Notre invité de cette semaine est Vincent Degert, ambassadeur de l’Union européenne à Maurice et aux Seychelles. Dans l’interview qu’il nous a accordée vendredi matin, l’ambassadeur a répondu à nos questions sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine et ses répercussions sur le monde entier.
Commençons par faire un peu de pédagogie. Quelles sont les origines de cette guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a éclaté le mois dernier ?
— Il faut savoir qu’il y a eu, pendant des siècles, des relations très proches entre l’Ukraine et la Russie, et après, chaque nation a fait son chemin dans l’histoire. Il y a eu des relations très proches, des mariages mixtes entre ces populations qui parlent les mêmes langues. Ce qui est à l’encontre du narratif des médias russes qui traitent les Ukrainiens de diables nazis drogués qui veulent envahir la Russie ! C’est un discours répété depuis des années qui imprègne les populations russes, uniquement informées par les médias d’État.
Peut-on faire remonter l’origine de cette guerre à la chute du mur de Berlin et la disparition des Républiques socialistes ?
— C’est aussi une partie du narratif de Moscou. Le fait est qu’à la chute du mur de Berlin, les pays qui avaient vécu sous l’emprise soviétique, pendant plus de cinquante ans, ont eu envie, effectivement, de s’émanciper, d’aller vers des libertés fondamentales d’expression, de circulation, d’association dont ils avaient été privés. Contrairement à ce dit Moscou, ce n’est pas l’OTAN, qui est un traité défensif, qui s’est rapproché de ces pays, les a encerclés, mais ce sont les pays de l’Est qui sont venus vers l’Ouest. Des pays neutres comme la Suède et la Finlande réfléchissent aujourd’hui à la possibilité d’entrer dans l’OTAN parce qu’il existe une volonté manifeste, impérialiste ou tsariste, si je puis dire, de conquête de territoires. On l’a vu en 2014 avec la guerre de Crimée, qui a fait 14 000 morts. C’était clairement une stratégie déterminée qui remonte à assez loin. Nous sommes donc en train d’assister à la deuxième tentative d’annexion de l’Ukraine par la Russie.
Pourquoi est-ce que la première tentative d’annexion n’a pas déclenché des protestations et des réactions de l’ampleur de celles aujourd’hui ?
— Parce que l’appétit russe de conquête s’était arrêté à la Crimée, peut-être parce que les capacités militaires de l’armée russe ne lui permettaient pas d’aller plus loin. C’était, comme le disent certains analystes aujourd’hui, la première étape de l’objectif de conquête. La deuxième étant que deux provinces d’Ukraine se déclarent autonomes, demandent leur attachement à la Russie, ce qui a été tout de suite accepté par Moscou. Mais il y a eu de multiples démarches diplomatiques internationales pour tenter de mettre fin à cette situation et essayer de préserver la paix.
Comment expliquer que face à une invasion militaire qui viole tous les traités et conventions existants, que face aux bombardements de civils poussés par centaines de milliers à l’exil, l’Europe, le bloc occidental réagit en proposant des initiatives diplomatiques ?
— Il y a eu au préalable une volonté très claire d’empêcher le conflit de démarrer. Depuis des mois, des discussions avaient été engagées avec les autorités russes, des responsables politiques européens sont allés rencontrer le président Poutine à Moscou…
Où ils ont été reçus au bout de tables faisant plusieurs mètres de long !
— C’était, en effet, un peu particulier comme accueil pour un dialogue ! Mais les efforts ont été faits de manière à prévenir le pire : le déclenchement des hostilités après un encerclement graduel de l’Ukraine par les troupes soviétiques. Depuis l’invasion, la démarche diplomatique européenne visait à établir clairement qu’il y avait un agresseur et un agressé en passant par un vote à l’Assemblée générale des Nations unies, où 141 pays ont clairement condamné l’agression et cinq ont voté contre : la Russie, le Belarus, l’Érythrée, la Corée du Nord et la Syrie. Cet isolement diplomatique très clair était une étape importante dans la démarche des Occidentaux. Cette qualification vient d’être renforcée, jeudi dernier, puisque la Cour internationale de justice vient de condamner la Russie.
l Condamnation que Vladimir Poutine vient de rejeter, comme il rejette tous les votes contre son action dans les instances internationales…
— Cela établit que le président russe ne respecte pas les lois et les conventions que son pays a signées. Qu’en Russie la liberté d’expression est sérieusement menacée. Si aujourd’hui un Russe dit qu’il y a la guerre en Ukraine, il est passible de trois ans de prison, s’il critique l’armée russe, la peine est de quinze ans. Toute cette action diplomatique, de communication, d’établissement des faits et de leur affirmation juridique a pour but d’établir la responsabilité des personnes qui, au sein de l’état russe, ont donné l’ordre d’envahir l’Ukraine et de bombarder les objectifs civils. Ça ne va pas arrêter la guerre, mais cela servira, plus tard, à réclamer des comptes aux responsables russes. Il est important qu’ils sachent que leurs actes sont surveillés, analysés et quantifiés par la justice internationale. Le deuxième objectif de cette action diplomatique est d’éviter l’escalade.
Et ce, alors que l’armée russe est dans toute l’Ukraine, fait le siège de ses principales villes et bombarde les sites civils ?
— Soyons clairs. Nous avons affaire à la deuxième armée du monde, qui détient l’arme nucléaire, est dirigée par des personnes qui ont menacé d’utiliser « l’ensemble des moyens à leur disposition », possiblement des armes chimiques dans ce contexte. Il faut donc agir en responsabilité et éviter de donner des prétextes, des moyens de commettre l’irréparable. Il y a une responsabilité collective extrêmement forte que nos dirigeants doivent prendre en considération pour définir la marche à suivre pour essayer d’arrêter les hostilités le plus rapidement possible, sans pour autant mettre la main dans l’engrenage de ce conflit. Tout en évitant de négocier en position de faiblesse. Par ailleurs, l’Union européenne, dans ce qu’il faut appeler une réponse graduée, a pris des sanctions économiques extrêmement fortes au fur et à mesure que le conflit s’intensifiait, contre des individus et des entreprises qui participent à la guerre. Il y a eu également une deuxième vague de sanctions financières, dont l’interdiction des cartes bancaires, la suspension des vols aériens commerciaux de la Russie vers les pays d’Europe.
Mais ces initiatives diplomatiques et économiques ne marchent pas. Jusqu’à maintenant, elles n’ont pas fait Vladimir Poutine retirer un seul de ses chars de l’Ukraine !
— Écoutez, on est à deux doigts du défaut de paiement de la Russie, la rouble dévisse de 30% et les Russes sont retournés à la table de négociations et ont engagé des discussions plus sérieuses, au contraire de leurs ultimatums d’hier. Donc, ça marche ! Je pense que l’ensemble des sanctions que nous venons d’évoquer influent très fortement. Par ailleurs, l’Europe, qui avait une aide militaire prévue de 500 millions d’euros est passée à 1 milliard, alors que les Américains viennent de rajouter 800 millions. Mais nous n’allons pas envoyer des soldats européens ou américains faire la guerre en Ukraine.
Pour quelle raison ?
— Pour, comme je l’ai déjà dit, éviter tout risque d’escalade. Parce qu’il y a une menace d’attaque nucléaire et qu’on sait que l’armée russe a autant d’ogives nucléaires que les Américains. Ignorer ce fait serait de l’irresponsabilité. On doit prendre en considération l’ensemble des éléments existants pour avancer. Il est manifeste que la Russie s’est trompée dans sa stratégie militaire. Elle pensait que ses troupes allaient être accueillies en libératrices par les Ukrainiens, celles-ci se heurtent à une population hostile qui fait preuve d’un courage extraordinaire, a pris les armes et résiste de manière héroïque. Puisque les Russes ne peuvent pas conquérir les villes, ils les assiègent, les bombardent pour les raser, comme ils l’ont déjà fait en Tchétchénie et en Syrie, en laissant derrière eux des territoires en ruines vidées de leurs populations. Il y a non seulement dans cette guerre une volonté d’effrayer les Ukrainiens, mais aussi de détruire l’économie de leur pays.
Donc, la stratégie de l’Union européenne, c’est de ne pas entrer dans cette guerre, de ne pas en devenir un cobelligérant…
— Le président de l’Union européenne, Emmanuel Macron, l’a dit et répété, ainsi que tous les dirigeants européens et même le président américain. Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie, mais de l’autre côté, nous sommes en soutien total et complet avec l’Ukraine.
L’Europe et les États-Unis ne veulent pas s’engager militairement dans cette guerre, mais ils fournissent du matériel militaire à l’Ukraine. Est-ce que ce n’est pas, pour dire le moins, contradictoire ?
— Personne au monde ne souhaite le déclenchement de la Troisième Guerre mondiale avec des armes nucléaires ! Nous ne rentrons pas dans le conflit armé, mais nous donnons à l’Ukraine la capacité de se défendre face à une agression. L’Europe soutient l’agressé en respectant le droit international, nous sommes donc légitimes dans notre démarche. Face à la situation terrible que vivent les populations civiles, face à la poursuite de cette guerre et, si je puis dire, la surdité des dirigeants russes aux appels à la fin des hostilités et au retrait de leur armée, nous n’avons pas d’autre choix que d’aider les Ukrainiens à se défendre du mieux qu’ils le peuvent. Et il faut reconnaître qu’ils le font de manière remarquable.
De manière quotidienne, le président Volodymyr Zelensky, qui est magnifique à la télévision et sur les réseaux sociaux…
— Ce n’est pas seulement à la télévision qu’il est magnifique…
En tout cas, à la télévision et sur les réseaux sociaux, il s’est adressé directement aux parlementaires européens, américains et britanniques cette semaine, et en fera autant avec les Français la semaine prochaine. Son message est clair : nous sommes en train de mourir, venez vous battre avec nous, nous sauver et vous sauver aussi. Que répond l’Europe à cet appel au secours ?
— Le message a été reçu cinq sur cinq à tous les niveaux. Nous avons offert au président Zelensky la possibilité de s’adresser directement à l’ensemble de nos parlementaires. Il existe une volonté de dialogue, une réaffirmation de traiter la demande de l’Ukraine de rejoindre l’Union européenne, comme la Moldavie et la Géorgie. Il y a deux jours, les Premiers ministres tchèque, polonais et slovène sont allés, au lendemain du sommet de Versailles, porter un message de solidarité de l’Union européenne au président Zelensky. C’est un signe fort et non équivoque de notre solidarité et de notre soutien.
Face à cette situation, les institutions internationales ne sont-elles pas totalement désarmées avec un Vladimir Poutine qui ne respecte pas leurs décisions et encore moins leurs votes ?
— Non. Puisque la Russie est en train d’être exclue des toutes les instances et forums internationaux. La Russie est en train de devenir le paria du monde et va en payer les conséquences. Nous étions, il y a quelques mois, dans une pandémie terrible. Tant bien que mal, le monde a réussi à gérer cette situation, des vaccins ont été mis au point dans le cadre d’un effort mondial. Nous venions tout juste de sortir de cette situation et espérions reconstituer nos économies, redévelopper et repartir sur une nouvelle base, et voilà qu’on se trouve confronté à une guerre pour des velléités impérialistes, incompréhensibles pour bon nombre d’entre nous. Alors qu’on a tellement de défis plus importants à relever : le changement climatique, la préservation de l’environnement, les problèmes énergétiques, entre autres. Et Moscou vient créer une perturbation mondiale, car en plus de la guerre, il y a ses conséquences directes sur l’économie mondiale, d’autant que l’Ukraine et la Russie sont de grands exportateurs de blé, de maïs, de céréales dont dépendent bon nombre de pays du Sud. Nous sommes face à une situation plus que préoccupante et le monde entier doit exprimer sa condamnation des actes de la Russie et la rappeler à la raison.
Mais la Russie n’écoute pas les appels à la raison et continue de faire avancer ses troupes en Ukraine…
— Mais nous ne pouvons pas agir comme elle le fait, nous devons respecter les lois et les conventions que nous avons signées. Les sanctions et le travail diplomatique commencent à porter des fruits. Les Russes, les parents des soldats envoyés au front commencent à questionner sur la nécessité de cette guerre. Des responsables ont démissionné, d’autres ont été limogés. Le président Poutine commence à parler de traîtres et de cinquième colonne au sein de la Russie, ce qui signifie qu’il y a des désaccords et des fissures dans le système russe. On entend de plus en plus dire en Russie que cette guerre est une folie et qu’il faut y mettre un terme. L’urgence aujourd’hui c’est d’arrêter les hostilités et de revenir à la raison et ce sera, j’en conviens, très difficile et très compliqué.
L’Europe accueille à bras ouverts les réfugiés de la guerre d’Ukraine, ce qui contraste avec l’accueil réservé, il y a quelques mois, aux réfugiés d’autres guerres, plus précisément ceux de Libye et de Syrie. Comment expliquer cette différence de traitement ?
— Par le fait que l’Ukraine est un pays voisin de l’Europe tout d’abord, et qu’il y a une guerre à nos frontières. Il est tout à fait normal que les voisins soient les premiers à manifester leur solidarité. Quand il y a eu la guerre en Syrie, la Turquie, pays voisin, a été un des premiers à accueillir les refugiés, tout comme le Liban. Les réfugiés ukrainiens espèrent pouvoir retourner le plus rapidement chez eux, ce qui explique qu’ils sont nombreux dans les pays frontaliers. L’Europe a mis en place un système d’accueil temporaire pour qu’ils puissent être pris en charge, soignés, travailler et éventuellement envoyer leurs enfants à l’école. En ce qui concerne les refugiés de la guerre en Syrie, j’aimerais dire que selon les données de l’Agence pour les Réfugiés des Nations unies qui datent de 2021, les pays européens ont accueilli plus d’un million de demandeurs d’asile et de réfugiés syriens, dont 70% par l’Allemagne et la Suède, le reste étant réparti entre différents pays européens. À ce sujet, je tiens à remercier le gouvernement mauricien, qui a accordé des facilités nécessaires aux touristes et aux ressortissants ukrainiens qui vivent à Maurice, tout comme de l’aide a été accordée aux Mauriciens vivant ou étudiant en Ukraine.
Il y a dans le grand concert d’indignation provoqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie un grand silence, celui de la Chine. Comment l’interprétez-vous ?
— Je pense que la Chine est assez ennuyée par cette situation puisque l’Europe et l’Ukraine sont ses partenaires commerciaux. Elle ne doit pas voir d’un bon œil la “déstabilisation” de ses marchés. Elle s’est abstenue au conseil de sécurité et à l’Assemblée générale des Nations unies lors des votes contre la Russie. Je crois qu’elle a bien marqué son “malaise” par rapport à cette situation et appelle à la fin des hostilités comme tout pays et toute personne sensés.
Conclusion : isolée de tous, la Russie sera obligée de céder…
— Je n’utiliserais pas le terme céder pour qualifier un compromis pour mettre fin à la guerre…
Expliquez-nous pourquoi les chefs de gouvernement du monde dit libre demandent à leurs ministres – et visiblement leurs ambassadeurs — de ne pas utiliser des termes qui pourraient froisser Vladimir Poutine ?
— Nous sommes dans un monde où il y a des armées qui ont des capacités énormes de détruire la planète. Je crois qu’en responsables, il faut prendre en compte tous les éléments pour dialoguer, pour continuer à parler au président Poutine et avec le Kremlin si on veut éviter toute possibilité de dérapage et trouver des solutions sur la manière de mettre fin à ce conflit, et ce ne sera pas simple vu la situation et les protagonistes. Il faut agir avec responsabilité.
La guerre en Ukraine risque-t-elle de fortifier les nationalismes anti-européens, entretenus par les partis populistes, qu’on a vu monter dans certains pays européens ?
— Aujourd’hui, tous ceux qui critiquaient la construction européenne il y a encore un mois ont complètement viré casaque, si je puis dire. Avec la guerre déclenchée par Monsieur Poutine, tout le monde s’est rendu compte qu’à travers la philosophie qui a été la nôtre, nous avons permis aux pays de l’Est d’évoluer comme nous, de vivre à l’occidentale avec, il faut bien le dire, des succès en termes économiques, de développement et de liberté auxquelles aspirent ces populations des pays de l’Est, même les Russes. Pour avoir été en poste à Moscou au moment de l’annexion de la Crimée et avoir rencontré beaucoup de Russes, je peux dire qu’ils aspirent au modèle occidental. Il est clair que la Russie a tout intérêt à avoir cet échange et ce rapprochement avec l’Union européenne sur le plan économique. Il y a une interdépendance naturelle entre les Européens qui ont besoin de ressources naturelles de la Russie et la Russie qui, pour se développer, a besoin du savoir-faire et des technologies européennes. La guerre déclenchée par Vladimir Poutine n’a fait que rendre plus évident ce que je viens de dire et rend plus cohérente, plus nécessaire la consolidation de l’Europe. Il a également rendu les Européens conscients de ce qu’ils ont et de ce qu’ils risquent de perdre demain. Si nous voulons vivre comme nous avons vécu, ne pas être sous la menace permanente de trublions, il faut que nous prenions notre destinée en main, que nous investissions dans notre défense, pas pour agresser, mais pour protéger nos territoires et nos populations.
En fin de compte, avec l’envahissement de l’Ukraine et ses déclarations, Vladimir Poutine a réussi à liguer une grande partie du monde contre lui et est devenu, paradoxalement, le meilleur agent de l’Union européenne et de l’OTAN…
— C’est vous qui le dites !