À l’ombre de ce monument de la liberté, la vie prend un autre sens. Elle est inspirée par l’histoire du site et les énergies que ceux qui vivent sous la montagne ressentent au quotidien. Les uns s’en inspirent pour créer. D’autres se rappellent combien sont précieux le goût de la liberté et la puissance de la lutte. À leurs yeux, Le Morne conserve un cachet sacré. Patrick Norton, Kerja Christopher Corneille, Steeve Laridain et Rosemay Lolo, habitants de la région, parlent de cette énergie mystique qui descend de la montagne qui sera au centre des attentions pour le 183e anniversaire de l’abolition de l’esclavage à Maurice aujourd’hui.
C’est de la montagne du Morne que Patrick Norton puise son inspiration pour ses poèmes. De sa terrasse où il a une vue directe sur ce lieu empreint d’histoire, le chanteur Steeve Laridain, de Fusional Mind, est en admiration et ne cesse de découvrir de nouvelles nuances. Enfant de la mer et militant, Kerja Christopher Corneille ne peut s’imaginer commencer une journée sans puiser son énergie de cette montagne. Rosemay Lolo ressent un amour inconditionnel pour ce lieu qui veille sur elle depuis sa naissance, il y a 63 ans.
Quelque chose de mystique.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur le village côtier du Morne et son imposante montagne. Cet ancien sanctuaire des esclaves n’a pas révélé tous ses secrets. Quand on a la chance d’habiter anba lipie Le Morn, on respire et vit quelque chose de mystique. “Lespri nou bann zanset ankor bien prezan”, affirme Kerja Christopher Corneille. Le jeune homme se sent en communion et parvient à communiquer avec eux.
Il n’est pas le seul. Rosemay Lolo, connue comme Zanan dans le village, le confirme. “Cela peut paraître bizarre ou irréel, mais nous savons de quoi nous parlons. Nous voyons et ressentons des choses, tout comme nos parents et toutes les générations d’avant.” Chacun l’interprète à sa manière, souligne Patrick Norton, ancien marin venu s’amarrer sur une parcelle de terre, il y a environ vingt ans. “Tout le village est imprégné d’une force. Ou santi enn ta zafer isi. Nulle part ailleurs dans Maurice, on ne trouve cela. Il faut savoir interpréter la vibration unique de ce village.”
C’est précisément la mission que Steeve Laridain tient à entreprendre. “Il y a certes un passé et une histoire. Mais il est grand temps d’en faire quelque chose de concret. C’est peut-être le message que nos ancêtres tentent de nous faire passer. Il y a une énergie qui circule. Il faut travailler dessus.”
En mode roots.
La beauté du Morne est indéniable. L’immense montagne offre un panorama extraordinaire. Ce ne sont pas ses habitants qui s’en lasseront. Comme nous le décrit Patrick Norton, “le village est réputé paisible et tranquille. Nous avons su garder un côté roots à l’état pur. Ziska ler pena otan lazing beton.”
Une singularité que l’on retrouve aussi dans le style de vie des habitants, selon Kerja Christopher Corneille. “Nous avons nos propres coutumes, mais aussi une façon de parler, de cuire et même de pêcher.” Pour Rosemay Lolo, cela est dû au fait que “chaque famille respecte les valeurs et se fait un devoir de les transmettre à ses enfants. La vie n’a pas toujours été facile. Nou ti manz patat, maniok ou mais. Mais l’entraide et la débrouillardise sont nos points forts, un peu comme ces ancêtres esclaves qui savaient se contenter de peu de chose pour survivre.”
Si l’on en croit Patrick Norton, cet endroit du sud-ouest est l’un des derniers à préserver une culture bien profonde. “Nous sommes fiers de nos racines et y sommes très attachés, malgré le développement. Aujourd’hui encore, les gens d’ici savent se distraire autrement que d’être assis devant l’écran d’un téléviseur. Le village a su maintenir une solidarité au sein de la communauté. On est en sécurité. Se enn bann landrwa kot ladrog dir pa reisi rantre.”
Le Morne résiste.
Au Morne, on parle aussi de combat. Fier de représenter le patrimoine vivant de ses hommes et femmes qui ont lutté pour leur liberté, Kerja Christophe Corneille n’hésite pas à militer pour son village. “Les gens ont tendance à associer Le Morne à l’abolition de l’esclavage. Mais on oublie que ce lieu représente surtout la résistance contre l’esclavagisme. Montagn Le Morn ti repite kom enn domenn pou bann esklav maron.” Un exemple pour tenir tête “aux envahisseurs qui veulent prendre nos terres”. Le Morne résiste toujours. “Nous avons obtenu la liberté mais le combat est loin d’être terminé, car la mentalité esclavagiste n’a pas encore été abolie.”
Patrick Norton se sent directement impliqué. “Nous sommes les gardiens de ce patrimoine et surtout des témoins intangibles de l’histoire.” L’ex-marin reconverti en poète n’apprécie guère que le gouvernement et bann gro palto tentent de prendre possession des lieux. Comme lui, d’autres habitants de ce village font de la résistance. Il n’est pas question pour Rosemay Lolo d’imaginer sa vie ailleurs qu’au Morne. Mais cette sexagénaire commence à éprouver un certain dégoût. “Ena tro boukou demagozi pe fer isi. C’était beaucoup mieux avant. Si les autorités pensent que le développement est primordial, ils devront prendre l’entière responsabilité d’avoir détruit l’histoire et la mémoire de ce village.” Un point que partage Steeve Laridain, qui analyse : “Le système essaie de nous diriger. Certains ont déjà commencé à se laisser prendre. Mais tant que tout le monde ne baisse pas les armes, Le Morne n’est pas perdu. Je me dis souvent que les esclaves étaient bien mieux que nous. La bataille sera plus ardente. Nou plis viv dan esklavaz ki nou bann zanset. Nous devons lutter contre la dictature.”
Une notoriété mal gérée.
Matin, midi et soir, cette montagne du Morne se dresse devant les habitants comme une barrière de protection. Mais elle attire aussi des visiteurs locaux et étrangers depuis qu’un accès a été ouvert sur le site, classé Patrimoine mondial par l’UNESCO. Une notoriété à double tranchant. “Le Morne méritait cette reconnaissance internationale, mais Maurice n’a pas su s’en servir à sa juste valeur. Il est inacceptable que certains fassent payer les visites du site. Et je n’accepte pas que ce soit des gens qui habitent ailleurs qui trouvent du boulot ici. Zot servi nou, zot tir linformasion ar nou, apre zot met nou de kote. C’est irrespectueux”, fulmine Rosemay Lolo.
Même incompréhension ressentie par Kerja Christopher Corneille. “Ce n’est pas un parcours pour faire des randonnées, du trail et se prendre en photo sur la croix et surtout pas un lieu pour pique-niquer. Ce site est inscrit au Patrimoine mondial. Cela veut dire que nous avons une histoire, une culture et un savoir-faire qu’il faut préserver. Je suis révolté en voyant le non-respect des visiteurs. Sa montagn-la fode pa bliye li enn plas spiritiel.” Une ingérence que Patrick Norton et Steeve Laridain mettent sur le compte du National Heritage Trust Fund du Morne. “Nous demandons au gouvernement et aux politiciens d’arrêter de politiser ce lieu. On les verra en grand nombre jeudi; après, ils vont disparaître. Il y a des risques qu’on nous enlève ce titre un jour. C’est peut-être ce que le gouvernement attend afin de pouvoir vendre nos terres.”
Tout n’est pas perdu. “Si nos ancêtres ont réussi, nous pouvons aussi le faire”, s’accordent à dire les intervenants. Vivre au pied de cette majestueuse montagne est un privilège qu’ils ne sont pas près de céder. “Disan esklav koul dan nou lavenn. Il ne faudrait pas que cette liberté que nos ancêtres ont payée de leur vie tombe aux oubliettes.”