qui mentent et qui font croire qu’ils sont au travail. C’est le cas de Vishal qui fait son entrée peu après 10h. Une boisson gazeuse prise au bar, et il se met derrière sa machine habituelle pour y passer la journée : “Il s’en ira à 16h parce que sa famille croit qu’il est au travail. Cela fait une année qu’il fait cela et nous ne savons pas s’il a conservé son travail ou pas”, dit un de ses proches. La cinquantaine, Vishal garde lui le silence affichant même une certaine hostilité quand il est approché par des inconnus.
Ce matin, ils sont quelques-uns ces employés de bureau qui font un escapade de là où ils travaillent pour venir tenter leur chance rapidement sur les machines à sous, les tables de roulettes, etc. De l’ouvrier au cadre en costume, des hommes, des femmes de différents âges ; aucun profil précis dans cette faune matinale des casinos. Le visage crispé, concentré sur les nombres en rouge et noir s’affichant sur son écran, Jacques scrute la machine avec énervement. Dès qu’il sent une présence, trop proche de lui, il s’énerve. Trois autres personnes l’ont rejoint à la table de roulette. Une certaine nervosité règne déjà autour de la table.
Des légumes et des jetons.
Rendus discrets par les lumières tamisées les agents de sécurité scrutent les moindres faits et gestes, mais ils restent à distance. L’un d’eux salue respectueusement les deux femmes âgées d’une soixantaine d’années qui attendent au guichet pour changer Rs 200 chacune en jetons avant de se faufiler entre les machines à sous. Les voilà parties à la conquête du jackpot. Sacs à main bien accrochés aux bras elles trimballent aussi leurs sacs de courses pleins de légumes de machine en machine. Un rituel adopté par les deux mamies les vendredis quand elles viennent au bazar. Sandalettes à paillettes, jupes à mi-mollet, petits hauts tout aussi bien flashy, elles connaissent les machines, les règles et les petites astuces. Mais aujourd’hui, Dame Chance n’est pas au rendez-vous. “Kas inn fini. Pena sans zordi”, dit l’une en empruntant quelques jetons de son amie.
10h05. Parmi les autres hommes qui ont pris place autour des tables des roulettes automatiques une femme accompagne sont époux. Ici chacun sait quelle est la place qui revient à l’autre. Rakesh nous explique qu’il préfère le troisième tabouret de gauche car cela lui permet de voir tout le monde. Les yeux rougis, les traits tirés par la fatigue, les joues creuses et jouant avec sa casquette marron ce chauffeur de taxi de 32 ans semble nerveux. N’ayant pas eu beaucoup de clients ces derniers temps il dit être venu tenter sa chance : “C’est la deuxième fois que je viens”, dit-il. Un préposé nous confiera plus tard qu’il s’agit d’un des habitués qui veut tout prix rester discret.
Entretemps l’épouse et son mari échangent quelques mots à voix basses. Ce dernier sort un billet de Rs 1 000 qu’il introduit dans une machine. Il serait peu commode face aux indiscrets, nous apprend-on, tandis qu’il lance un regard méfiant à ceux qui sont à côté. Les indiscrétions le déconcentrent ou lui portent malheur. Définitivement, cela le rend nerveux. Sa femme aussi a misé Rs 1 000 de son côté. La coquette tapote ensuite nerveusement sur les chiffres laissant la petite boule décider pour elle.
Les chiffres du jour.
Un jeune homme d’environ 24 ans arrive mouchoir en main, timide mais déterminé à trouver une place à la table. 15 minutes d’attente pour enfin s’asseoir. Il ouvre enfin une page internet sur son téléphone pour vérifier les chiffres porte-bonheur du jour. Un billet de 25 est mis dans la machine. Non c’est confirmé : les chiffres vus sur la page astrologie ne lui plaisent pas. Quelques curieux arrivent, pour observer et s’en vont assez vite. Le personnel attentif, les invite à rester pour essayer. Et ne pas juste regarder, sur un ton très amical et un sourire. Convaincus par le sourire charmeur de cet homme costaud deux touristes prennent place devant les machines. Des bruits de petites pièces se font entendre. Ca y est, quelqu’un vient de gagner quelques sous. Des lumières s’allument dans la machine qui semble elle aussi fêter. Rapidement les pièces gagnées sont ramassées dans le petit pot.
10h38, Jacques est toujours assis devant sa machine. Il manifeste une certaine irascibilité dans ses gestes. Il bouge beaucoup sur son tabouret tout en jouant son verre vide. Il se lève de son tabouret pour se dégourdir les jambes mais garde les yeux rivés sur sa machine. Reza, de petits yeux noirs, un tantinet nonchalant, prend place. En vacances à Maurice, il en profite pour jouer chaque jour. Le budget que sa femme lui a remis pour qu’il fasse profiter sa famille, il le dépense dans cet endroit. Une confidence qu’il nous fait après quelques minutes de discussion. Ce matin il est venu avec Rs 3 000. Il s’en ira quand il ne lui restera plus d’argent et reviendra en après-midi avec une autre somme. “J’essaie de contrôler mes dépenses en procédant ainsi.” Il explique avoir déjà perdu Rs 50 000 : “Cela fait partie du jeu. Jouer c’est un vrai plaisir, il fait savoir qu’on ne gagne que rarement et être conscient qu’il y a plus de possibilités de perdre. Quand je commence à jouer, je suis une autre personne et j’oublie tout.”
Jouer pour manger.
Un peu plus loin, les yeux rougis, la dégaine peu soignée quelques joueurs sont captivés par le jeu de cartes et ne daignent pas laisser leur regard trainer ailleurs. Entretemps, les machines à sous sont très prisées et elles ne cessent de grincer. Sailesh s’en va ravi d’avoir récupéré les Rs 200 roupies jouées. Il ne travaille plus depuis des années et vient chaque matin jouer. Il avoue être accro au jeu depuis quelques années. “Si je gagne je pourrais manger.” Sinon tant pis, le jeu l’aura emporté. À l’abord d’une machine, un jeune homme, de teint clair, cheveux rasés, un polo couleur lavande, jeans délavés et une paire de chaussure propre et couteuse à l’œil. Discret, Ludovic n’arrête pas de faire le va-et-vient entre les machines. “Je vous raconterai mon histoire quand j’aurai fini, là je dois me concentrer” (ndlr : voir hors texte).
Le jeune homme d’approximativement 24 ans est toujours à la même place, entouré d’un groupe de marins étrangers dont le bateau est à Port-Louis. Ils ont fait trajet par bus jusqu’ici pour rester discrets dans leurs activités. A cinq autour d’une table ils ont mis leur argent ensemble pour tenter de décrocher un jackpot. Et ils resteront jusqu’à épuiser ce qu’ils ont sur eux. Cela peut varier de Rs 1000 à Rs 20 000.
Un des habitués qui a accepté de nous parler, dirige son regard vers un homme d’une cinquantaine d’années dont il ne faut s’approcher car il n’aime pas être dérangé. “Lui, ment à sa famille depuis des années. Il a fait un emprunt à la banque. Il a emprunté une somme de Rs 500 000 dans un prêt logement et a dépensé le tout en moins d’un mois. Il n’a d’autre solution désormais de demander de l’argent aux autres joueurs pour tenter de récupérer ses gains. Il est ce que l’on appelle un krapo. Ce sont ceux qui sont à la recherche d’argent des autres pour jouer. Ils demandent Rs 50 roupies à plus. Et il y a une certaine méfiance envers eux. Ils sont aussi utilisés pour le blanchiment d’argent. Une somme leur est donnée pour jouer afin de pouvoir toucher Rs 100 000 roupies. Une taxe de 10% y est appliquée, cela permet à celui qui leur fait jouer, de ne pas déclarer ses gains.”
Sur les lieux, les habitués racontent assister à des éclats de joies et de grands élans de désespoir. “Nous voyons parfois des joueurs perdre d’énormes sommes en quelques minutes. Ils ne prennent pas conscience de cela tout de suite. Ils restent là, hagards et finissent par mesure l’ampleur de leur drame avant de s’en aller.” Ici, c’est aussi ça la règle. “Parfois les scènes sont pénibles à voir. Par expérience nous savons que certains perdants sont prêts à tout. Même au pire !”
Il sera bientôt midi et le casino recevra encore plus de clients. La journée a commencé sur les chapeaux de roues. Elle se poursuivra jusqu’aux petites heures du matin dans un mélange d’espoir et de désespoir
Ludovic, les rêves déchus de l’ancien cadre
A 37 ans, Ludovic est un ancien cadre de banque qui, à cause de son addiction au jeu a tout perdu dans la vie. Sa femme s’en est allée avec leur fils de 6 ans. Ses amis comme les autres membres de sa famille l’ont abandonné quand il s’est mis à les voler et leur mentir. Il a aussi perdu son travail et tous les rêves qu’avait cet homme qui menait jusqu’alors une vie normale. Des dizaines de milliers de roupies arnaquées aux seins, des dettes qui se chiffrent par centaines de milliers, la voiture de son père vendue Ludovic ne sait plus comment faire pour s’en sortir. Malgré tous ses efforts son addiction au jeu prend toujours le dessus et le maintien dans le gouffre.
Il y a quelques années, une dispute de couple, une mauvaise phase et il se retrouve dans un des nombreux casinos pour se détendre. Une mise de Rs 2000 au poker, et il ne s’est plus jamais arrêté. Chaque soir après le travail, il y allait pour passer le temps. Au fil des semaines il y prend goût. “Après quelques temps je me suis rendu compte que j’avais épuisé quasiment toutes mes économies. J’en ai paniqué.” Il décroche et ne se rend plus au casino pendant trois jours. “Mais je ne pouvais pas arrêter d’y penser. Un matin j’ai appelé pour dire que j’étais malade. Une fois ma femme partie travailler, je me suis précipité au guichet pour retirer Rs 8 000 de notre compte commun. Je suis allé jouer, persuadé de récupérer le tout et les Rs 21 000 roupies qu’il fallait que je remplace. Mais j’ai tout perdu et il me fallait une bonne excuse pour expliquer cela à ma femme.”
Il décide de monter une sordide excuse. En chemin il provoque un homme en l’insultant. Ce dernier réplique par des coups qui lui laissent des traces au visage. “Je suis rentré avec des bleus, le nez en sang. J’ai déchiré mon pantalon de travail. J’ai raconté à ma femme que j’avais été obligé de donner tout mon argent à des bandits et qu’ils m’avaient obligé à retirer de l’argent du guichet. J’ai prétendu aller à la police. Je suis passé au guichet pour retirer une autre somme et je suis allé jouer de nouveau.”
Bien rapidement il commence à s’absenter du travail pour aller jouer. Parfois il gagner, d’autres fois il perdait. Les gains comptaient moins que les sensations que lui procurait le jeu. “Je demandais de l’argent aux amis en prétextant une situation difficile. Comme ils ne se rendaient pas compte des mensonges, ils me dépannaient de Rs 500 à Rs 20 000. Un jour, ils l’ont su et ma femme qui le savait déjà n’a plus supporté la situation. Elle est partie avec mon fils. Je me rendais au travail mais prenais plus de congé qu’il ne fallait. Puis j’ai franchi la limite un soir en volant de l’argent de la caisse. Dans ma tête, je me disais ils ne verront rien car le lendemain je rembourserai. Mon supérieur s’en est vite aperçu et j’ai perdu mon emploi. Mes amis ont tenté de m’aider. J’ai encore une fois franchi les limites. J’ai volé dans leurs portes monnaies. Je leur ai même pris des objets dont des portables.”
Les siens ont tenté de lui venir en aide financièrement. Mais là encore, il a abusé de la confiance placée en lui. De plus, l’alcool étant offert dans les casinos il avait fini par développer une autre addiction à la boisson. “Je devais rembourser plus de Rs 700 000, les emprunts accumulés auprès des amis et des gens des casinos. J’ai fait quatre tentatives de suicide en deux ans car je n’en pouvais plus. J’ai volé la voiture de mon père, l’ai vendue pour une somme ridicule pour pouvoir jouer le même jour. J’ai dépensé cet argent en moins de 48 heures dans un casino.”
Finalement sa femme lui a interdit de voir leur enfant. “Cela devait dangereux car certaines personnes réclamaient leur argent et venaient me chercher chez moi. J’ai demandé de l’aide à maman et elle a tout de suite accepté. Elle m’a proposé de partir quelques mois en vacances chez des proches hors de Maurice. J’y suis allé, j’ai pleuré chaque jour et j’ai fait une tentative de suicide.” Il rentre un mois plus tard et débuté plusieurs petits boulots. Sa mère a tenté de contrôler ses dépenses. Ca a marché pendant une période. Il se croyait guéri. Mais il est de retour au casino.