Vincent Degert: « L’UE reste, et de très loin, le premier partenaire commercial de Maurice »

Notre invité de ce dimanche est Vincent Degert, ambassadeur de l’Union européenne à Maurice et aux Seychelles. Dans l’interview qui suit, réalisée mercredi dernier, le représentant de l’Union européenne passe en revue son action au cours des deux dernières années. Il répond également à des questions sur l’actualité européenne et locale.

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Avec le Brexit — qui n’en finit pas — et les différentes poussées nationalistes dans certains de ses États membres, est-ce que l’on peut dire que l’Union européenne est très fragilisée ?
— Je ne le pense pas. Depuis le début du Brexit, nous avons dit que c’était une lose-lose situation. Comme dans tout bon divorce, si je puis dire, nous avons fait notre deuil et sommes passés à une autre étape, ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes — comme la pêche, le contrôle des migrants, l’Irlande du Nord, entre autres — sont réglés. Nous espérons que nos amis britanniques vont respecter les règles du jeu définies dans l’accord que nous avons conclu. L’UE a tourné la page du Brexit et essaye de stabiliser ses relations avec nos amis britanniques, de régler les différends qui existent encore et de se positionner dans un monde ou les défis et menaces sont croissants.
Je parlais de fragilité de l’UE par rapport à ce qui s’est passé avec la Pologne et la Hongrie…
— Je ne parlerai pas de fragilité. Il y a de nouvelles menaces qui surgissent aujourd’hui : on utilise de pauvres migrants que l’on jette sur les frontières en leur promettant, à travers des mécanismes quasiment mafieux, de les faire entrer dans l’UE. Ce sont des pratiques qui s’appuient sur la détresse humaine ressentie par des ressortissants qui fuient leurs pays en guerre. Des mesures ont été prises contre les trafiquants et les compagnies aériennes qui participaient à ce processus, tout en traitant, avec la plus grande dignité possible, les migrants qui en sont les premières victimes.
Est-ce que la montée des nationalismes ne pourrait pas inciter certains pays membres à suivre l’exemple de la Grande-Bretagne pour quitter l’UE ?
— Je ne le pense pas, d’autant que la Grande-Bretagne du Brexit fait, comme on le sait, face à pas mal de difficultés, pour dire le moins. Chacun de nos pays membres a bien compris que, dans un monde de plus en plus instable, mouvementé et tourmenté, on a besoin de solidarité, de faire corps, de faire masse. Nous sommes face à de grands pouvoirs politiques et stratégiques, et si l’Europe veut peser dans le débat, avoir un rôle à jouer, il a besoin d’être uni, solidaire de ses 450 millions de consommateurs — ce qui fait de nous un grand marché et une puissance économique.
Le monde se retrouve partagé en deux grands blocs : les États-Unis et la Chine. Où se situe l’Union européenne dans cette division géopolitique et économique du monde ?
— Elle a sa propre voie et des solidarités avec des accords qui existent pour garantir son indépendance et la protection des frontières européennes, et a la grande ambition d’un partenariat renforcée avec l’Afrique. Dans ce cadre, nous avons des liens historiques que nous cherchons à préserver et à approfondir. Cela étant, nous travaillons mieux avec des pays qui partagent nos valeurs, notre système économique et notre vision du monde qu’avec d’autres. Dans le contexte du renforcement UE-Afrique, il y a d’un côté comme de l’autre des intérêts mutuels à valoriser en termes d’investissements et de partenariats. Exemple : malgré tout ce qu’on peut imaginer, l’UE reste, et de très loin, le premier partenaire commercial de Maurice et des Seychelles, et le premier investisseur. C’est la même chose pour un grand nombre de pays africains. Il faut continuer sur cet acquis fort qui repose sur des communautés de langues et de valeurs reconnues. Il y a une évolution de la société civile africaine qui est très exigeante vis-à-vis des mécanismes de fonctionnement démocratiques de leurs dirigeants. Cela va dans la bonne direction, avec des allées et des retours, parfois, et l’UE soutient cette démarche.
On assiste à une présence renforcée de la Chine sur le continent africain dans le cadre de la reconstruction de la Route de la Soie. Est-ce que cette avancée chinoise sur le continent africain inquiète l’UE ?
— Il n’y a pas de mal à ce que différents pays diversifient leurs sources d’importation et d’exportation, et d’investissements. Là où des problématiques peuvent apparaître pour les pays concernés, c’est sur le retour sur l’investissement et l’accroissement de la dette, questions de plus en plus posées par les dirigeants africains eux-mêmes. Il y a aussi des questions de souveraineté, de maîtrise des infrastructures stratégiques…
Ce qui est également le cas pour certains pays européens…
— C’est pour ça qu’en Europe, des mesures ont été prises pour protéger certaines infrastructures stratégiques, pour ne pas être dépendant technologiquement de tel ou tel partenaire.
La Chine est-elle considérée comme une menace pour l’Union européenne ?
— Cela a été dit à plusieurs reprises : la Chine est à la fois un partenaire essentiel pour l’UE et un concurrent sur le plan technologique, et parfois sur des aspects plus stratégiques de la préservation de la liberté de navigation dans la Mer de Chine ou ailleurs dans le monde. Il y a des enjeux sur lesquels l’UE a une vision des choses qui n’est pas la même que la Chine. Nous travaillons pour arriver à des solutions qui aillent dans un sens plus démocratique et rappelons à nos amis chinois les exigences que nous avons en la matière. Nous souhaitons aussi que le libre choix des pays soit préservé.
En arrivant à Maurice il y a deux ans, vous disiez, de manière quasiment prophétique : « Il y a plus de 5 000 tankers qui circulent dans la région. Et si par malheur il y avait un accident et une marée noire, on fait quoi ? » Est-ce qu’après le Wakashio, on sait ce qu’il faut faire en cas de marée noire ?
— Je crois qu’il faut travailler sur plusieurs éléments préventifs, veiller que les équipements et outils technologiques de surveillance fonctionnent, soient pleinement utilisés et exploités dans le cadre d’une grande coopération régionale. Il faut également des aménagements de cette coopération sur des routes et des trajectoires afin d’éviter que des navires puissent frôler les côtes et entrer dans les récifs, comme cela a été le cas à Maurice. On est encore en train de tirer les leçons du Wakashio. Il faut que chacune des agences concernées fasse, si je puis dire, son examen de conscience par rapport à ce qui a fonctionné et ce qui a dysfonctionné lors de cette crise. Il faut que l’on définisse un nouveau plan opérationnel pour éviter que l’on revive cette expérience douloureuse. Ce n’est pas suffisant de le faire au niveau national, c’est une question qui doit être portée au niveau régional. La COI travaille sur ces questions de sécurité maritime et portuaire, et l’UE finance, pour près de cent millions d’euros, des projets engagés dans ces domaines. J’espère qu’on va effectivement aboutir à ce que cette coopération régionale se mette pleinement en place et soit efficace.
La définition du projet et sa mise en place se font-elles rapidement ?
— C’est toujours assez lent et assez difficile. C’est d’abord un problème de connaissance et d’équipements, et la nécessité de bien utiliser les outils qui sont à disposition. Je suis souvent étonné qu’on ne sache pas que ces outils existent et peuvent être activés. C’est un effort qu’on doit faire.
Votre objectif en arrivant à Maurice était d’approfondir ses liens, anciens et forts, avec l’UE. L’avez-vous atteint ?
— Déjà, je crois que nous avons réussi très largement à les préserver…
Ils étaient menacés ?
— Non. Mais logiquement, et c’est tout à fait normal, la crise Covid a fait apparaître une grande diversification des pays par rapport à certains accords commerciaux, certains enjeux. La Chine et l’Afrique du Sud sont présentes à Maurice comme cette dernière l’est à Madagascar et ailleurs. Maurice a tout intérêt à jouer ces cartes, mais pour moi, ambassadeur de l’UE, j’avais à faire en sorte que les liens privilégiés que nous avons avec Maurice et d’autres pays de la zone perdurent et s’approfondissent. Notre accord commercial a permis à Maurice de continuer d’exporter sur le marché européen en dépit de la crise Covid et de préserver sa position. Nous aimerions asseoir cette position de manière plus forte encore en approfondissant notre accord, qui ne doit être seulement un accord de libre échange commercial, mais un traité pour harmoniser les règles sanitaires, les réglementations douanières pour faciliter le travail des exportateurs. Il y a donc un certain nombre de choses à faire. Ce que l’UE demande aussi, dans le cadre de cet accord, ce que les normes internationales listées par les Nations unies et ses agences soient bien intégrées et respectées. De plus en plus, l’UE veille à ce que les engagements pris par les États soient bien respectés dans leur politique nationale.
Quels sont les plus de cet approfondissement des relations entre Maurice et l’Union européenne ?
— Il faut quand même souligner que nous avons vécu une période particulière avec la pandémie et que beaucoup de plus sont venus de la crise. Le domaine de la santé est devenu un axe majeur de notre collaboration avec Maurice. L’année dernière, nous sommes venus en soutien au service de santé mauricien et aujourd’hui, je suis très heureux d’annoncer que des frigos vont arriver à la fin du mois pour pouvoir contenir les vaccins à la température voulue. Nous avons reçu des équipements qui vont permettre d’augmenter de 25% la capacité d’accueil des unités d’urgence dans les hôpitaux, dont l’ENT de Vacoas. Nous avons également augmenté notre participation financière à un programme de surveillance épidémiologique régionale. Dans le domaine de la sécurité régionale, nous sommes en discussion avec plusieurs pays de la région sur la question du renouvellement de notre force navale, avec un mandat élargi géographiquement, dépassant la lutte contre la piraterie mais aussi le trafic de drogue et d’armes, et ce n’est pas simple. Puisque de nouveaux accords doivent être signés entre l’UE et les pays concernés, d’une part, et de l’autre ces pays doivent revoir leur législation en matière de trafic d’armes et de drogue pour avoir la compétence juridique universelle.
Et qu’en est-il de la question de l’environnement et du changement climatique, qui est une de vos préoccupations ?
— Nous avons beaucoup travaillé et avancé, et peut-être que nous ne sommes pas allés assez loin encore. Au gré de mes déplacements dans l’île, je constate l’étendue du problème, mais il y a aussi un engagement commun pour trouver des solutions au niveau des conférences internationales qui fixent le cap dans la lutte contre le changement climatique, et la pollution terrestre et marine. Il faut aussi qu’on travaille au niveau local, régional et international pour trouver des solutions pratiques et adaptées à la réalité du pays. Il y a les énergies renouvelables, l’économie circulaire que l’on doit traduire en actes concrets et tous ces autres sujets qui concernent et intéressent les Mauriciens.
Et quels sont les moins de cet approfondissement des relations entre l’Union européenne et Maurice ?
— Il y a eu l’affaire du Wakashio, dont nous avons déjà parlé. Nous avons tous vécu des périodes difficiles pendant la pandémie. Dans les moins, il y a eu aussi l’inclusion au mois de mars 2020 de Maurice sur une liste de surveillance du GAFI (Groupe d’action financière). Nous avons essayé de travailler préventivement là-dessus en mettant en place des outils et en alertant, mais c’est arrivé trop tard. Cette décision a conduit automatiquement l’UE à lister Maurice parmi les pays présentant des déficiences structurelles et cela a été un moment de tension. Il y a eu des déclarations fortes du gouvernement mauricien à ce moment. Très heureusement, depuis, on a beaucoup travaillé, l’UE a apporté son soutien entier aux organismes du ministère pour leur permettre de prendre et de réaliser pleinement le plan d’action du GAFI. Nous avons mobilisé les collègues français, britanniques, entre autres, et avons pu, malgré les restrictions sanitaires, travailler avec l’ensemble de acteurs sur ces questions-là et amener Maurice à obtenir la sortie de la liste du GAFI. Nous sommes actuellement en train de travailler pour obtenir, le plus rapidement possible, la sortie de Maurice de la liste de l’Union européenne.
En attendant, Maurice s’est retrouvée sur une autre liste, l’écarlate de la France. Quand la France prend cette décision, est-ce que l’UE est consultée et donne son avis avant ?
— Les questions sanitaires sont des questions nationales. Il n’y a pas de politique de santé, de compétence de santé claire et affichée au niveau européen. Au moment de la crise sanitaire, chaque pays a pris ses décisions sans se concerter avec les autres, mais il y a eu beaucoup de chemin parcouru depuis. Depuis l’apparition du variant Omicron, détecté par nos amis sud-africains, l’alerte a été activée au niveau européen. Après, chacun des pays membres a mis en place les mesures sanitaires et les restrictions en fonction de son analyse de risques et en fonction, également, de la situation épidémiologique des pays concernés. Beaucoup de pays de par le monde, y compris Maurice d’ailleurs, ont pris des mesures vis-à-vis de l’Afrique du Sud et d’autres pays africains. En ce qui concerne la liste écarlate, Maurice a fourni des informations sanitaires, plus structurées que celles d’avant, avec les explications des ministres concernés, qui ont permis, fort heureusement, de l’enlever de la liste écarlate.
Ce qui n’est pas le cas de La Réunion, qui maintient Maurice sur cette liste…
— C’est parce que les situations sur tous les territoires ne sont pas toujours les mêmes. La grande crainte de tous, c’est qu’après la cinquième vague européenne, très forte et très douloureuse, on y ajoute une vague Omicron, alors que nous sommes tous en train de travailler sur la relance économique et l’ouverture des frontières. Il y a des décisions qui doivent être prises par rapport à cette situation en espérant que la vaccination va nous permettre d’arriver rapidement au taux d’immunité collective nécessaire. Pour y parvenir, nous avons besoin, comme je le disais au départ de cette interview, de solidarité.
OXFAM vient de publier un communiqué pour dire que si les pays riches levaient les droits sur les vaccins, on pourrait facilement vacciner les populations du monde entier pour parvenir au taux d’immunité collective. Est-ce que la possibilité de lever les droits sur les vaccins est une question à l’agenda de l’UE ?
— C’est une question à l’ordre du jour de manière permanente. On a proposé d’autres formules et solutions plus rapides que plutôt d’aller vers la levée des propriétés intellectuelles sur les vaccins. L’idée, c’est aussi d’envisager de donner des licences de production de vaccins à différents pays, et c’est en train de se mettre en place. Mais il faut aussi se rendre compte que le faible taux de vaccination en Afrique aujourd’hui n’est pas seulement dû à la pénurie de vaccins. Il y a des questions de conservation, de date de péremption des vaccins, de campagnes bien organisées au niveau de la logistique. Sans parler de la nécessité de convaincre les populations de l’opportunité de se faire vacciner. Il y a eu, à ce sujet, des messages parfois contradictoires, des campagnes contre la vaccination. Tout cela nous ramène à la nécessité de discussions entre les pays africains et l’UE sur ces questions pour qu’on trouve les bonnes solutions pour faire face à la pandémie.
Le gouvernement mauricien vient de faire voter une loi sur les réseaux sociaux et un amendement sur celle régulant les radios privées, que beaucoup considèrent comme portant atteinte aux droits démocratiques et à la liberté d’expression. Votre commentaire…
— J’aimerais dire tout d’abord que la question de l’État de droit, celle du respect des règles démocratiques, figure en bonne place sur mon agenda d’ambassadeur de l’UE. Nous avons pris des mesures de protection face aux dérives de certains réseaux sociaux. Il y a un besoin de mieux gérer ce qui se passe sur le web aujourd’hui. Les mêmes exigences de respect de la vie normale doivent s’appliquer dans l’univers d’internet. Aujourd’hui, nous sommes en train de proposer un texte sur les services informatiques et les réseaux sociaux. J’espère que ce texte va inspirer d’autres pays à travers le monde, y compris Maurice. Sur l’introduction des lois et de leurs amendements, il est important qu’il y ait un dialogue sérieux en termes de préparation, de dialogue avec la société civile et les opérateurs concernés. Avec nos partenaires mauriciens, nous abordons de manière régulière les questions d’accès à l’information et de la protection des lanceurs d’alerte. Ce sont pour nous des thèmes très importants pour assurer la transparence, l’investigation par les journalistes, la protection de leurs sources. Nous souhaitons travailler dans cette direction-là, qui nous paraît être la bonne voie pour consolider les principes démocratiques.
Vous échangez donc sur ces questions avec le gouvernement mauricien ?
— Nous avons un dialogue très large, très ouvert avec nos partenaires mauriciens. Parfois, nous ne sommes pas toujours en accord, parfois nous sommes en désaccord, mais nous dialoguons. Il y a d’autres sujets qui reviennent régulièrement dans nos discussions, comme la réforme de la loi électorale, sujet abordé depuis des années par les agences des Nations unies, et qui perdure. Il y a aussi le financement des partis politiques et, par conséquent, le financement des campagnes électorales. Ce sont des questions fondamentales que nous abordons dans le dialogue avec nos partenaires mauriciens. L’Union européenne souhaite œuvrer pour qu’un maximum de pays à travers le monde partagent les valeurs qui sont les nôtres, dans le dialogue.

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