La question peut sembler provocante. Elle ne s’en impose pas moins au vu de ce qui se passe en ce moment chez nous et à travers la planète. A Maurice comme ailleurs dans le monde, sommes-nous encore en démocratie ?
Si, dans son étymologie grecque, le terme démocratie peut se référer à une forme de société, un type de gouvernance et, plus largement, un système de valeurs, il désigne, dans l’acceptation qui nous intéresse, un régime politique où les citoyens ont le pouvoir. L’une des définitions le plus souvent reprises revient à Abraham Lincoln, 16ème président des Etats-Unis, qui, lors du discours de Gettysburg en novembre 1863, déclare que la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
Au-delà de la définition, il est clair que les interprétations diffèrent quant à la signification concrète de cette souveraineté populaire, et surtout, quant à son application pratique. De fait, il est couramment admis aujourd’hui qu’en démocratie, une population est représentée par un gouvernement pour lequel elle a voté. Et qu’un gouvernement est dit démocratique par opposition aux systèmes monarchiques (où le pouvoir est détenu par un seul) et aux systèmes oligarchiques (où le pouvoir est détenu par un groupe restreint d’individus).
Rings a bell ?
Singulier en effet à quel point, dans nos démocraties, on peut de plus en plus avoir l’impression que le pouvoir est politiquement détenu et exercé par un seul. Système monarchique. Et économiquement détenu et exercé par un groupe restreint d’individus. Système oligarchique.
A Maurice, nous votons certes, tous les cinq ans environ, lors d’élections reconnues comme démocratiques, pour le gouvernement qui nous représentera. Mais depuis l’indépendance, nous sommes gouvernés en alternance par deux familles, Ramgoolam et Jugnauth. Et notre actuel Premier ministre a tout bonnement « hérité » du pouvoir de son père, sans passer par les urnes.
Parce que les rédacteurs de notre Constitution n’avaient pas pensé qu’un jour, il viendrait à l’esprit d’un Premier ministre élu de passer le pouvoir à mi-mandat à son fils, comme on donne un joujou. Aujourd’hui, ce Premier ministre coupe et tranche à sa guise, fait passer en force le projet de métro léger sans que la population concernée et affectée ne soit jamais consultée, ni même simplement mise au courant. Ce Premier ministre garde secrète la date des élections, dont lui seul décidera, a beau jeu de provoquer débandade et défection chez ses adversaires, lance la police aux trousses de la presse, s’arroge le droit de disposer de nos terres à sa guise.
Ailleurs, Jair Bolsonaro, président d’extrême-droite du Brésil depuis janvier 2019, est lui en train de disposer à sa guise de l’Amazonie, le « poumon de la planète ». Alors que les rapports officiels montrent une multiplication des incendies dans la forêt amazonienne, résultant de la déforestation, lui crie aux fausses infos et à la manipulation. Et des documents rendus publics en fin de semaine par le site britannique OpenDemocracy, The Independent et Associated Press indiquent que le président brésilien, désireux de contrer la pression internationale qui vise à protéger la plus grande forêt tropicale du monde, aurait le projet d’y construire une autoroute, un pont et une centrale hydraulique. Démocratiquement élu, ce Président. Donc habilité à n’en faire qu’à sa tête.
Comme son homologue et nouvel ami américain, Donald Trump…
Dimanche dernier, nous évoquions dans ces colonnes la décision imminente du gouvernement indonésien de relocaliser la capitale de ce pays, en raison de la surpopulation, de l’urbanisation ingérable et de l’enfoncement sous l’eau de l’actuelle capitale. Cela n’a en effet pas tardé : le lendemain, lundi 26 août, le président indonésien, Joko Widodo, annonçait que la capitale politique sera transférée de Jakarta à l’île de Borneo. Et le transfert, une entreprise colossale qui coûtera plus de $34 milliards, est présenté comme solution à un problème largement créé par le pays lui-même, et par ceux qui le dirigent. Avec une politique d’urbanisation non maîtrisée, la sur-extraction d’eau souterraine qui a fragilisé le sol, et une politique environnementale déficitaire. Résultat : selon des études scientifiques, un quart de Jakarta sera plongée dans l’eau d’ici dix ans…
Pourtant, la semaine dernière encore, les Indonésiens de tous milieux rencontrés à Jakarta semblaient ne pas considérer cela comme devant arriver. Du conducteur de bajaj (sorte de pousse-pousse motorisé) au prof d’université, tous disaient avoir entendu de loin évoquer cette possibilité, mais ne pas y croire, ou ne pas avoir envie d’en entendre parler.
Face à l’incurie du pouvoir, la tentation est en effet forte, au sein des populations, de ne plus se sentir impliquées dans une réalité sur laquelle elles ont le sentiment de ne plus avoir de prise. Est-ce là où nous mène la démocratie ?
Entre abus de pouvoir politique et désengagement public, l’heure est à l’interrogation. Sachant que si « on n’a pas trouvé mieux que la démocratie », l’état du monde commanderait peut-être que nous puissions réinterroger l’administration moderne de la démocratie. Un défi brûlant comme la planète…