Notre invité de ce dimanche est Suttyhudeo Tengur, président de la Governement Hindu Teachers Union (GHTU) et de l’Association for the Protection of the Environment and Consumers (l’APEC). Dans l’interview qui suit, il livre son analyse de la situation politico-économique du pays. Avec le franc-parler qu’on lui connaît.
Malgré le fait que seuls le MSM et ses alliés a organisé un meeting, c’est quand même la politique qui a marqué le 1er mai. Est-ce que cela signifie que les syndicalistes n’arrivent plus à rassembler, regrouper et organiser les travailleurs à Maurice ?
— Permettez-moi de préciser au départ que je ne suis pas un politicien, mais un observateur politique. Les Mauriciens, dont les travailleurs, ont boudé les manifestations politiques et syndicales qui ont été organisées le 1er mai, parce qu’ils ont perdu confiance dans ces instances et organisations qui sont censées faire fonctionner la démocratie.
Le fait que, pendant un moment, des centrales syndicales et des syndicalistes se sont associés à des blocs politiques est-il une des raisons de cette perte de confiance ?
— Les syndicats dont vous parlez se sont dévalués avec leur proximité politique. Depuis que je suis entré dans le mouvement syndical, au cours des années 1970, je dis que le syndicalisme n’a pas besoin de béquilles politiques pour exister. C’est ce que j’ai fait depuis que je suis à la GHTU. Et en deux occasions après avoir perdu des cas devant la justice locale, nous sommes allés seuls devant le Privy Council, avec ce que cela colporte d’efforts financiers, pour des questions de principe et avons obtenu gain de cause. Revenons au meeting de Vacoas, que ses organisateurs disent avoir été un grand succès. Si chacun des 21 ministres avait emmené mille personnes de sa circonscription, cela aurait fait une foule de 21 000. Est-ce que d’après les photos publiées par la presse on peut dire qu’il y avait une foule de cette importance à Vacoas ? Donc, le meeting de Vacoas est une faillite parce qu’en dépit des considérables moyens humains et financiers déployés, l’affaire de la rave party avec curry cerf impliquant un ministre et un député orange, le dernier scandale en date, a choqué la population.
Pourquoi ce dernier scandale aurait-il plus choqué plus que les nombreux qui l’ont précédé ?
— Parce que ce scandale a eu lieu dans un lieu qui a une valeur spirituelle nationale. Grand-Bassin n’est pas l’affaire d’une communauté, mais celle de l’ensemble de la population. Manquer de respect à ce lieu et son environnement est condamné par l’ensemble des Mauriciens.
Pourquoi les travailleurs font-ils moins appel aux syndicats pour défendre leurs droits et intérêts vis-à-vis des employeurs ?
— Le Workers Right est censé défendre les employés des secteurs publics et privé à travers le ministère du Travail, mais ce n’est pas suffisant. C’est triste à dire, mais ce sont les syndicats qui ont affaibli le monde syndical. Avant, les leaders syndicaux étaient des hommes et des femmes qui avaient une ligne de conduite, maîtrisaient leurs dossiers et étaient respectés, aussi bien du public que de leurs interlocuteurs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce qui fait que face à la division syndicale et, il faut le dire, à un manque de compétence, l’employé, le travailleur préfère aller défendre son cas lui-même. Si cela continue comme ça au cours de cette décennie, les employeurs et l’État vont finir par avoir une mainmise totale sur les syndicats.
Vous êtes président d’une association de consommateurs. L’inflation, la montée des prix et la baisse du pouvoir d’achat sont des préoccupations nationales. Et pourtant, malgré cela, les associations de consommateurs n’arrivent pas à mobiliser les consommateurs, tout comme les syndicats les employés. Pourquoi ?
— Maurice est un pays ou nous avons malgré tous les journaux et les radios privées, des contre-pouvoirs vivants et dynamiques. Grâce à eux, les consommateurs sont informés de ce qui se passe à Maurice, mais également dans le monde. C’est la presse qui fait le travail que le gouvernement et les associations devraient faire pour informer les consommateurs…
Vous êtes en train de vous auto-administrer une claque…
— Attendez. Je crois que l’APEC est la seule association de consommateurs locale à avoir un site web avec toutes les lois qui concernent les consommateurs, qui est mis à jour et qui est très consulté. Parce que sur ce site, je dis la vérité nue et crue, notre association ne bénéficie d’aucune aide de l’État, dont une des missions est pourtant de protéger le consommateur. Par ailleurs, le climat de répression actuelle n’encourage pas à manifester. On sait quelles sont les conséquences subies par ceux qui ont voulu manifester leur mécontentement. On sait que dès qu’on tire la tête pour protester, un coup de massue vous attend. Dans ce contexte, il faut mettre de côté la mobilisation physique et utiliser les nouvelles technologies et les réseaux sociaux pour informer, former, sensibiliser le consommateur qui est éclairé. La preuve : il ne fait pas tous ses achats dans le même supermarché, il cherche le bon produit à meilleur marché dans différents endroits.
Que pensez-vous du contrôle des prix, qui pour certains serait une des solutions aux problèmes de l’inflation et de la baisse du pouvoir d’achat ?
— Le contrôle des prix est un concept dépassé qui mène au développement du marché noir. Le nouveau concept privilégié par la World Trade Organisation est la compétition. L’État doit encourager la compétition, qui est facilitée, d’une certaine façon, par les grosses entreprises de distribution avec leurs encarts publicitaires dans les journaux. C’est à partir de là que le consommateur fait la comparaison avant d’acheter. Par ailleurs, faut-il rappeler que Maurice importe pratiquement tout ce qu’elle consomme et que, par conséquent, elle ne peut donc pas influer sur le contrôle des prix sur le marché mondial !
Vous préférez l’observatoire des prix que le ministère du Commerce va bientôt lancer ?
— C’est une bonne décision qu’il faut saluer. Mais il faut aussi souligner que cet observatoire ne va pas faire baisser les prix, mais donner des informations utiles aux consommateurs sur les points de vente et les prix pour les aider à mieux choisir, en faisant les comparaisons. Ces informations seront disponibles à travers les outils informatiques : téléphones, ordinateurs. Du coup, on pourra vérifier si les supermarchés qui affirment vendre moins cher dans leurs publicités disent la vérité
Un mot sur le prix de l’essence à Maurice qui est, selon plusieurs sources d’information, un des plus chers au monde, alors que les prix ont baissé sur le marché mondial…
— Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement impose une double taxe sur un produit de base essentiel. Cette double taxe sur l’essence est un frein à la croissance économique du pays. Le problème est que, dans le contexte de répression actuelle, nous ne pouvons que condamner et déplorer cette politique. Il ne faut pas oublier que même une grève de la faim, arme ultime du combat politique et syndical, n’a pas fait reculer le gouvernement. Cela étant, il fait bien réaliser que si la population est docile, elle n’a pas la mémoire courte et saura régler ses comptes au moment des élections.
Quel est le regard que vous jetez sur la montée de la drogue, qui semble être devenue une industrie florissante ?
— Deux choses resteront de cette décennie : l’infection de Maurice par la drogue et le manque de main-d’œuvre. La drogue est en train d’infecter le pays en raison d’un manque de volonté politique de chercher une solution à ce problème. En dépit des échanges de renseignements avec les pays amis, les technologies — dont les satellites — permettant de surveiller le port et l’aéroport, la drogue continue à entrer dans le pays. Aujourd’hui, le trafic de drogue est devenu une industrie qui finance les partis politiques à Maurice. La drogue semble plus importante pour les politiciens que le développement économique du pays. Cela étant dit, il ne faut pas oublier que les Mauriciens ont le gouvernement qu’ils ont élu. Le gouvernement qui fait passer les lois et les mesures dont nous avons parlé. C’est à la population de faire en sorte d’élire le gouvernement qui va prendre les mesures qu’elle souhaite pour améliorer son quotidien.
En tant qu’ancien acteur du monde éducatif, comment expliquez-vous que malgré un budget conséquent, le ministère de l’Éducation donne l’impression d’agir dans la confusion, ne serait-ce qu’avec les écoles et collèges fermés quand la météo dit qu’il va pleuvoir ?
— La ministre de l’Éducation ne fait qu’abdiquer face à ses responsabilités. Ces congés pour cause de pluie sont donnés parce que la ministre ne veut pas être impopulaire vis-à-vis des parents qui pensent que leurs enfants sont allergiques à la pluie ! À force de capituler face aux parents pour des raisons politiques évidentes, la ministre est en train de faire un tort immense au pays. La qualité de l’éducation a baissé. Avant, il fallait au moins 33% pour passer un examen. Aujourd’hui, on a baissé la barre à 27%, ou même à 25%. Est-ce avec ce type d’éducation qu’on va constituer la high calibre work force dont nous avons besoin pour le développement du pays, pour être compétitifs sur le marché mondial ? Le budget de l’Éducation est de 3,2% du PIB, alors que celui de la Sécurité sociale est de 10% du PIB. Donc, nous finançons moins la formation pour créer de la richesse, mais plus les prestations sociales. Nous continuons à mettre l’accent sur la formation académique, alors que nous avons besoin de formation technique, de formation aux métiers manuels, ce qui nous force à importer de la main-d’œuvre étrangère ! Savez-vous que l’année dernière, plus de 23 000 Mauriciens ont quitté le pays pour aller travailler ailleurs ? Si le pays ne peut pas procurer du travail à ceux qui doivent chercher ailleurs, quel avenir pour Maurice ? La plupart de ceux qui partent vont faire du travail manuel, nécessaire pour les besoins du pays. Je crois qu’il est temps pour Pravind Jugnauth de faire un remaniement de son cabinet. L’actuelle ministre de l’Éducation est usée, dépassée et doit être remplacée. Mais hélas ! Pravind Jugnauth donne la perception qu’il soutire ses ministres, qu’il ne peut pas les sanctionner. C’est le sentiment qui prévaut dans le public dans l’affaire de Grand-Bassin.
Si on a bien suivi votre logique, rien ou pas grand-chose ne marche comme il le faudrait à Maurice. Mais les partisans du gouvernement disent exactement le contraire…
— Les gens qui vont dans les meetings, les réunions politiques ou qui défendent leurs partis sur les réseaux sociaux, les suiveurs, ne sont qu’une infime partie de la population. Ils ne représentent pas la majorité. La grande masse silencieuse ne se fait pas entendre, mais agit ou réagit pour faire face aux problèmes. Savez-vous que malgré la crise économique, le nombre d’écoles et collèges privés est en augmentation. C’est un indicateur de la faillite du système d’éducation public. Les parents font des sacrifices, mangent moins bien, se privent de distraction pour pouvoir envoyer leurs enfants dans des écoles privées. Ils savent que la clé de la réussite réside dans une bonne éducation. De même, le nombre de cliniques privées est en augmentation, parce que le service du public n’est pas satisfaisant
Autre sujet d’interrogation : comment se fait-il que Maurice, qui était une île agricole, soit devenue un pays qui importe presque tous ses légumes qu’il consomme ?
— Il n’y a pas de volonté pour la mise en place d’une vraie politique agricole. Singapour doit acheter son eau de la Malaisie pour son développement et celui de son secteur agricole. Il a réussi à le faire parce que ses dirigeants ont la vision et la volonté politique nécessaires. À Maurice, nous avons de l’eau, de la terre, du chômage — ce qui signifie qu’on peut avoir de la main-d’œuvre —, et nous sommes obligés d’importer tout ce que nous consommons, y compris les pommes de terre et les oignons ! Le mot diversification agricole est devenu un terme étranger pour le gouvernement, qui n’a pas de vision ni de volonté politique pour développer le pays. Nous devons importer du poisson pour notre consommation, alors que des étrangers viennent pêcher dans nos eaux qu’ils exploitent. Il n’existe que quelques centaines de pêcheurs répertoriés dans un pays qui a une zone marine de plusieurs millions de kilomètres carrés ! L’agenda des politiques ne correspond pas à l’agenda du développement du pays.
Vous avez écrit une lettre ouverte à l’ambassadrice de l’Inde à Maurice intitulée « You are too much madam. » Vous ne savez pas qu’à Maurice, pour la moindre critique faite contre l’Inde, on est accusé de pratiquer de l’hindu bashing ?
— Je n’ai aucun problème avec l’Inde, d’où sont venus mes grands-parents. C’est un pays que j’aime, et je l’ai prouvé en défendant les langues orientales jusqu’au Privy Council, quand il l’a fallu. Mais il ne faut pas oublier une chose fondamentale : je suis Mauricien et l’intérêt de mon pays passe avant tout, même celui de l’Inde. Nous avions autrefois le Double Treaty Agreement (DTA) qui permettait à Maurice de conséquentes rentrées d’argent dans le secteur offshore. En 2015, l’Inde a offert, sous forme de prêt, Rs 14 milliards pour la construction du métro en mettant fin au DTA, au détriment de Maurice. Je ne suis pas comme ces politiciens qui disent que Maurice est le petit frère de l’Inde et qu’on doit tout accepter du chota bhai, et je critique cette décision de l’Inde. Il faut que l’Inde remette en place le DTA avec Maurice puisqu’elle a obtenu Agalega pour des facilités météorologiques,…
Veuillez nous excuser, il semble que vous vous soyez trompé de mot. Il fallait plutôt dire facilités militaires…
— Jusqu’à preuve du contraire, je me fie à la version officielle qui dit que Maurice a accordé à l’Inde des facilités météorologiques sur Agalega. Dans tous les forums internationaux, Maurice vote avec l’Inde pour protéger ses intérêts contre l’influence chinoise, mais l’Inde ne pouvait pas maintenir le DTA. Quand je le dis, quand je défends les intérêts de mon pays, on me dit que je suis anti-Indien ! Autre chose : le siège du World Hindi Secretariat, une institution cofondée par l’Inde et Maurice, se trouve ici et est dirigé à tour de rôle par des ressortissants des deux pays. Quand ce sont les Mauriciens qui prennent la direction, l’ambassade de l’Inde parle d’incompétence. Mais quand c’est au tour de l’Inde, dont les envoyés font des abus et que je le dis, on me reproche de critiquer un pays ami. Il y a eu un cas où l’administration du secrétariat a été placée sous la responsabilité directe de l’ambassadrice de l’Inde. Est-ce qu’on imagine une seule seconde que l’ambassadeur de la Grande-Bretagne se mette à diriger le British Council ?! Ce sont quelques-unes des raisons qui m’ont poussé à écrire la lettre que vous mentionnez et qui m’a valu d’être qualifié de pratiquant du hindu bashing !
Revenons à la politique locale. Il existe un courant de pensée selon lequel les partis d’opposition parlementaire devraient faire une alliance pour remporter les prochaines élections. On dirait que cette alliance a toutes les peines du monde à se concrétiser. Quel est votre commentaire d’observateur de la situation politique ?
— Le phénomène de regroupement des forces de l’opposition n’est pas unique à Maurice, voyez ce qui se passe en Inde, en Turquie, en France, au Brésil, par exemple. En ce qui concerne Maurice, il me semble qu’un des trois partis en question, qui est de la taille d’une grenouille, a un appétit gargantuesque et se prend pour un bœuf. On me dit qu’il veut non seulement un certain nombre de tickets, mais également de postes importants pour caser les membres de sa famille. On ne peut pas tolérer et surtout accepter de telles demandes, quitte à ne pas remporter les élections ! Cela étant, il faut se rappeler que ce ne sont pas les partis et les alliances qui font les élections, mais les électeurs qui, comme je vous l’ai déjà dit, observent la situation avec attention.
Autre sujet polémique, la manière dont le Speaker « gère » les débats au Parlement…
— Nous avons connu dans le passé de fins légistes qui ont su respecter et faire respecter la démocratie parlementaire en tant que Speaker. Nous avons aujourd’hui un Speaker qui n’est pas un fin légiste et qui ne semble pas savoir ce que le mot équité signifie, c’est ce qui explique la situation chaotique du Parlement. Il nous faut un arbitre qui respecte les droits de tous les joueurs, à la place nous avons quelqu’un qui se comporte comme le goalkeeper d’une des équipes.
Selon des sondages, au moins un tiers de l’électorat dit ne pas avoir confiance dans les partis politiques, et n’est pas enclin à voter aux prochaines élections. Comment inciter les Mauriciens à aller accomplir leur devoir civique ?
— Il faut faire une analyse complète du tiers de l’électorat que vous avez mentionné pour connaître et comprendre ses motivations. Je pense qu’une des raisons est le fait que des jeunes, qualifiés et formés à l’étranger, reviennent au pays et ne trouvent pas de travail. Je connais le cas d’un jeune qui a un Phd en économie et à qui on a offert des postes de clerk avec des salaires dérisoires pour ses compétences. Après un an au chômage, ce jeune a pu trouver un poste… à l’étranger. Comment croire que demain ce jeune et ses parents aillent voter pour un système qui l’a rejeté, l’a obligé à aller travailler à l’étranger ?
Finalement, et malgré le pessimisme de votre analyse, est-ce que vous avez confiance dans l’avenir de Maurice ?
— L’analyse que je vous ai livrée est la photo d’un moment conjoncturel, d’une situation qui est appelée à évoluer. J’ai l’espoir que dans cette population éduquée, intelligente, qui ne se manifeste pas, on finira par trouver des gens capables, avec la vision, l’ambition et la volonté politique nécessaires pour mener le bateau île Maurice à bon port.
Pourquoi ne pas mettre votre longue expérience du monde syndical et éducatif au service de cette politique qui vous déçoit et la changer ?
— Je préfère laisser la place aux jeunes professionnels. Mais mes enfants pourraient un jour faire de la politique. Qui sait, il y aura peut-être un jour une Tengur qui sera candidate au Numéro 8 ?