Une île paralysée depuis une semaine. Images saisissantes de La Réunion, depuis le week-end dernier, bloquée le jour par des citoyens porteurs de « gilets jaunes » qui entravent voire empêchent toute circulation, et livrée la nuit à la violence de jeunes en bandes qui cassent, pillent, incendient. Une situation que le président du conseil régional lui-même, Didier Robert, qualifie de « guérilla urbaine » dans une lettre adressée au Président Macron. Commerces, administrations publiques, entreprises privées, écoles, universités, aéroport, fermés. Couvre-feu imposé. Un pays à l’arrêt.
Loin d’être réductible à un petit territoire, ce qui se passe dans « l’île intense » nous dit beaucoup, en réalité, d’un monde devenu intenable. Intenable dans le sens d’insoutenable pour les populations qui le subissent. Intenable dans le sens d’ingérable pour ceux censés le diriger.
A la base, le mouvement dit des « gilets jaunes » en France compte parmi ses initiateurs un certain Frank Buhler, expulsé du Front National en novembre 2017 pour… propos racistes à l’égard des Africains et des Arabes sur Facebook. De fait, le mouvement, s’il essaime, est aussi au départ tourné en dérision voire contesté par ceux qui considèrent qu’il est ridicule, ce mot d’ordre appelant à faire « journée morte » le samedi 17 novembre autour de la hausse annoncée du prix des carburants. Mais le soufflé va monter, au-delà de tout ce qui était attendu. Et à l’île de La Réunion encore plus qu’ailleurs.
Aux gilets jaunes qui bloquent les routes et l’activité économique le jour, vont venir s’ajouter des nuées de jeunes qui cassent et incendient la nuit. Et cela va durer, depuis plus d’une semaine. Et cela va s’étendre, pas seulement dans les quartiers réputés « chauds » comme Le Chaudron, mais à travers toute l’île, de Saint Denis à Saint Pierre, de Saint Benoit à Saint Gilles. Une île qui ne sait plus à quel saint se vouer, contrainte à l’arrêt.
« La Réunion le montre : quand on casse la représentation politique et syndicale, la population fi nit par s’exprimer elle même. En vrac et dans le désordre. Cela devrait nous interpeller… »
Là plus qu’ailleurs, l’appel des gilets jaunes est manifestement venu cristalliser et faire exploser une situation politique, économique et sociale qui ne parvenait plus qu’à grand peine à cacher sa fracture sous son riche vernis.
Car La Réunion, sous le glaçage du « Paris de l’océan Indien », c’est 40% d’une population vivant au-dessous du seuil de pauvreté métropolitain. Et un coût de la vie qui ne cesse d’augmenter. A La Réunion, manger coûte 36% de plus qu’en France métropolitaine. Construire demande 40% de plus. La Réunion, c’est plus de 25% de la population au chômage. Avec des jeunes particulièrement touchés, soit 41% des hommes de 15 à 29 ans et 37% des femmes. Feignants les Réunionnais ? Pas selon la très institutionnelle INSEE, qui indique que les créations d’emplois sont insuffisantes. En cause, un secteur marchand moins dynamique, mais aussi la forte baisse des contrats-aidés dans le secteur non-marchand (3 600 emplois de moins en un an). Cela alors même que l’île a enregistré l’an dernier un taux de croissance de 3,2 %. L’illustration flagrante d’un système « qui crée de la richesse tout en contribuant à aggraver la situation sociale ».
De fait, la ministre de l’Outre-mer, Annick Girardin, a elle-même reconnu que « la Réunion est le département le plus inégalitaire de la République française ».
C’est dire le malaise, pour ne pas dire l’intense frustration qui prévaut dans cette île qui doit de surcroît gérer les paradoxes de sa double position de département français et de pays créole à l’identité fortement ancrée et affirmée. Où un poème est un fonnker, qui exprime le fond des tripes, de l’âme et du coeur. Où une bagarre est un ralé-poussé, qui implique le face à face et l’alternance de l’exercice de la force. Où le maloya n’est pas une ritournelle pour touristes en mal d’exotisme.
De fait, c’est peut-être cet esprit « créole » qui a permis à l’île d’échapper jusqu’ici à un « laisser pourrir » qui semble voulu par des autorités jugées délibérément molles face aux casseurs. Face aux aléas de cette crise, au lieu de se retourner les uns contre les autres, les Réunionnais ont aussi trouvé moyen de jouer la solidarité et le partage. En témoigne notamment la création sur Facebook, jeudi dernier, du groupe « Tienbo 974 » qui offre une plateforme d’entraide locale, dont l’idée est de recréer du lien entre les gens, mais aussi entre les services (de l’aide à la personne à la garde d’enfants, en passant par le covoiturage, l’approvisionnement auprès des agriculteurs et l’hébergement). En une seule journée, le groupe a franchi la barre des 5 000 membres.
En face, les Réunionnais ont aussi pu voir un gouvernement qui reste sur ses positions. Et des élus qui trinquent au champagne dans un rassemblement de maires tenu à Paris mardi soir. Et cela explique bien, au fond, la genèse et l’existence de ce mouvement à qui l’on reproche d’être une nébuleuse désordonnée et sans leadership. Cela dit que quand on a sapé la représentation politique et cassé les reins de la représentation syndicale, il arrive un moment où les membres d’une population finissent par prendre eux-mêmes la charge et le pouvoir de dire et d’agir. En vrac. Dans une multiplicité et un désordre aussi difficiles à harmoniser qu’à calmer. Avec aussi bien des citoyens qui bossent mais qui en ont marre d’être taxés que des jeunes qui ne se sentent partie prenante de rien et qui se défoulent en cassant parce que pour eux, grandissant désoeuvrés dans une société qui ne les considère que comme de la racaille, construire ensemble ne veut rien dire.
Si le cas de La Réunion pose en particulier la question de la politique coloniale française, il pose aussi une question qui concerne l’ensemble du monde : celle d’un capitalisme devenu aussi tout-puissant qu’invivable. Et si, de Maurice, certains sont tentés de regarder la chose de haut en ironisant sur le caractère « assisté » de La Réunion, face à notre fière indépendance, peut-être gagnerions-nous à nous interroger sur ces frustrations qui couvent ici aussi en raison d’inégalités grandissantes, face à un pouvoir arrogant, qui contourne voire casse allègrement les canaux de représentation et de contestation de la population, jusqu’à l’expression sur les réseaux sociaux depuis peu. Sachant que si cela pète ici, comme cela a été le cas en février 1999, la situation risque d’être encore plus grave en raison de la dimension ethnique que cela ne manquera pas de prendre aussitôt. Avec ou sans gilets jaunes, la situation de violence quotidienne dans la conduite sur nos routes devrait déjà nous interpeller…