Plusieurs familles rodriguaises vivant à Maurice ont su s’intégrer, briller économiquement et constituent des success stories. Pour d’autres, l’herbe n’a pas été plus verte ici. Pauvreté, exploitation, fléaux sociaux, précarité : Maurice est devenue un véritable enfer pour ces hommes et femmes qui croyaient y trouver un meilleur avenir.
Scope est allé à la rencontre de plusieurs de ces familles. Vivant dans les faubourgs de la capitale ainsi que dans les périphéries des villages, des familles entières sont exposées à une extrême précarité. Nous avons tenté de cerner les raisons poussant vers cet exil qui se résume à un quotidien où il faut trase pour survivre.
Une odeur de moisissure se mêle à d’autres senteurs pas très agréables. La misère se voit à l’œil nu dans ce petit deux-pièces en tôle où s’entasse une famille de cinq personnes. Le salon tient lieu de chambre et de cuisine. Des vêtements sèchent sur plusieurs cordes à linge. Dans un coin, une armoire en bois défoncée tient à peine sur ses supports et n’a pour porte qu’un morceau de tissu usagé. Dans une minuscule pièce adjacente très sombre, le carré de douche a comme locataire une vase de toilette, qui est fixée sur un sol en béton, mangé par les goémons. C’est dans cette bicoque que vivent Arlette, 50 ans, et sa famille à Cité EDC, Rose-Belle.
Une triste réalité à laquelle est confrontée également Lisebie à Tranquebar, Rosita à Bangladesh et d’autres familles rodriguaises vivant dans les poches de pauvreté du pays. “Par le passé, nous avions une plus grande concentration de Rodriguais qui s’installaient dans les faubourgs de la capitale. Aujourd’hui, ils sont dispersés dans plusieurs endroits et rencontrent des problèmes différents”, souligne Jean Margéot Ravina, secrétaire de l’ONG Mouvement Solidarité Rodrigues.
Citoyens de deuxième grade.
Baie du Tombeau, Cité la Cure, Bambous, Belle Mare, Rivière Noire, Grand Bois ou au pied de Montagne Le Pouce, dans un camp connu comme Ti Rodrig. Sur le terrain, un même constat : l’intégration se fait difficilement. “À Grand Bois, des Rodriguais vivent dans des maisons construites à l’amiante et qui sont dans un état d’usure avancé. À Bois Chéri, le Rodriguais qui travaille dans les plantations est exploité. Il travaille à des heures tardives et est payé au jour le jour, avec un salaire de misère”, confie Alain Auriant, travailleur social et coordinateur de l’Atelier Sa Nou Vize. À Bambous, selon le père Gérard Mongelard, “ceux que l’on appelle les herbes folles (nom donné aux familles rodriguaises) sont dans l’anxiété d’un relogement à La Valette”.
Bangladesh, Tranquebar. Ce qui reste de la maison de Rosita Sobha ne tardera pas à s’écrouler. Ridiculisés, humiliés, “beaucoup de Rodriguais sont considérés comme des citoyens de deuxième grade. Une fille en Form II ne veut plus aller à l’école car ses camarades de classe se moquent d’elle”. Selon Jean Margéot Ravina, le Rodriguais vient avec sa culture, ses valeurs et sa mentalité. “Arrivé à Maurice, il est dépaysé.”
Promiscuité et fléaux sociaux.
Mgr Harel, évêque de Rodrigues, souligne que “le problème majeur est l’hébergement et un manque de préparation”. Arrivés à Maurice, les Rodriguais s’installent dans des endroits où ils n’ont pas de très bonnes conditions de vie et d’hygiène. “Ces jeunes, coupés de leurs racines, sont très exposés, vivent dans une grande promiscuité et sont exposés à de grands risques.” Ils sont touchés par les fléaux sociaux comme la drogue, la prostitution, les délits de vols, etc. “Il ne faut pas enfermer le Rodriguais dans une image. Ce n’est pas uniquement celui qui fait du désordre, boit, se drogue et qui est ici pour manger notre pain. Nous avons aussi des Rodriguais tout à fait intégrés.”
En janvier de cette année, Scope avait rencontré Lisebie Prudence à Tranquebar. Mère célibataire de 32 ans, avec à sa charge cinq enfants en bas âge, elle nous avait reçus dans des conditions inhumaines. Nous écrivions : “Sur un matelas humide et crasseux disposé à même le sol boueux, trois enfants sont endormis (…) Moustiques, puces, mouches et autres insectes indésirables fourmillent.” Sa condition s’est quelque peu améliorée avec l’aménagement d’un sol en béton, mais ses impressions n’ont pas changé. “Dimounn dir dan Moris pena mizer, me bizin vinn isi pou kone.”
“Pena lot plas pou reste”.
Connu comme étant un haut lieu de concentration de communautés rodriguaises, le quartier de Bangladesh fourmille de centaines de famille vivant une réalité effroyable. Quatre familles seulement ont l’électricité. La plupart ont des problèmes d’eau et de déchets accumulés car il n’y a aucun service de voirie. Non loin de la grotte jouxtant le lieu, nous croisons Jolicoeur Noël. Cet ex-habitant de Mont Lubin faisait le va-et-vient entre Rodrigues et Maurice pour venir voir son épouse qui était au chevet de son fils malade. Il s’est finalement installé à Maurice. Il s’y trouve depuis 38 ans. “En 1970, il n’y avait que trois ou quatre familles par ici. Pa ti fasil me pa ti ena swa, pena lot plas pou reste.”
Vivant dans une maison délabrée, Rosita Sobha est en proie à un danger constant. “J’avais une maison de quatre pièces, dont deux se sont effondrées lors du passage du cyclone Berguita.” Il ne lui reste plus qu’une chambre et le salon; la cuisine s’est écroulée. C’est en plein air qu’elle a installé sa cuisinière à gaz. Effrayée, elle ne s’aventure pas plus loin qu’un mètre, car “au moindre faux pas, nous risquons de tomber dans ce fossé”. La vue sur ce semblant de cuisine donne sur un amas de tôle. C’est ce qui reste de la maison de son fils, qui a eu moins de chance qu’elle. “Il habite toujours le Boxing Centre avec sa famille”.
En quête d’un avenir meilleur.
Un observateur proche du dossier, témoignant sous le couvert de l’anonymat, affirme que le problème vient souvent des Rodriguais eux-mêmes. “À Rodrigues, tout le monde est propriétaire. Beaucoup de Rodriguais acceptent de tout vendre et de quitter leur maison pour venir squatter à Maurice. Ils sont supposément en quête d’un avenir meilleur. À Rodrigues, celui qui se donne les moyens a toutes les opportunités qu’il faut.” Notre interlocuteur reconnaît que le développement économique a été très lent à Rodrigues, mais que toutes les structures sont mises en place pour un développement sain, écologique et durable. “Aéroport, port, câble optique… Plusieurs mesures incitatives dans l’entreprenariat sont offertes.” Certes, il y a la question de l’eau, qui est un problème naturel. “Mais comment font ces 40,000 personnes pour vivre actuellement ?”
“Se déplacer de pays en pays est un phénomène normal”, souligne Jean Margéot Ravina. “Nous avons des Mauriciens qui émigrent en Australie et dans d’autres régions du monde. Le Rodriguais croit en un certain eldorado et à certaines promesses qui lui sont faites. Lorsqu’il arrive à destination, c’est la débâcle. Il a du mal à remonter la pente et il se voit obligé de survivre.” Les raisons qui les poussent à quitter leur terre : le manque de développement et de facilités sur l’île, le problème d’eau. “Marcher de longues distances, ne pas trouver d’emploi… Ils n’ont pas tous l’esprit d’entreprenariat.” L’évêque de Rodrigues confie que dans le passé, “les pères de famille venaient à Maurice pour trouver un emploi. C’est encore la première cause de l’exil des jeunes vers Maurice”. Le désir de découvrir d’autres réalités est aussi en cause. “C’est le goût de l’aventure.” Alain Auriant tient cependant à souligner que certains Rodriguais qui sont à Maurice depuis les années 60 ont fait du progrès.
Vivre au jour le jour.
Tous ceux que nous avons rencontrés n’envisagent pas une seconde de retourner à Rodrigues. Rosita Sobha rêve de quitter sa bicoque pour vivre dans de meilleures conditions. “Gouvernman pa pran nou kont. Nou koumadir enn lisien inn rezete.” Pourtant, pas de retour possible : “Pa pou adapte laba. Fini kronike isi.” Elle fait partie de cette génération dont les parents ont fait le grand saut pour trouver “un meilleur avenir”. Elle n’a quasiment pas connu son île natale. Elle se souvient que son “père travaillait la terre et ma mère l’aidait. Nous sommes venus à Maurice car nous cherchions à trouver mieux”.
Sa jeune voisine de 34 ans, Marie Bessy Cupidon, habite Bangladesh depuis quatorze ans.
Cette mère célibataire de quatre enfants a découvert la grande île à l’âge de 15 ans. “Nous habitions Le Chou et mon père était pêcheur.” Elle vit au jour le jour, “bat-bat zourne mason isi laba”. Même si elle vit un cauchemar éveillé à chaque déluge, pas question de rentrer au bercail. “Je peux me rendre à Rodrigues pour aller me promener, mais il faut que je revienne à Maurice.” Lisebie Prudence confiait à Scope n’avoir jamais manqué de rien dans son île natale. Elle habitait Montagne Cabri et n’était pas scolarisée. Même si elle sait que la vie y serait différente, “c’est une question d’habitude de vivre à Maurice”.
Lauryane, 55 ans :
“Dan Rodrig ena boukou kapav panse ou dan bien”
La vie ne lui a pas toujours souri. Son travail au sein des plantations sucrières lui a permis de toucher son VRS et se construire une maison à Grand Bois, qu’elle peine encore à terminer.
Lauryane, mère de quatre enfants, dont la dernière souffre d’un handicap moteur, vit à Maurice depuis l’âge de 29 ans et a connu une succession de malheurs. En 2014, un de ses fils a perdu la vie dans un accident de la route. L’un de ses petits-fils, âgé de 8 ans, est alité car il souffre d’un grave handicap physique et moteur. “Il a besoin de soins constants et demande beaucoup d’attention. Je dois aussi m’occuper de mes autres enfants et petits-enfants.” Elle ne peut donc travailler que deux heures par jour dans une serre hydroponique pour Rs 150.
À Rodrigues, elle habitait la région de Grand-Baie et travaillait la terre pour gagner sa vie. “Nous vivions bien et ne manquions de rien. Papa s’est bien débrouillé pour nous faire vivre dans de bonnes conditions.” Elle ne se voit pas retourner y vivre. “Dan Rodrig ena boukou kapav panse ou dan bien isi. Mais ici ou là-bas, la vie est la même.”