Elles sont une trentaine de travailleuses du sexe à fréquenter le Jardin de la Compagnie à Port-Louis. Contraintes d’y venir pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs, elles y subissent les pires humiliations et sont toujours victimes d’agressions. Plusieurs ont aussi été poussées dans cette voie à cause de leur dépendance aux drogues, ce qui n’améliore en rien leur vulnérabilité. Elles se confient pour faire état de leur quotidien.
17h30, un jour de semaine, au Jardin de la Compagnie à Port-Louis. Cinq femmes, âgées de 25 à 39 ans, se préparent pour commencer à travailler. Les yeux sont brumeux, elles ont l’air de manquer de sommeil. Un symptôme qu’on retrouve auprès des usagers de drogue. Toutes ont cette similitude dans leurs histoires respectives. La consommation de drogue et le manque de moyens les ont menées tout droit vers la prostitution. La nécessité de trouver à manger pour leurs enfants les contraint à vendre leurs charmes contre une poignée de billets. C’est ainsi aussi qu’elles affrontent la précarité.
“La clientèle a changé”
Un autre soir, alors que la nuit est déjà tombée, nous rencontrons trois femmes debout près du pont non loin du cinéma voisin. Elles racontent que, pour elles, chaque soir est un éternel recommencement. Il contient l’espoir de toucher quelques billets si elles ont des clients mais il amène souvent la déception, pour au moins quelques-unes, qui seront bredouilles. “Quelques fois je peux avoir un, deux ou même quatre clients. Des fois, il peut se passer deux à trois jours sans que personne ne me sollicite. La situation a changé. Je suis ici depuis 15 ans. La clientèle a changé, les hommes qui fréquentent le jardin se tournent plus vers les jeunes filles. La plupart du temps, les clients qui se tournent vers moi le font parce que les jeunes sont déjà prises.”
Les prix pratiqués ne leur permettent pas de vivre décemment. Selon, elles sont obligées de demander le même prix depuis de longues années pour ne pas faire fuir les clients qui deviennent de plus en plus rares ou de plus en plus exigeants. “Rs 300 à Rs 600 selon les exigences. Il y a des clients cependant qui trouvent cela cher. Ils doivent comprendre que nous devons nous aussi vivre”, confie Natasha. Le service est fait soit dans un pensionnat, soit dans le véhicule du client, soit en plein air. “La plupart du temps, c’est en plein air, dans le jardin, dans une ruelle ou sous le pont de l’autre côté. Nous nous y sommes habituées depuis le temps.”
Fahranaz, prostituée et SDF.
Parmi les travailleuses du sexe du Jardin de la Compagnie, Fahranaz, 35 ans, est devenue sans domicile fixe depuis trois semaines. “Mo travay la mem, mo dormi la mem, mo lev la mem”, dit-elle. Un concubin en prison et l’incapacité de payer le loyer l’ont conduite à vivre dans une usine désaffectée pendant plusieurs mois. La destruction de celle-ci l’a propulsée dans la rue, loin de ses enfants qui vivent désormais avec des proches. “Mes enfants me manquent, je suis triste de ne pas pouvoir les voir de temps en temps.”
Alors que la nuit commence à tomber, les femmes s’activent. Un trait de maquillage pour se rendre plus belles, une petite toilette à l’aide d’une bouteille d’eau pour certaines. La tombée de la nuit est annonciatrice de l’arrivée de plus de clients en général. En attendant, elles discutent entre elles, pas du tout incommodées par notre présence à leurs côtés. Les langues se délient, les anecdotes fusent, notamment à propos de la nuit précédente. “Zafer la inn revini ier”, lance Drishty. “Ki vre ? Ki li pe dir ?”, répond Vanessa. “Parey couma toulezour, manz lavi, tass ar mwa.”
Drishty confie que depuis quelques semaines, un homme ne cesse de la harceler. Il viendrait trois ou quatre fois par semaine, la suivrait pendant quelques heures pendant la nuit, exigeant qu’elle lui donne du plaisir en menaçant de lui faire du mal. “Il vient toujours après minuit, il me suit, il me touche, je n’arrive pas à me débarrasser de lui. Dès qu’il voit du monde, il va se cacher, puis il revient. Quelques fois, je suis contrainte de me plier à ses exigences pour qu’il me laisse tranquille. À cause de lui, les clients ne viennent pas. Je suis obligée de faire ça.”
Agressions.
Si cette situation l’agace, Drishty concède que ce n’est pas aussi grave que les autres choses qui se passent au jardin depuis plus d’une dizaine d’années. Se tournant vers une autre femme, elle lui demande de raconter. “J’ai été victime de violence physique à trois reprises. Deux clients ne voulaient pas payer et m’ont frappée au visage, dans mes seins et au ventre. Une autre fois, un client est venu se venger sur moi alors qu’une autre fille l’avait arnaqué. Il m’avait donné quelques coups de pied avant de prendre la fuite tout en me traitant de tous les noms.” Une autre femme soutient qu’elle a été victime de coups de la part de policiers, tout en scrutant scrupuleusement le véhicule de la police garée de l’autre côté de la route. “Certains policiers profitent de la situation, quand ils nous abordent, ils nous font du chantage. Soit on accepte de leur faire plaisir gratuitement, soit ils nous frappent. Une fois je n’ai pas accepté, j’ai été violentée. Ils étaient deux, j’ai reçu un coup de poing au visage et des coups de pied au postérieur.”
Elles soutiennent d’ailleurs qu’elles subissent une forme de harcèlement de la part de la police à chaque fois qu’un vol est commis dans les environs. “Ils nous approchent constamment, nous posant des questions et nous sommant de ne pas rester là. Comment on va travailler si on ne nous laisse pas ? La lwa dan zot lame, ki ou pou fer ?” Une autre confie avoir déjà sauté de véhicules en marche pour éviter de se faire tuer. Elle dit se souvenir du meurtre de Marie-Ange Milazar, elle a peur, et craint de subir le même sort. Elle confie être très prudente. “Le client avait pris une autre route alors qu’il était convenu qu’on aille tout près d’ici. Quand je lui ai demandé d’arrêter, il m’a dit “to pu kone la” avant d’accélérer. J’ai préféré ouvrir la portière et sauter. Je ne pouvais pas savoir ce qu’il allait me faire.” Elle s’est d’ailleurs cassé la jambe lors de l’incident.
Humiliation.
Quand elles ne sont pas victimes d’agression, c’est à des plaisantins qu’elles ont affaire certains soirs. “Il y a des sauvages qui viennent nous humilier quelques fois. Des fois, ils sont en voiture, des fois à moto. On nous lance des trucs dessus. Semenn dernie monn gagn kout manze gate. Apre zot riye zot alle. Kapav enn lavi sa ? Pou zot nou pa imin, zot pena okenn respe. Mai ki mo pou fer ?” Pour elle, aller à la police n’est pas la solution. “C’est comme si j’allais leur avouer le métier que je fais, ils vont m’enfermer.” Ce genre d’incident est commun aux abords du jardin selon les femmes que nous avons rencontrées. Toutes évoquent avoir, au moins une fois, eu affaire à cette bande qui sévit depuis des années. “Une fois on m’a aspergée d’eau, j’étais complètement trempée, il faisait froid. Une autre fille a été aspergée de peinture à l’huile. Ça faisait peine à voir.”
Comme le révèle un travailleur social, la majorité des femmes du Jardin de la Compagnie sont des usagers de drogue. Une condition qui les oblige à se prostituer afin de pouvoir avoir leur dose. “Si je n’étais pas droguée, j’aurais arrêté de pratiquer ce métier-là depuis longtemps. Ce n’est pas une vie, ça fait trois jours que je ne suis pas rentrée chez moi. J’ai préféré rester là pour avoir plus de chances d’avoir des clients.” Une autre explique être victime de chantage de la part de dealers. “Certains dealers en profitent, on est obligé de les satisfaire pour avoir de quoi nous droguer. Ile ne se contentent pas de l’argent qu’on leur donne pour la drogue. Je suis obligée de m’y soumettre, si je n’ai pas ma dose, je n’arrive pas à dormir, j’ai mal au ventre, je vomis.”
Assises l’une à côté de l’autre, Fahranaz et Natasha discutent. Elles sont toutes deux sous traitement contre le HIV, qu’elles ont toutes deux contracté dans l’exercice de leur métier. “On est sous traitement, on ne peut que l’accepter et essayer de vivre avec. Si j’avais su, je me serais protégée, j’étais naïve à cette époque”, relate Natasha. Toutes deux s’offusquent de la façon dont les passants les regardent. Des regards qui deviennent insoutenables. Obligées de s’habiller sexy pour appâter les clients, elles attirent les regards accusateurs et même les railleries quand elles circulent dans le jardin. “Les gens nous regardent comme si nous étions des monstres, ça fait mal. Même après toutes ces années, je n’arrive pas à m’y habituer. Ce n’est pas parce que je vends mon corps que je ne suis pas humaine”, fustige Fahranaz.